Les fauves sont lâchés (2/3)

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Après un vol sans histoire au-dessus des anciennes terres polonaises occupées par les troupes soviétiques depuis près d’un an, les Breda déboulèrent en trombe sur leur objectif, l’aérodrome de Terebovlia. Le calme régnait parmi les rangées d’appareils portant l’étoile rouge, qui semblaient endormis. eur teinte kaki peinait à les dissimuler car, malgré la faible lumière du jour naissant, de grandes ombres portées trahissaient la présence du moindre objet dépassant la hauteur du sol. Soudain, l'ambiance changea du tout au tout. L'atmosphère fut surchargée. Le hurlement rageur des moteurs se mêlait aux détonations des bombes de cent kilos, assourdissante pétarade que ponctuait le staccato irrégulier de rafales de mitrailleuses. Au milieu de ce vacarmes, les blessés hurlaient, les hangars grinçaient avant de s'effondrer dévorés par les incendies qui grondaient. Les odeurs de matière brûlée, toile, métal, chair.... s'alliaient à la chaleur, rendaient l'air irrespirable, suffocant. Inutile de s’appliquer à viser, les projectiles frappaient obligatoirement, tant l’aérodrome était saturé. Dans leur dôme vitré, les mitrailleurs vidaient leurs chargeurs sur les avions laissés intacts par les explosions. Surprise comme tout le reste de la base, la défense anti-aérienne restait muette, ses servants décimés ou terrorisés.


Cette stupéfaction rendait la tentation de faire un second passage trop forte, irrésistible même. Les Rutharnes voulaient faire mal et le plus possible. Ivan devait souffrir, connaître la colère divine et ne jamais s'en relever. La rage au cœur et l'appétit de destruction intact, Piotr et son chef de patrouille se resservirent. Une rangée de biplans bien sages les narguait, au milieu des brasiers et de leurs colonnes de fumée qui parsemaient le champ d’aviation. En file indienne, les deux pilotes se succédèrent au-dessus des oiseaux de métal surpris au nid. D’un geste souple sur le manche, l’ancien chasseur orienta son appareil pour placer l’un des avions dans son collimateur. Frénétiquement, il pressa les deux commandes des mitrailleuses. Le petit bombardier remontait la ligne de cages à poule en crachant une pluie de balles et de douilles. Aux flammes qui s’échappaient des canons, répondaient les lueurs des traçantes et les étincelles des impacts des explosives. Une boule de feu remplaça l’une des cibles. Elle monta dans le ciel, entraînant des débris dans son ascension. Le pilote rutharne fut obligé de manœuvrer pour l’éviter. Les remous déstabilisèrent un instant sa monture. L'entraînement lui permit de rapidement se rétablir. Il était hélas trop tard pour revenir au-dessus du rang d'oignon, que Piotr se contenta de longer. Dans sa tourelle, Volpovskí finissait le travail en arrosant les appareils épargnés. Malgré la séparation des deux hommes et le brouhaha ambiant, le pilote entendait son mitrailleur jurer et pousser des cris de victoire. Cherchant d'autres exutoires, il déchargeait de sa haine par procuration.

La voix du commandant Rastenko se fit soudain entendre dans les écouteurs pour siffler la fin de la partie et ordonner le retour aux vestiaires. Comme convenu, les onze Breda se rassemblèrent au-dessus de Chrotkiv avant de rejoindre leur terrain de campagne, non loin de Stanisobje. Aussitôt posés, les appareils furent pris en main par les mécaniciens qui les préparèrent pour la mission suivante. C’était un ballet incessant de camions citernes et de transport de munitions. On manquait de chariot élévateur ? Qu’à cela ne tienne ! Les bombes étaient hissées à la force des bras ou des genoux, posées à même le dos d'un volontaire. Les armuriers et leurs aides courraient, tels des guérilleros mexicains, des bandes de cartouches enroulées autour du tronc. Les cris et les interjections étaient à peine audibles dans le vrombissement des moteurs et le ronronnement des compresseurs des pompes. Les équipages, quant à eux, se réunirent autour de l’officier de renseignement pour annoncer les dégâts qu’ils pensaient avoir infligés. Pilotes et mitrailleurs complétaient mutuellement leurs récits. On avait vu des champignons incandescents monter dans le ciel, des fuselages à étoile rouge être soulevés par le souffle des explosions et retomber en se disloquant. Des hangars en flammes s’étaient effondrés comme de frêles châteaux de cartes… On décrivait tout cela avec excitation et forces gestes, oubliant les odeurs âcres dans les cockpits et les visions de corps fauchés par les éclats ou les rafales. Tout paraissait fantastique, prodigieux. Une guerre propre, faite d'exploits contre des machines et des constructions, loin du corps à corps, de la mort longue et solitaire, angoissante. Ceux qui avaient fini ou attendaient leur tour fumaient une cigarette bien méritée.

Un coup de sifflet strident retentit, signalant au personnel navigant que la pause était terminée. Tous se précipitèrent vers la tente du commandant, ravis de remettre le couvert. Le commandant Rastenko se tenait raide comme un piquet à côté d’un tableau posé sur un chevalet. Une carte montrait le prochain objectif : l’aérodrome de Khmelnytskyï, une autre base de la chasse soviétique. Selon les derniers renseignements, il abritait des biplans Polikarpov I-153 mais également des monoplans Polikarpov I-16, voire de très modernes MiG-3. Le chef d’escadrille expliqua ensuite la tactique d’attaque et les données principales du vol, comme le lieu de rendez-vous avec l’escorte de chasse. Si on avait pu surprendre l’adversaire au nid plus tôt, on imaginait que ça ne serait pas le cas pour cet assaut. L’officier de renseignement insista sur la maniabilité des chasseurs Polikarpov, que l’allié allemand avait pu rencontrer en Espagne ; si on savait peu de choses sur les nouveaux MiG, on se doutait que, comme les petits I-16, ils pourraient sans peine rattraper les Breda. Les rapides Caudron Cíkloň qui avaient accueilli les Breda en héros après le premier raid, voyageraient donc cette fois avec eux.


Piotr se réjouit de penser qu'il avait damé le pion à ses anciens camarades. Il s'était fait radier de la chasse et reclasser dans le bombardement après une blessure de guerre. Cette humiliation se retournait contre ceux qui l'avaient rejeté. Qui allait tailler des croupières à l’aviation bolchevique ? Le bombardement. Pour une fois, ses exploits feraient la une des journaux ! Son nom à lui, modeste premier sergent, ne serait sans doute pas cité. Ni ceux des chiens de garde et de leurs quelques coups de crocs à un ennemi déjà aux abois. Cette petite victoire venait s'ajouter à celle qu'il pensait déjà remporter contre un ennemi surpris à peine au saut du lit. Avec le succès de la première mission, cela chassa toute appréhension de la nouvelle excursion.

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