Prologue
Les nactalis nécessitaient énormément de soins. Du moins, c'était ce que se répétait Emiko[i], penchée sur lesdites fleurs. Après tout, n'étaient-elles pas terriblement délicates ? Elles supportaient à peine l'intensité des rayons aveuglants de l’albus solis, mais n'appréciaient guère plus l'ombre que leur fournissaient les arbrisseaux qui les entouraient. Il n’y avait bien que le second soleil de la dimension sorcière, de sa maudite couleur rouge, pour pavoir leur faveur.
Du bout de l'index, Emiko laissa couler un filet d'Eau sur la terre. La jeune sorcière élémentaire prit bien garde de n'effleurer ni les fragiles pétales d'un rose poudré ni les si gracieuses feuilles.
— Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée de faire du jardinage habillée en blanc, Emi.
La jeune femme sursauta à la voix rauque qui l'interpella. Dans sa surprise, elle laissa tomber quelques gouttes d'Eau sur les feuilles qui se tachèrent immédiatement d'un marron informe. Emiko, dite Emi, siffla à la vue des dégâts et leva la tête vers celui qui avait osé l'interrompre dans sa tâche pour une insignifiante histoire vestimentaire. Elle ne fut pas surprise de croiser les yeux rieurs de son frère aîné.
— Je ne fais pas de jardinage, Ibuki[ii].
Son frère haussa ses sourcils aussi noirs que la suie et Emi ne put retenir une grimace. Il fallait dire qu'elle-même se sentait assez ridicule d'avoir protesté. Cependant, elle n'était pas venue ici dans l'intention de s'agenouiller dans l'herbe, mais plutôt de réfléchir. Ce n'était pas vraiment de sa faute si, tout comme sa mère, elle adorait prendre soin de la nature, n'est-ce pas ? Elle n'avait pu s'empêcher d'interrompre sa transe méditative pour aller arroser ces délicieuses plantes qui le réclamaient à corps et à cris ! Emi avait pu sentir dans ses entrailles à quel point la terre manquait d’Eau. C'était un tel Appel qu'elle n'avait pas pensé un seul instant à son superbe chino blanc cassé qui ne manquerait pas d'être sali à l'instant où ses genoux toucheraient le sol.
— Ah bon ? Tu étais pourtant drôlement convaincante dans ce rôle, ainsi penchée au-dessus de ...
Ibuki laissa sa phrase en suspens, ses fines lèvres pâles esquissant un sourire goguenard. Il ne connaissait apparemment pas le nom de l'objet des préoccupations de sa sœur, mais cela ne lui posait pas un cas de conscience.
Emi retint un rire.
— Au-dessus de nactalis. C'est ce que tu voulais dire, je suppose ? compléta-elle, taquine.
Il était évident qu'il ne partageait pas la passion de sa sœur pour les fleurs. Du reste, c'était également le cas des deux autres frères d’Emi. Elle aimait à prétendre que c'était parce qu'ils étaient tous de grossiers personnages, même si elle savait qu'ils avaient en fait tous un cœur d'or et qu'ils respecteraient toujours ce qu'elle aimait. Cependant, cela ne les empêchait ni de la taquiner à ce sujet, ni de faire mine de déraciner ou piétiner ses chéries. Comble de la contradiction pour les sorciers de Terre que deux de ses frères étaient !
— C'est peut-être parce que je préfère brûler des choses que de les nourrir ou les soigner ? ironisa le seul sorcier de Feu.
Comme pour confirmer ses propos, d'un claquement de doigts, il enflamma le gazon aux pieds de sa sœur. Le Feu n'eut pas le temps de prendre, qu’Emi l'étouffa d'une pluie de gouttes d'Eau. Il avait volontairement mis le Feu assez loin du parterre et elle lui en fut reconnaissante. Si le gazon, avec l’énergie produite par le sol de leur dimension aura repoussé d’ici quelques jours, des fleurs aussi délicates réclameraient pour leur part bien plus de soins spécifiques et de temps.
