Chapitre 1

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L’été 76 avait été caniculaire, d’une sécheresse extrême dans le Bordelais. Tandis que les températures battaient des records, papa œuvrait d’arrache-pied pour rentrer la récolte sous les ordres despotiques de mon grand-père, Paul.

— Le panier, bien sous le pied de vigne, pour ne pas perdre les baies qui se décrochent de la grappe trop mûre au moment où tu la coupes ! rappelait-il de sa grosse voix au travailleur étourdi qui manquait d’application.

Chaque grain de raisin comptait pour remplir le chai, il n’était pas question de gaspiller. Aucun ouvrier, pas même papa, n’aurait osé le défier et chacun demeurait tête baissée, concentré sur l’une des tâches les plus laborieuses, mais des plus importantes de l’année. La récolte se faisait encore à la main sur l’exploitation familiale et nécessitait une organisation bien orchestrée. Sous le soleil haut dans le ciel, les employés répétaient inlassablement les mêmes mouvements, s’accroupir, disposer le panier sous le cep, dégager les feuilles des grappes, viser avec son sécateur, couper en haut de la rafle, réceptionner le raisin, se relever, se déplacer au pied suivant. Le spectacle était magnifique à observer. Au milieu des vignes à perte de vue, le balai de vendangeurs était bien huilé, il progressait à travers les rangs à une cadence précise et harmonieuse.

Mon père et mon grand-père voguaient des parcelles pour veiller sur la troupe de trente ouvriers qui venait du Liban et d’Espagne, au chai, où les foudres de vinifications se remplissaient lentement au rythme des remorques.

Au domaine, ma grand-mère Paulette, revêtue de son tablier mauve, exerçait tout son talent. Pour les circonstances, elle avait coiffé ses cheveux courts grisonnants derrière ses oreilles et les quelques rides sur son front trahissaient son air concentré sur les précieux cahiers de recettes de son père.

Aidée de ma mère au terme de sa grossesse, les deux femmes s’activaient aux fourneaux pour nourrir les employés, du « casse-croûte » matinal au dîner, le tout servi dans une ambiance festive, chez mes grands-parents, dans la salle des vendanges.

Dès leur rencontre, maman, fille d’artisans bordelais, avait été adoptée par sa belle-famille et nouait un lien privilégié avec ma mamie Paulette. Il était difficile de ne pas s’entendre avec cette dernière, elle se pliait en quatre pour satisfaire les petits désirs de chacun. D’apparence rude et sauvage quand vous ne la connaissiez pas, elle était d’une générosité sans limites lorsque vous intégriez la famille.

La veille au soir de ma naissance, mes parents s’étaient couchés épuisés de leur journée respective. En attendant que les travaux de la maison qui deviendrait notre foyer soient terminés, ils s’étaient installés dans une des chambres, chez mamie Yvonne, mon arrière-grand-mère, veuve depuis peu. La demeure bourgeoise en pierre de taille se situait à deux pas du domaine, en plein centre de Saint-Christoly, charmant petit village au cœur du Médoc. Entre le port de pêche et les vignobles, il y faisait bon vivre et l’activité ne manquait pas, surtout en ces ardentes journées bien chargées. La valse des tracteurs qui tournaient plein pot du matin jusqu’au soir et les hordes de vendangeurs qui traînaient dans les ruelles à la nuit tombée causaient un remue-ménage étourdissant.

Ma mère fatiguée par ses formes rondes et la fin de sa grossesse, mon père usé par les travaux de chais et les bennes de raisins s’apprêtaient à dormir, quand vers 23 heures, j’en avais décidé autrement.

— Hervé, réveille-toi, avait murmuré ma mère en secouant mon père. Je crois que c’est le moment !

Elle perdait les eaux et l’effervescence de mon arrivée allait enflammer toute la famille. Papa, sa tignasse brune échevelée, avait sauté du lit, chargé la valise et démarré la 4 L Safari alors que ma mère avait traversé la rue pour prévenir mamie Paulette. Elle était encore attelée dans sa cuisine qui sentait bon le rhum et la fleur d’oranger, à astiquer, ranger, mettre le couvert du lendemain.

