Chapitre 19
Écrit en écoutant notamment : Venom - Soupe De Frenchcore
— Et le vainqueur, pour seulement deux centimètres sur la photo-finish : Jordan Rousseau ! Applaudissez-le bien fort ! … Et maintenant, place aux filles pour la même épreuve, où Lucie Liévin va défendre son titre.
Putain ! Comment ce connard a-t-il pu me battre ? Je n’ai pourtant pas si mal couru : 48’’44 est tout à fait correct comme temps… Je vais directement prendre une douche et me changer, même si je devrai attendre que toutes les courses impliquant des athlètes de notre club soient terminées avant de pouvoir rentrer. C’est le souci avec ce genre de meeting : il faut souvent s’armer de patience... Entre les courses à venir et les podiums, j’en ai pour deux heures et demie minimum.
Pour passer le temps, je décide d’aller me promener à l’écart de toute l’agitation. Si je ne suis même pas capable de terminer dans les trois premiers sur une course aussi misérable, c’est que quelque chose ne tourne vraiment pas rond…
Mais ça n’a aucun sens ! Mes habitudes et performances ne peuvent pas changer aussi rapidement ! Je marche d’un pas hargneux en shootant dans les cailloux qui se trouvent sur le chemin. Nul… j’ai été nul ! Je le dis, ça ne va pas durer ! Je traverse un petit pont en pierre sous lequel navigue un groupe de canards. Ceux-là ont la belle vie, dans leur petit coin de rivière tranquille... leur existence semble si simple, exempte de la moindre interrogation ou du moindre conflit. Je crois que j’aurais dû naître canard.
Je profite du temps dont je dispose pour réactiver mon appli de rencontre. Avec ma photo de profil minutieusement choisie, il ne faut guère que quelques minutes avant de recevoir plusieurs messages intéressés. Je sélectionne celui qui me plaît le plus pour poursuivre la discussion : 19 ans comme moi, suffisamment beau gosse ; il me dit être seul chez ses parents, ici à Clairefontaine. Voilà qui est alléchant ! Je m’arrête un instant dans ma promenade pour réfléchir à la proposition. Allez… franchement, j’ai le temps pour quelques câlins rapides ! Je confirme et rejoins alors l’adresse indiquée en petites foulées.
***
Je me penche pour récupérer mon téléphone, tombé au pied du lit. 18h15 ! Merde, merde et merde ! J’aurais dû rejoindre le bus il y a presque une demi-heure ! Même si le gars est sympa, je n’ai pas envie de passer la nuit dans ce trou paumé. Je me rhabille en triple vitesse, lui fais la bise en le remerciant et quitte les lieux en courant. J’ai déjà reçu trois messages de Stéphane :
« Baptiste, qu’est-ce que tu fiches encore ? Ce n’est pas sérieux ! »
« Franchement, merci de nous faire attendre comme des cons. Toute l’équipe est ravie. »
« T’as intérêt à changer radicalement de comportement, sinon ça ne va plus le faire entre nous. »
Ok, c’est de ma faute, mais il pourrait au moins s’inquiéter au lieu de me sermonner comme un gamin de quinze ans… J’arrive trois ou quatre minutes plus tard et m’installe à l’arrière, mes écouteurs dans les oreilles.
Pendant le trajet, je reçois un message de Lucas, qui me dévoile ses envies du soir et me propose une nouvelle sortie la semaine prochaine. Malgré la musique qui résonne dans mes oreilles à un volume élevé, mon soupir est parfaitement audible. Voilà pourquoi il est dangereux d’essayer d’installer une relation plus sérieuse avec un mec : il pourrait suffire d’un léger écart comme celui-ci pour tout remettre en question… alors que clairement, ces quelques bisous ne remettent absolument pas en cause mon envie de lui donner du plaisir ce soir.
Lundi soir.