— Ibuki, le gronda-t-elle gentiment. Tu ne dois pas enflammer tout ce qui t'entoure, juste parce que tu en as envie.
Elle se remit sur ses pieds et frappa son frère au bras en le traitant d'idiot.
Ibuki avait reçu de leur Déesse, malgré la contradiction que recelait son nom et qui avait tendance à le contrarier, les mêmes pouvoirs que leur grand-mère maternelle. Le Feu était certainement l’élément le moins contrôlable des quatre membres de l’équation magique : Feu, Air, Terre et Eau. Par conséquent, dès qu’Emiko avait eu seize ans et que ses pouvoirs s’étaient révélés à elle, elle avait pris à sa charge d’éteindre tout ce que son frère pouvait bien allumer, volontairement ou par inadvertance, d’ailleurs. Leur mère, malgré sa bonne volonté, n’en était pas capable et avait dû se contenter de voir ses précieux cerisiers partir en flammes. Elle était bien trop orgueilleuse pour en parler au formateur d’Ibuki et avait accueilli avec joie cet expédient.
Ibuki disait toujours à sa sœur qu’à cause de cela, ils n’avaient jamais pu s’entendre. Qu’Emi l’avait empêché de passer ses nerfs sur tout ce qu’il voulait. Malgré ses reproches taquins, elle savait qu’encourir les foudres de son Guide ne l’avait pas empêché d’enflammer des choses juste pour lui permettre d’exercer et affiner son don. En vérité, la découverte de ses pouvoirs n’avait fait que les rapprocher. En effet, leur différence d'âge les avait longtemps tenus à distance, par simple question d'affinités. Quand elle avait seize ans, lui en avait vingt-un. Il était déjà un homme, alors qu’elle n’était qu’adolescente.
Ainsi, s’il y avait bien une personne avec laquelle elle pouvait être honnête et à qui elle pouvait confier ses tourments, c’était lui. Avec lui, Emi n’avait pas besoin de faire semblant que tout allait bien. Elle ne se devait plus de laisser à croire que tout ce qui lui était arrivé ces derniers mois ne l’avait pas atteinte.
— Je suppose que tu étais venue pour méditer ? demanda Ibuki en désignant de sa grande main pâle le jardin zen.
Il était composé d’une grande fontaine où l’Eau d’un bleu pur cascadait de pierre en pierre et de quelques plantes expatriées dans leur dimension par les bons soins de leur père depuis le Japon.
Un érable nippon trônait au centre, étendant ses larges branches sur presque l’ensemble de la superficie du jardin. Ses feuilles d’une nuance intense de grenat étaient sublimées par les rayons couchants du rubrum solis, soleil rouge. L’Albus solis, soleil blanc, prenait lentement la place de la première étoile, en cette heure si matinale, et rendait plus miroitantes encore les petites fleurs blanches des sagines qui recouvraient le sol et plus chatoyant encore le rose des spirées japonaises.
Aucunes de ces plantes n’étaient adaptées à la vie sur la dimension sorcière, celle-ci ayant amenée avec elle son lot d’essences. Pourtant Emi était là pour veiller au grain. Bien sûr, jamais les plantes ne prospéreraient aussi bien que dans leur terre natale, mais la magie pouvait bien compenser ces problèmes. Cela valait la peine, pour posséder chez eux une part de leur héritage nippon.
Dans ce contexte, il suffisait donc d’ouvrir un peu son esprit pour entrer en transe méditative. La combinaison de l’Eau ruisselante et des parfums riches des cerisiers et des spirées était idéale pour se détendre et, s’il le fallait, réfléchir en paix. Mais Emi n’avait pas vraiment eu envie de réfléchir. C’était la raison pour laquelle elle avait préféré s’agenouiller auprès de ses fleurs. Écouter l’Appel des plantes était bien plus facile et bien moins douloureux.
