Le songe d'une nuit d'été (2/3)
Son pouce se crispa et écrasa la détente. Le petit monoplan, ébranlé par le tir de ses quatre mitrailleuses, trembla au rythme de leur staccato bruyant. Les flammèches jaunes des balles traçantes se ruèrent vers l’infortuné biplan. Des éclairs apparurent, marquant les impacts de projectiles contre la cellule ; ils labourèrent les flancs de l’appareil ennemi, provoquant force fumée. Ce ballet macabre et l’odeur de poudre s’échappant des culasses avaient un effet grisant. Mais la cible se rapprochait. Piotr cessa son tir et passa sur la tranche, très près de sa victime. Il remonta légèrement pour ne pas la percuter. Malgré sa vitesse élevée, il put apercevoir les corps sans vie de l’équipage surpris en plein travail. L’observateur avait été projeté dans son habitacle, la tête en arrière ; ses bras ballants s’agitaient pathétiquement dans les flots de l’air comme les membres d’un pantin désarticulé. Le pilote, lui, était affalé vers l’avant la tête contre le petit pare-brise ; il semblait dormir paisiblement. Ce n’était pas qu’une machine détruite, c’était aussi deux braves assassinés. Ses deux premiers. Cette vision fugitive l'avait alors à peine effleuré, maintenant il la revoyait dans les moindres détails, les cuirs troues, les bouches ensanglantées...
Son regard se perdit dans lerétroviseur accroché au montant de son pare-brise. Son sang se glaça. Son corps en resta pétrifié. Un petit sesquiplan[1] avec un cône d’hélice pointu et une prise d’air de radiateur béante juste en-dessous s’était glissé derrière lui, tel un requin prêt à l’avaler. Deux petits éclairs apparurent au-dessus de son nez. Les réflexes prirent le dessus. Pied et manche croisés ; l'avion dérapa. Peine perdue. L’orage s’abattit. De sinistres gongs, par dizaines, claquèrent et résonnèrent comme autant de beignes.
Haut-le-cœur, bonds dans la poitrine, fausses routes et crampes d'estomacs. Alors qu'il reviviat le combat, Piotr s’agitait et sursautait sur sa paillasse. Tout en lui se serra, il se recroquevilla pour éviter la grêle. Comme à l'époque, la douleur le frappa au bras et à la jambe tandis que son tableau de bord se désintégra.
Les éclats de verre déchirèrent sa combinaison de cuir. Le moteur, victime de ratés, pissa l'huile et l'essence. Il s’enflamma dans un bruit sourd et une traînée incandescente vint lécher le fuselage. Bientôt, la force centrifuge l'écrasa sur son siège, voilant son regard, déformant toutes ses perceptions. Puis la légèreté l'étreignit, manquant de l'arracher de son siège. L’instant d’après, le jeune Rutharne fut ballotté en tous sens, comme dans une lessiveuse folle. Dans cette danse infernale, une horrible sensation de chaleur s’installa, des lueurs aveuglantes s’agitaient devant lui : le feu ! Le petit P.11 était entré dans une vrille et il flambait ! Déjà, l’odeur écœurante du caoutchouc brûlé importunait ses narines. Piotr sentit son corps se raidir, son cœur s’emballer et l’angoisse étreindre ses tripes dans un funeste étau. Il allait finir de la pire des façons !
Il eut envie de hurler. Sa respiration saccadée, son souffle presque coupé. Il essaya de dominer sa peur.
Les flammes lui bloquaient l’accès aux commandes. Il lui était difficile également de déplacer ses bras. La panique s’amplifia. La gigue folle de sa monture l’empêchait de sauter en parachute. Le feu gagnait du terrain sur sa combinaison de cuir, rôtissant ses mollets et ses bras, mordant ses doigts et ses pieds. Impossible de dégrafer son harnais, ses mains meurtries ne pouvaient même pas effleurer les boucles portées au rouge sans reculer. Devant lui, les deux aviateurs hongrois se moquaient de lui. Un troisième homme, inconnu, se joignait à eux. La haine déformaient leur visage déjà ravagé par les flammes et les balles. Leurs mains, les doigts rongés jusqu'à l'os, se tendait vers l'infortuné pilote pour le saisir.
Piotr se réveilla en sursaut, hurlant son désespoir à pleins poumons. Un juron fusa d'un coin de la grange, un grognement d'un autre. Il resta assis sur la paille, haletant et en nage. Ses yeux s'habituaient peu à peu à l'obscurité mais son esprit peinait toujours à réaliser. Ses épaules et ses bras rejetés en arrière tremblaient malgré la chaleur ambiante. Le grondement des flammes et les sarcasmes de ses anciens adversaires résonnaient encore dans sa tête, masquant les ronflements porcins de Romǒvskí. Un haut-le-cœur le força à se lever et sortir. Un rai bleuté le guida vers la porte. Il s'y précipita. Après quelques pas dans la cour, son ventre se serra. Il s'arrêta, plié en deux, mais la délivrance tant attendue ne vint pas. Relevant la tête, il aperçut le ciel constellé d'étoiles. L'éclat de ses multiples loupiotes antédiluviennes l'apaisa. Respirant encore par saccades, il tâta ses poches de poitrine à la recherche d'une cigarette. Il l'alluma avec fébrilité, la porta à sa bouche avec avidité. La fumée s'écoulant dans sa gorge emporta les mauvais souvenirs. Épuisé, Piotr se laissa tomber sur un billot.
La tête dans les bras, il tenta de comprendre, d'attraper l'explication qui s'ingéniait à lui échapper. Ce cauchemar revenait sans cesse le hanter. Cette fois, le pilote du Polikarpov qu'il avait raté s'était-il joint aux deux hongrois ? Se trouvait-il si faible pour se reprocher d'avoir tenter de tuer des ennemis en temps de guerre ? C'était pourtant bien ce qu'on lui demandait. La paix lui était-elle désormais interdite ?
[1] Il s'agit d'un biplan dont l'aile inférieur est moins développée que l'aile supérieure. Cela est moins apparent mais le Weiss Manfréd aussi était un sesquiplan.
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