Chapitre 1. Une vie de tranquilité
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Séléné et Hécate étaient des alter-egos[1]et déesses célébrées par tous les sorciers.
Séléné était la Déesse de la pureté et Hécate, la Déesse de la mort.
Parce qu'Hécate était d'une nature jalouse, elle finit par tuer Séléné pour recevoir elle-seule les vénérations sorcières.
Une fois le forfait accompli, Séléné s'éleva dans le ciel et devint aux yeux de tous l'Albus Solis[i].
Elle s'était incarnée en étoile pour survivre dans le cœur des sorciers à jamais.
Ce soleil pur veillerait à jamais sur eux.
Hécate par sa méchanceté et son opportunisme avait, quant à elle, altéré la dimension sorcière qui leur appartenait à toutes deux.
L'ancienne unique étoile se para alors de rouge et cette première étoile salie devint Rubrum solis[ii].
Ainsi, par ses actes, Hécate laissa à jamais une trace sanglante sur son monde.
La première d’une longue série. Parce que les sorciers n’avaient rien à jalouser à leur déesse tutélaire.
Il était une fois, des sorciers...
[1]Équivalent magique de la gémellité
[i]Albus solis : Soleil blanc
[ii]Rubrum solis : soleil rouge
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Aki poussa Emi en ricanant et murmura près de son oreille.
— Tu te dégonfle, alors ?
Emi gronda et pinça le gras du bras de son frère. Il poussa un petit cri qui sonna très plaisamment aux oreilles de la jeune femme.
— Ne prends pas tes rêves pour des réalités, Aki, chuchota-t-elle à son tour.
Son frère s’était rendu pour la première fois à un sommet comme celui auquel ils allaient assister, il y avait tout juste un an. Donc, il y avait trop peu de temps pour qu’il puisse se permettre de telles moqueries. D’autant qu’elle savait de source sûre que son comportement d’alors ne pouvait être plus éloigné de ces fanfaronnades dont il l’accablait.
Une fois l’attention de son frère détournée de la blessure mortelle qu’elle lui avait infligée, Emi enfonça métaphoriquement le couteau dans la plaie. Que personne n’aille prétendre qu’elle s’était laissée de quelque façon que ce soit intimider par son frère.
— N’essaye pas de me faire peur, alors que nous savons tous les deux, qu’en vérité, il ne faut pas faire grand cas de cette réunion.
Ce qui, par malheur, ne la rendait pas pour autant moins effrayante.
— Si c’est vraiment aussi assommant que tu le dis, pourquoi est-ce que tu es nerveuse ?
Il avait raison, elle était agitée. Peut-être que ces pompeux centenaires qui discutaient dans la pièce voisine étaient barbants, mais ils n'en étaient pas moins les plus puissants représentants du monde surnaturel. Il s'agissait de très vieux vampires, thérianthropes, changeformes, et – les plus à craindre ? – de nobles et pédants elfes !
Emi grogna intérieurement. Pourquoi avait-il fallu que leur père ait été ambassadeur ? S’il en avait été autrement, elle ne serait pas là les genoux se cognant presque de nervosité.
Meilleure question, pourquoi donc son père voulait-il systématiquement leur présenter, à tous, ses enfants ? Emi et ses frères appartenaient certes à un clan d'importance et leurs pouvoirs n’étaient pas négligeables, mais ils étaient bien trop jeunes et ne cherchaient pas suffisamment à s'attirer leurs faveurs. Mais elle n’était pas assez naïve pour penser qu’ils leur ouvraient leur porte par générosité. Ils espéraient ainsi faire plaisir à Dai, duquel ils étaient tous plus ou moins redevables, et renforcer leur lien avec le clan Sinistra auquel ils appartenaient.
Une dette à rembourser, voilà ce qu’Emi et ses frères représentaient aux yeux de ce beau monde. Mais ces naïfs ignoraient qu’il ne leur suffirait pas de sourire hypocritement aux enfants de leur créditeur pour voir leur arriéré effacé. Loin s’en fallait. Il n’était même pas question d’échanger la faveur accordée par le diplomate par un service du même ordre, ce serait oublier les intérêts exorbitants qu’avait pratiqué Dai Wakahisa. Oh non, ce serait sans compter l’avidité – que disait-elle ? La rapacité – de son père. Raison pour laquelle, elle avait appris en grandissant à ne jamais rien lui demander, contrairement à tous ces surnaturels bien trop confiants. Ils avaient beau avoir thésaurisé de l’expérience, au fond, ils n’avaient rien compris – rien de vraiment important. Ils pensaient que parce que Dai n’était pas du même monde qu’eux, il serait que trop heureux de leur accorder son appui gratuitement. Mais ils avaient vendu leur âme à un de ces Oni – diables – que les Japonais craignaient tant.
