Prologue

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— On ne peut pas continuer comme ça… me lance ma sœur, avec calme. Si tu en as marre, arrête, je ne t’en voudrais pas !

D’une main mal-assurée, je jette mon sac sur la chaise libre à proximité de mon bureau. Mon sang ne fait qu’un tour. Les battements de mon cœur accélèrent, en écho au rythme infernal de la pompe à vin qui tonne dans le chai mitoyen. Je prends une grande aspiration chargée des arômes intenses s’échappant de la cuve ouverte en train d’être soutirée puis, lâche un lourd soupir. Sa proposition tombe comme un couperet, je ne m’y attendais pas. Dans le silence, nous nous observons quelques secondes, constatant les dégâts nocturnes sur nos visages mutuels. Les traits tirés par des nuits agitées, nous sommes au bord du gouffre. La moindre étincelle signera la fin de notre complicité déjà rudement mise à l’épreuve.

Vigneronnes sur le domaine familial depuis vingt ans, nous avons traversé les jours de beaux temps et de tempête ensemble. Mais, ces dernières années nos vies ont pris des directions opposées. Emportées par les aléas, nous nous égarons. Nous le savons toutes les deux et Cathy se risque à l’avouer la première.

À cet instant, je n’ose formuler que je suis déchirée par un choix impossible, d’un côté, continuer à perpétuer le travail de mes ancêtres et faire mon devoir de transmission à mes enfants ; de l’autre, désirer un avenir différent, loin de cet étouffement. La passion a disparu, engloutie par les drames inopinés, les moments terribles, les images insoutenables. Tout est arrivé si vite, avec tant de violence. Personne n’est suffisamment préparé pour affronter ce genre de tragédie.

Tandis que je fais couler mon déca dans la vieille cafetière, je ne bois plus de café, le sommeil m’a quitté depuis belle lurette, je découvre le Sud-Ouest plié sur un coin de la table. J’en déduis qu’elle a déjà eu le loisir de le lire. J’enfonce d’un coup sec une touche de mon ordinateur afin d’en vérifier l’heure : l’écran affiche aussitôt 8h45, bien tard pour un vigneron qui démarre juste sa journée. Beaucoup trop tard. Comme d’habitude, Cathy a géré seule l’embauche des salariés et commencé les travaux de chai pendant que je m’autorisais à profiter de mon petit dernier avant de le déposer l’école.

Le genou tremblant et le visage penché sur son téléphone, elle trépigne à cause du temps perdu sur notre ouvrage quotidien, que nous ne récupérerons pas. Par ma faute.

— Tu n’es pas obligée de me répondre de suite, mais réfléchis-y… continue-t-elle en lissant une mèche blonde entre son pouce et son index noircis par le vin.

Pendant que je m’interroge, je sens qu’elle contient tant bien que mal son agacement face à mon silence. La perche est tendue. Au fond de moi, la décision est déjà prise. Partir, quitter le château, déserter le vignoble, abandonner le patrimoine familial, renoncer à ma vie. C’est la première fois que j’y songe vraiment. Je suis lasse des années de galère, de tourner en rond pour revenir sans cesse à cette journée fatidique du 1er août 2016, jour où nous avons tout perdu. J’aspire à vivre en paix, à chercher le bonheur, à retrouver ma liberté, mais reste prudente avant de lui crier le grand oui qui déchire mon cœur. En m’asseyant face à elle, je lui demande, de manière posée et assurée :

— Comment tu vas faire toute seule ?

— Je me débrouillerai… J’y ai déjà réfléchi. On vendra des vignes. Je ne garderai que les parcelles d’origine, celles de papi et mamie, les meilleurs terroirs. Sept hectares. Je créerai des chambres d’hôtes dans la maison et je développerai la commercialisation aux particuliers.

Le schéma me séduit… L’avenir qu’elle me peint pour la propriété me semble réaliste et durable. Je crois vraiment qu’elle pourrait s’en sortir en s’engageant dans cette voie.

— Oui, si tu préserves le domaine, alors je pars. Je suis à bout. Je n’ai plus envie.

Usée, cramée, cuite, angoissée, triste, je tombe enfin le masque. Rien ne me retient à Saint-Christoly. Mon mari travaille à Paris. Mes filles viennent de partir à Bordeaux poursuivre leurs études supérieures. Mon fils, beaucoup trop jeune, ne saisit pas encore ce qui se trame. Je me sens seule dans ma grande maison, dans le tourbillon déchainé de mon quotidien. La flamme qui me faisait vibrer s’est éteinte. Je vis dans la peur du lendemain, la crainte de ne pouvoir payer les factures, les salaires, les emprunts. Je regarde le vignoble dépérir et meurs chaque jour un peu plus avec lui. Impossible de trouver la force et l’inspiration de poursuivre ce que mes aïeux ont mis des générations à construire.

Bien entendu, mon cœur est médocain. Le sang qui coule dans mes veines est rouge comme le vin. Mon ADN tout entier est chargé de terroir, de paysages uniques, de vignes à perte de vue, de bruits de moteur de tracteur, d’odeurs de moûts en fermentation… La terre de mes ancêtres est ancrée en moi pour toujours. Pourtant à ce jour, j’éprouve plus que jamais le besoin de fuir, de tout abandonner.

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