Après avoir longuement réfléchi pendant la journée – les cours d’anatomie et bio-mécanique sont excellents pour ça – je décide de rejoindre avec Andreas le stade pour l’habituel entraînement fractionné du lundi soir. Je suis sûr que Stéphane finira un jour par s’excuser. De toute façon, s’incliner aussi facilement n’est pas dans mes habitudes.
— T’es sûr que tu devrais pas essayer d’arranger les choses ? me demande Andreas.
— Mais non… il ne peut pas se permettre de me lâcher. Je te le dis, ce n’est qu’une question de jours.
— Ouais… mais faudrait aussi que tes performances reviennent à leur max !
— Pff… je m’inquiète absolument pas, mens-je effrontément.
Vraiment, il n’a pas intérêt à s’y mettre ! Nous nous échauffons ensemble, avant qu’il ne rejoigne son groupe pour sa séance spécifique consacrée au franchissement de barrière, un geste technique très important du 3000m steeple.
À nouveau, Stéphane m’ignore, et à nouveau, je cours uniquement selon mon envie. J’ai conscience qu’il est dommage de se priver de ces séances de groupe pour s’entraîner correctement et se tirer mutuellement vers le haut, mais je ne peux vraiment pas me plier aussi facilement à ses désirs égoïstes… Je n’aurai qu’à faire ma séance tout seul demain.
***
Alors que je me fraye un passage à travers les différents groupes occupés à faire des étirements et du renforcement musculaire sur la pelouse centrale pour terminer leur séance, la voix de Stéphane m’interpelle avec un calme surprenant :
— Baptiste ! Tu peux rester encore quelques minutes ?
Je feins de n’avoir rien entendu et continue mon chemin comme si de rien n’était. Pourtant, quelques pas rapides dans mon dos me rattrapent aussitôt et une main saisit mon bras.
— Mais laisse-moi tranquille ! rouspété-je.
— Stop ! Et déjà, comment tu te permets de me parler comme ça ?
— Mais tu vas arrêter de me donner des ordres tout le temps ?
— Je suis encore ton entraîneur ! Si t’es pas content, trouves-en un autre !
— Pff… tu crois pas un mot de ce que tu dis, lancé-je en me détachant de force de l’étreinte de son poignet.
N’a-t-il pas honte de me faire ce genre de scène devant tout le groupe ? Je vais me barrer vite fait bien fait et sérieusement envisager de changer de club si ça continue ! Il aura ce qu’il veut !
— Baptiste, merde ! Je suis déjà sympa de t’avoir couvert ! Sache que j’ai eu plusieurs comptes à régler à cause de tes conneries avec le russe. Non mais franchement, est-ce que c'est bien raisonnable d’aller batifoler avec un concurrent une veille de course, et d’ensuite lui casser la gueule sur un coup de tête ? Putain ! Tu n’arriveras jamais à rien avec ce comportement débile ! Et je veux même pas savoir pourquoi t’étais à la bourre ce week-end.
Quelle que soit la direction dans laquelle je regarde, ce ne sont que des regards curieux ou désobligeants qui me jugent sans le moindre mot.
— Vous avez fini de m'observer bêtement ? me défends-je. Le premier qui ose dire quelque chose, je lui refais le portrait !
Alors que j’allais m’en aller, j’entends des rires étouffés dans mon dos. Trois jeunes des moins de dix-sept ans sont regroupés autour du téléphone de l’un d’entre eux. Celui qui le tient baisse le son trop tard, me laissant entendre le célèbre « Mais t’es pas net, Baptiste ! ». [1]
Je me dirige d’un pas pressé vers eux, prêt à en découdre ; peu importe qu’il y ait trente personnes autour. Cette mauvaise blague me touche d’autant plus profondément que je ne l’avais plus subie depuis bien longtemps. Le malheureux, sur lequel j’ai un avantage d’au moins quinze kilos, semble tétanisé face à mon approche menaçante ; je suis presque perturbé par la peur intense que je lis dans ses yeux. Ses amis n’en mènent pas plus large.
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