Les fauves sont lâchés (3/3)

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Les onze Breda se présentèrent au-dessus du terrain de Khmelnytskyï, après un nouveau vol sans histoire. Les Soviétiques n'étaient pas encore revenus de leurs surprise, aucune patrouille ni aucune batterie n'attendait le retour des assaillants. Cette fois, l'escadrille fut scindée en deux groupes, afin d’attaquer de directions différentes et tromper les servants des armes antiaériennes. Au-dessus de l’aérodrome, des petits points orbitaient, comme un essaim autour de sa ruche. Les renseignements ne s’étaient pas trompés : des pilotes patrouillaient pour protéger leur nid. À deux cents mètres de hauteur et pleins comme un œuf, les bombardiers n’avaient aucune chance malgré la vitesse emmagasinée durant la descente. Regardant au-dessus de lui, le jeune guerrier vit avec soulagement l’escorte accélérer. Suivant les anges gardiens du regard, il les observa plonger sur la nuée de frelons, qui s’égailla dans un sauve-qui-peut général. Des flocons noirs commencèrent alors à apparaître. Ici, la défense était aux aguets, l’assaut promettait d’être sportif.


Pas le temps d'y penser, la section dut entrer dans la danse. L’Enfer se déchaîna autour d’elle ! Aux explosions des bombes et aux fumées des premiers incendies qu’elles avaient provoqués, se mêlaient les traînées lumineuses des balles et obus traçants de la défense contre-avions. Heureusement, les fusées des seconds n'étaient pas réglées pour qu’ils explosassent à bonne hauteur. Toutefois, la toile tissées par les projectiles restait un piège mortel ! Un seul coup pouvait s’avérer fatal. Gaz à fond, Piotr fit virer son appareil à la suite de celui du vice-lieutenant Ponenko. L’officier se dirigea droit vers la piste, où deux petits biplans tentaient de décoller. Chacun le sien. Une occasion en or pour Piotr qu'il n'avait pas perdu la main ! Un premier fut touché de plein fouet par une rafale du chef de patrouille. Le Polikarpov continua sa course au sol dans une énorme boule de feu, qui finit par se désintégrer en une flaque de flammes.

Le second prenait son envol, un carton des plus facile. Un instant, une fraction de seconde, Piotr vagabonda vers une époque moins glorieuse. Son premier combat. Un Fiat CR.32 hongrois[1] décrivait des S paresseux au-dessus d'un bombardier endommagé par la DCA. Avec patience Piotr avait préparé sa visée. Il réentendait maintenant les quatre mitrailleuses de son P.11 tonner à l'unisson. Son corps vibrait au rythme des détonations. L'odeur de cordite emplissait ses narines. Le vent glacé fouettait son visage. Les pointillés lumineux des balles traçantes fusaient les uns vers les autres avant de s’éparpiller en direction du sol. Le nez du chasseur ennemi était ensuite apparu, insolent, narquois même. Emporté par son élan, Piotr l'avait dépassé et laissé filer. Le fugace souvenir collait maintenait à la réalité. Une bordée de jurons fusa. Dans son dos, l'arme de tourelle tonna. Lorsqu'elle se tut, la voix fluette du jeune Volpovski s'extasiait :

— Je l’ai eu ! Je l'ai eu ! Il s’est vomi au sol en tournicotant comme une toupie !

Pas le temps de s'attarder sur l'affaire. Le Breda emportait toujours ses bombes. Piotr pouvait encore prouver sa valeur. Un léger coup du manche, une pression sur le palonnier. Il plaça son appareil dans la direction d’un hangar encore intact. Devant lui étaient rangés des monoplans au nez pointus : les fameux MiG-3 ! Leur camouflage vert et noir les rendait plutôt visibles sur l’herbe jaunie par la chaleur de l’été. Son pouce appuya sur la commande de largage. Le bombardier, délesté des quatre projectiles de sa soute, se souleva. L’aiguille du tachymètre fit un bond dans son cadran. D’un geste sûr, Piotr perdit de l’altitude, pour plaquer son avion derrière le hangar. Un bruit sourd et de forts remous signalèrent l'explosion. Un instant, le destrier fut chahuté. Le retardateur était encore mal réglé ! Puis une pièce anti-aérienne ouvrit le feu. La mitrailleuse arrière se mit à aboyer en retour.

— Volpovski, garde tes pruneaux pour leurs chasseurs, intervint Piotr dans l'interphone.

— Ces salauds essayaient de nous aligner ! se défendit son équipier.

— Ça t'a pas suffit de voler ma victoire ? C'est un ordre ! tonna le pilote.

