Chapitre 29
Écrit en écoutant notamment : Hydrokick – Start the beat [Hardcore]
Le mercredi suivant.
Je laisse Stéphane me précéder dans le hall d’entrée du commissariat. Je dois avouer que se sentir entouré de membres des forces de l’ordre en uniforme est assez oppressant, mais je lui fais confiance.
À l’heure exacte de notre rendez-vous, un policier émerge du couloir d’un pas assuré et nous invite à le suivre jusqu’à son bureau. Il nous fait asseoir et navigue quelques instants sur son ordinateur avant de déclarer :
— Donc, Monsieur Seguin, vous venez pour déposer votre main courante, c’est bien cela ?
— Euh… oui, exactement, bafouillé-je.
— Détendez-vous, ça va bien se passer. Voici le formulaire de déclaration ; comme vous le savez, vous devez le remplir sur place. Prenez votre temps, le plus important est de détailler au maximum les faits que vous voulez nous indiquer, en donnant des dates précises.
— D’accord, merci !
***
— Eh ben voilà, ce n’était pas si difficile ! s’écrie Stéphane en me tapant amicalement le dos.
— Ouais… enfin un petit peu.
Mes aisselles sont trempées par le stress qui m’a accompagné pendant cette demi-heure, mais je crois sincèrement que c’est une bonne chose de faite. Selon Stéphane, c’était le bon compromis pour gérer au mieux l’affaire « Jordan ». Il avait bien compris que je n’avais aucune envie de me lancer dans une procédure compliquée. L'avantage est aussi que Jordan n'en saura rien.
— Et comment tu le sens pour samedi après-midi ? Tu sais que c’est à Palaiseau, sur cette piste même, que le record de France est tombé les deux dernières fois ?
— Oui, j’ai entendu parler de ça ! Mais il me manque clairement quelques semaines d’entraînement pour le viser.
Jeudi soir.
— C’est dommage qu’on n’ait pas fait cette dernière soirée, soupire Lucas.
— Je suis quand même là pour toi !
— Ouais c’est vrai… Ça s’est arrangé avec Andreas ?
— Non, la voie diplomatique est toujours suspendue. C’est peut-être en partie de ma faute, mais ça fait plus d’une semaine...
L’appartement de Lucas est méconnaissable, presque entièrement vide. Nous avons passé une partie de l’après-midi à transporter ses affaires jusqu’à chez ses parents, qui habitent à une demi-heure en transports. Son état des lieux est prévu pour demain matin et son départ pour samedi.
— Bon, je crois que c’est le moment, dit-il en essayant de contenir ses émotions. Je te donnerai rapidement des nouvelles, hein !
Je le serre une dernière fois contre moi en essayant de concentrer dans ces quelques secondes l’énergie de plusieurs mois. Tu risques de plus me manquer que le contraire, finalement…
Samedi, 14h.
Le soleil brille fort sur le tartan découpé par les lignes blanches des couloirs. J’aime beaucoup ce stade, construit dans une vallée cernée par les premières hauteurs de l’Essonne. La petite tribune, qui doit pouvoir accueillir cinq cents personnes, est joliment occupée. Comme à mon habitude, je commence l’échauffement par quelques tours de stade à allure modérée. Quelques uns de mes concurrents du jour, dont Jordan, tournent sur les couloirs adjacents au mien.
Jordan… le pire est qu’il est dans une forte phase de progression, avec un temps de 47’’98 sur un meeting récent auquel je n’ai pas participé. Autant dire qu’il va falloir sortir la course de l’année pour espérer rivaliser. Je me prends à rêver de sa mine défaite, mains sur les cuisses, après avoir échoué à quelques centièmes de secondes de moi. Je veux le battre à la loyale.
Je m’éloigne à la recherche d’une ligne droite sur laquelle effectuer une série d’accélérations. La piste est devenue trop encombrée et de toute façon, j’ai besoin d’un moment de solitude pour rassembler mes forces et me concentrer. Comme suggéré par Stéphane, je ferme un instant les yeux et visualise mon départ, la cadence idéale à adopter, l’équilibre à maintenir dans le premier virage. Je me prépare à la souffrance des cent derniers mètres, les plus décisifs.
Après quelques étirements courts destinés à libérer les éventuelles tensions musculaires, je vais chercher mes starting-blocks et les installe à mon couloir. J’effectue quelques départs pour vérifier leur bon ajustement avant de laisser la place aux officiels pour contrôler leur placement.
Nous sommes enfin officiellement appelés sur la ligne de départ.
— … Couloir numéro 4 : Jordan Rousseau ! Avec un record personnel sous les 48 secondes, il faudra le chercher ! … Au numéro 5 : Baptiste Seguin ! …
Je lève les bras pour saluer les spectateurs et effectue un signe de victoire avec mes mains pour me donner confiance. Une fois l’appel terminé, je m’installe en positon semi-accroupie en attendant le signal du starter. Seule la vue du premier virage, dont la courbe s’amorce devant moi, compte désormais.
Malgré mon très bon départ, je perçois la présence de Jordan, qui se rapproche rapidement. Comme je suis parti sur un couloir légèrement plus extérieur, il est logiquement en train de combler les quelques mètres qui nous séparaient au départ de la course. Il va falloir ressortir du deuxième virage à sa hauteur pour pouvoir tout donner sur la dernière ligne droite.
Comme je le redoutais, il est même parvenu à me prendre un mètre lorsque nous arrivons aux deux tiers de la course. La fin va être très difficile… Pourtant, je remarque que sa foulée commence déjà à se dégrader alors que de mon côté, je maîtrise encore bien ma vitesse. Il va falloir l’attaquer dans les secondes qui viennent ! Je puise dans mes ressources les plus profondes et balance les bras d’avant en arrière comme je peux pour revenir, au risque d’exploser dans les dernières dizaines de mètres.
Je fais en même temps attention à ma position alors que nos coudes se frôlent et que la moindre perturbation pourrait être fatale. La victoire va se jouer maintenant. J’ai la sensation que mes pieds s’enfoncent de plus en plus profondément dans le sol et n’ai plus qu’à prier pour que mes jambes tiennent encore quelques secondes, jusqu’à l’arrivée.
Enfin, je casse le torse sur la ligne avec la quasi-certitude d’avoir quelques dizaines de centimètres d’avance. Je fais un tour sur moi-même et plante mon regard dans le bloc chronométrique qui affiche une valeur surréaliste : 47’’71. Record de France des moins de dix-neuf ans ? Je me laisse tomber sur les genoux et brandis victorieusement les poings en l’air. Une voix surexcitée retentit depuis les différentes enceintes disposées autour des tribunes :
— Mesdames et Messieurs, nous assistons peut-être à un évènement majeur ! Le chrono va être vérifié minutieusement, mais le précédent record sur 400 mètres, qui date de 2017, va très certainement tomber. Nous le saurons dans quelques minutes !
À quelques mètres de moi, Jordan semble furieux. Il est en train d’invectiver un officiel de la course en me désignant du doigt :
— Regardez, c’est lui qui m’a donné un coup de coude à la fin ! Ne me dites pas que vous n’avez rien vu ! C’est honteux !
— Je ne peux rien faire directement pour vous, tempère le bonhomme en question. Allez voir le responsable du meeting si vous voulez déposer une réclamation.
Non mais il est sérieux ? Il ne va pas me gâcher mon record, lui ! Très honnêtement, je ne suis pas plus responsable que lui de la légère friction qui a eu lieu cinquante mètres avant la ligne d’arrivée. Alors qu’il fonce vers la tente où siègent les arbitres, je m’interpose en plaquant mes mains sur ses deux épaules.
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