Parce qu’autrement, pourquoi supporteraient-ils la vue et le caractère arriviste de Dai ? La société sorcière et plus globalement surnaturelle, telle la société moderne de Louis XIV, avait horreur de tout ce qui se rapprochait de l’ambition. S’élever au-dessus de sa condition ? Inadmissible. Cette aversion était telle qu’elle vibrait à travers leur regard et leur comportement qu’ils voulaient pourtant affectés, à en croire Aki.
Mais quel intérêt leur père tirait-il de tout cela ? Est-ce qu'il s'enorgueillissait du mépris dont il faisait l’objet dès qu’il avait le dos tourné ? Est-ce que d’avoir tous ces gens qui le dédaignaient en leur for intérieur entre ses griffes le faisait se sentir plus puissant ? Et plus important – pour elle, en tout cas – pourquoi l’intégrer à cette vaste mascarade de courbettes et de sourires spécieux ?
— C’est pour aujourd’hui ou pour demain ? l’interpela avec impatience Aki.
Emi se morigéna une dernière fois. Une petite heure et après ce serait fini. C’était quand même pas la mer à boire !
Emi leva les yeux vers son frère qui attendait qu’elle se décide enfin à faire le premier pas qui la jetterait dans l’arène. Dans son regard, elle perçut un éclair de pitié. Craignait-il qu’elle ne soit pas capable de faire face ? Elle était la seule fille de la fratrie, celle que tous s’étaient fait un devoir de protéger. Mais elle n’était plus une enfant qu’il fallait entourer de papier bulle pour lui éviter tous les coups durs que la vie réservait. Elle avait grandi et s’estimait tout à fait apte à renvoyer n’importe quel gêneur dans ses pénates.
Elle envoya à son frère un sourire doucereux qui aurait rendu jaloux n’importe lequel des surnats qui les attendaient à quelques pas – du moins, elle s’en convainquit.
Mais Aki ne se laissa pas duper. Il était accoutumé à desceller la duplicité, parce qu’il était peut-être le seul de leur fratrie à se complaire à côtoyer cette société. Le digne fils de son père ?
Avec son mètre soixante-quinze, ses pommettes hautes, ses longs cils noirs et ses yeux d'un marron paisible, Aki ne cachait rien de ses ascendances japonaises – de ses ascendances paternelles. Il aurait même sans soucis pu se fondre en terre de sans-pouvoirs. Ce qui était un défaut par ici, évidemment. Il était le portrait craché de leur père, et il avait au moins aussi mauvais caractère.
Engoncé dans une chemise blanche et les mains enfoncées dans son pantalon de costume noir, il avait l'apparence d'un homme bien dans sa peau et peu préoccupé par l'idée de faire bonne impression. Arrogance qu’il n’avait pas hérité de Dai, mais plutôt du côté de leur éminente lignée maternelle. Avec une désinvolture qui n’aurait pas fait honte à un impudique changeforme ou thérianthrope, il avait largement déboutonné sa chemise, dévoilant son pâle torse, et portait ses éternelles et indignes baskets blanches rappées. Son indolence dissimulait, aux yeux d’Emi, fort bien la férocité de sa magie. Un jour, un sorcier l’avait jugé trop impur pour lui serrer la main, et s’était réveillé le lendemain sur le point d’étouffer mortellement à cause des plantes qui grandissaient dans son estomac et remontaient dans son œsophage. Tour qui avait fort amusé la famille Wakahisa, mais qui avait malgré tout nécessité l’hospitalisation du concerné. Idiot était celui qu’on reprendrait la main dans le sac, et malheureux, celui qui avait assuré que les sorciers de l’élément Terre ne pouvait qu’être de vulgaires jardiniers. Tous les éléments étaient aussi mortels les uns que les autres, du moment qu’ils étaient manipulés à cet escient.
Pour sa part, Emi portait une robe assez simple, mais seyante. Grandie par des talons noirs et les cheveux relevés avec élégance et raffinement, elle se sentait embarrassée. Pourquoi s’être apprêtée ainsi ? Elle n’avait pas envie de jouer le jeu de Dai ou d’Aki. Elle ne voulait pas être l’objet de regards en biais et de courbettes. Elle voulait seulement s’en aller et retrouver le confort de leur chaumière, respirer l’odeur des fleurs de sakura à peines écloses dans leur jardin.
— Sérieusement, si tu ne te dépêche pas, j’irais sans toi.
Aki était apparemment à bout de patience, bien que rien dans la nonchalance de son attitude ne le suggérait.
Emi soupira donc et glissa une de ses boucles, échappée de sa coiffure travaillée, derrière son oreille, leva le menton, se redressa du haut de son mètre soixante-dix – grâce aux talons – et fit un pas en avant. Il était temps pour elle de se jeter à l'eau. Une bonne fois pour toute. Quelques heures de souffrance valaient bien une vie de tranquillité.
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