Il se mordit les lèvres. Ce reproche sonnait mal. Son mitrailleur n'était pas son ancien chef d'escadrille, le capitaine Boriz Iliǒvenko. Il n'avait rien usurpé, il s'était contenté de faire son travail. Un chasseur s'était retrouvé dans leur six heures, il les avaient défendus. Piotr n'aurait pas dû se déconcentré. Il l'aurait poivré, ce Popof ! Au contraire, l'officier, lui, s'était attribué des mérites qui n'étaient pas les siens. Revendiquer trois appareils dont deux abattus par son ailier, quel culot ! Et l'état-major y avait cru, la belle histoire avait même été colportée par la presse d'État. On était trop heureux de mettre en avant ce chevalier victorieux pour cacher une honteuse défaite. Et se débarrasser ainsi de toute responsabilité... L'heure était-elle à ressasser de vieilles lunes ? L'endroit était malsain, peu propice à la réflexion. Mieux valait s'en éloigner. Ou quitte à rester autant en profiter, faire tâter de la mitraille aux Bolchos. Tout en reprenant un peu d’altitude, Piotr cherchait son chef de section pour le rejoindre. La tentation était grande de retourner au-dessus de l’aérodrome soviétique pour expirer sa hargne. Y vider ses casiers de mitrailleuses d'aile risquait de lui attirer des ennuis. L’appareil de Ponenko était en vue.

— Bélier 1 à 2, rejoignez, par saint Waldmir !

— Bélier 2 à 1, mon lieutenant, j’ai encore des munitions...

— Rejoignez, on rentre ! , on rentre. On trouvera bien un objectif sur le chemin du retour.

Cette fois, les sections se retirèrent en ordre dispersé. Piotr et son chef n’était pas rassurés. À deux et sans escorte, ils n’avaient pas intérêt à croiser la route de chasseurs ennemis en maraude. La chance voulut donc que les deux Breda esseulés ne fussent pas interceptés. Les marques jaunes en bout d'aile et autour du fuselage les rendaient bien plus visibles que leur camouflage foncé. Surprise au nid et en plein déploiement, la défense adverse tardait à réagir. Ici et là, à l'initiative des commandant locaux, les appareils disponibles décollaient pour protéger les installations. Mais aucun ordre ne venait de l'état-major pour une quelconque défense organisée, ni le moindre contre. Les terrains d'aviation, les centres de commandement et les gares n'étaient pas les seules à en pâtir. Un convoi se dirigeant vers le front attira l'attention des aviateurs. Les deux pilotes piquèrent sur les véhicules hippomobiles presque sans défense. Remontant la colonne, les deux Breda crachèrent leur feu mortel. Dès qu’ils le purent, les mitrailleurs firent de même, autant pour évacuer le stress accumulé durant la mission que pour couvrir la retraite des deux forbans, qui s’éloignaient en toute impunité. Ils laissaient une scène de désolation. Des chevaux et hommes gisaients transpercés ou déchiquetés, les blessés appelaient à l’aide leurs camarades encore sous le choc et les animaux à l’agonie poussaient des hennissements déchirants ; d’autres, indemnes mais terrorisés, ruaient avec frénésie pour s’enfuir. Ici ou là, un caisson en flammes sautait, des cartouches d'armes légères improvisaient une dangereuse pétarade.

Cette mission avait été dure. Beaucoup d’appareils étaient rentrés avec du plomb dans l’aile. Les mécaniciens avaient du pain sur la planche. Le médecin et ses aides également car quelques projectiles avaient réussi à blesser des aviateurs. Heureusement sans gravité. Mais la journée n’était pas terminée. Pendant que le personnel navigant se restaurait en silence, les appareils encore valides avaient été inventoriés et passaient entre les mains des pompistes et des armuriers. Quatre missions avaient été prévues pour mettre à genoux l’aviation ennemie, dont les terrains étaient matraqués sans répit par les forces aériennes de l’axe : bombardiers allemands, finlandais, roumains et rutharnes se succédaient pour clouer les faucons de Staline au sol. Et si ces derniers daignaient s’opposer, les chasseurs en maraude ou en mission d’escorte leur volaient dans les plumes pour leur clouer le bec. L'anéantissement était la seule issue.



[1] CR pour Caccia Rosatelli ou sa mission (chasse) et le nom de l'ingénieur qui le créa. La Hongrie avait acheté 76 exemplaires de ce chasseur, auxquels vinrent s'ajouter les 36 « survivants » (type CR.32bis d'appui aérien) des 45 achetés par l'Autriche, qui lui furent vendus après l'Anschluss.

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