Ibuki, avec un soupir, dégagea ses cheveux de jais de devant ses yeux. Il alla s'asseoir sur le banc près de la fontaine et laissa ses doigts frôler l'Eau, dérangeant la tranquille harmonie de l'écoulement. Qu'est-ce qu'il n'avait pas compris dans jardin zen ? Ne pouvait-il pas s'asseoir et fermer les yeux en restant simplement immobile ?
Après un instant, Ibuki leva la main et, d'un geste vif, projeta vers Emi quelques gouttelettes, confirmant ses récriminations intérieures envers ses immatures de frères incapables de rester tranquilles et de respecter leur environnement. On ne jouait pas avec l'Eau, encore moins si près d'une sorcière de cet élément !
— Avoue que tu n'as pas envie d'y retourner, poursuivit le jeune sorcier aux origines japonaises après qu'elle l'eut insulté dans leurs deux langues en riant.
— Effectivement, on ne peut apparemment rien te cacher, ironisa-t-elle en levant les mains d'impuissance.
Elle n'avait vraiment pas envie d'y aller, spécialement parce qu'elle ne voulait pas le voir.
Il était la raison pour laquelle elle avait voulu entrer en transe méditative. Il était la raison pour laquelle elle s'était agenouillée aux pieds de ces fleurs. Bien qu'elle les aimât à la folie, elles n'étaient qu'un moyen pour ne pas penser à lui et à ce qu'il avait fait. Un dérivatif.
Emi sentit le goût amer de la trahison imprégner sa langue et grimaça.
Ce satané Raphaël l'avait trahie. Cet arrogant changeforme. Un de ces êtres bien trop sûrs d’être dans leur bon droit, quoi qu’ils fassent, et quel que soit le mal qu’ils répandaient autour d’eux. Oh, elle avait été prévenue ! On lui avait dit et redit qu’il ne fallait pas lui faire confiance. Mais Emi n'avait pas écouté, aveuglée et rendue sourde par ses belles paroles et omissions, par ses si jolis mensonges. Elle s'était déjà jetée dans la gueule – ou le bec, d’ailleurs – du rapace, félin, reptile, ou peu-importe ce qu'il cachait véritablement derrière sa façade à peine civilisée et il avait brisé la foi qu’elle avait placée en lui.
Emi sentit la nausée monter dans sa gorge, ajoutant à l'infâme goût de la trahison, un écœurant relent amer.
Elle revit cette femme allongée, plus morte que vive, sur des draps d'un blanc trop proche de son teint livide pour ne pas remuer l'estomac. Cette femme pour laquelle Raphaël avait menti comme un arracheur de dents, tout en certifiant Emi de sa bonne foi. Cette femme pour laquelle il avait tout risqué : la désapprobation de ses pairs, l'intégrité des bonnes relations inter-espèces et même la mort. Cette femme qu'il aimait à la folie et qu'il aurait aimée par-delà la mort rien que pour assurer sa survie.
Il avait utilisé Emi pour parvenir à ses fins et pourtant, même maintenant, alors que la douleur la forçait presque à se courber en deux pour apaiser ses tripes, même maintenant alors qu'elle avait les larmes aux yeux, elle ne parvenait pas totalement à le détester. Même maintenant, alors qu'elle pensait au visage malingre et hanté par la mort de cette femme, certainement le seul et unique amour de Raphaël, elle ne pouvait que revoir les yeux si malheureux et brisés de ce changeforme qui s'était fait une place dans son propre cœur.
Malgré sa propre tristesse, sa propre colère, elle allait l'aider. Parce qu'Emi refusait d'avoir la mort de cette femme sur la conscience et non parce qu'elle éprouvait encore la moindre once de sympathie ou d'affection pour le plus calculateur des hommes que la terre ait porté. Non, ces sentiments s'étaient envolés avec la confiance qu'il avait trahie.
— Alors tu vas l'aider, même s'il ne le mérite pas ?
— Oui.
Mais après, elle ferait en sorte de ne jamais plus avoir à le recroiser.
[i]Enfant bénie par la beauté
[ii]Souffle unique
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