— Filez à la maternité ! avait-elle ordonné, en attrapant la dernière layette qu’elle venait de tricoter. Et surtout, faites-nous un beau petit garçon…

C’était la joie, l’évènement. Une naissance, c’était beau par nature, mais chez nous, c’était extraordinaire ! Cela représentait la pérennité, le début de la transmission, un nouveau maillon à la chaîne. J’étais la première-née du fils, celui qui avait choisi de perpétuer la tradition familiale. À l’époque, on ne connaissait pas le sexe et tandis que papa espérait une fille, les grands-parents attendaient un garçon. Peu importe, c’était le moment et tout le monde s’agitait. Mamie Paulette, sous le coup de l’émotion, s’affairait d’autant plus aux fourneaux, préparant deux millas* et un grand saladier de riz au lait, comme si j’allais rentrer demain pour tout dévorer, alors que papi Paul qui revenait de soigner les bêtes avait pincé les lèvres sans prononcer un mot. S’étendre sur ses sentiments, ce n’était pas son fort, mais le cœur battant il n’en pensait pas moins.

Maman essoufflée grimpa dans la voiture, puis papa fonça au Sablonat pour embarquer ma grand-mère maternelle, Mamichou. Ensemble le trio s’était dirigé vers Talence, à quatre-vingts kilomètres de Saint-Christoly.

Au final, le travail n’avait pas commencé et récolte oblige, papa était reparti assez vite, puis revenu le lendemain matin, puis à nouveau reparti pour finalement, louper mon arrivée…

J’avais pointé le bout du nez, le 19 septembre 1976, à l’issue d’une magnifique journée de vendange. Quel plus beau cadeau pour un vigneron que remplir son chai en même temps que sa maison ? Mon père pourrait presque affirmer que j’étais née dans un tonneau de vin.

Octavie. C’était ainsi qu’il m’avait surnommée durant mes neuf mois d’apnée. Octavie, il y tenait. Maman avait refusé et choisi de m’appeler Sandrine en souvenir de l’adorable petite voisine qu’elle gardait. Papa ne s’y était pas opposé. C’était Mamichou, au passage pas peu fière, qui m’avait déclarée à la mairie de Talence : Sandrine, Véronique, prénom de ma marraine, Marie, par tradition.

Papa était resté la première nuit à mes côtés et avait dormi par terre, sous la fenêtre, coincé entre le lit et le radiateur. Peu lui importait, c’était les vendanges et même si elles touchaient à leur fin, il s’agissait de son seul moment d’accalmies pour profiter de nous. Le lendemain, il fallait à nouveau se consacrer tout entier au vignoble, le raisin n’attendait pas, la nature ne laissait aucun répit.

Au début de l’hiver, nous nous sommes installés tous les trois dans la petite maison sur le port. La chaudière capricieuse, achetée d’occasion dans un grand château qui s’en débarrassait, faisait des siennes et le chauffage manquait cruellement. Les courants d’air passaient à travers les encadrements des fenêtres branlantes et les volets bancals méritaient d’être repeints. Deux chambres minuscules, un plancher qui craquait sous les changements de température, un escalier raide et glissant, une salle de douche glaciale, des toilettes à l’extérieur, il restait de nombreux ouvrages pour améliorer le confort sommaire de notre bicoque.

Rien ne nous appartenait, ni la maison où nous habitions et encore moins la voiture que conduisait papa. Papi et Mamie nous logeaient et lui versaient un menu salaire, pas régulier, en retour du travail fourni. C’était affaire courante d’intégrer un membre de la famille sur l’entreprise, cela permettait d’avoir une aide à moindres frais en échange du gîte, des repas et d’une couverture sociale.

À ma naissance, comme son père un quart de siècle plus tôt, papa était aide familial sur l’exploitation agricole qui comprenait des vaches et une laiterie, des terres, un vignoble sans château, perdu à la génération précédente durant la succession. Ce militaire de carrière avait fini par céder aux volontés de ses parents et accepter de reprendre le domaine.

— J’ai bien réfléchi, je vais revenir à Saint-Christoly. Je serai mon propre patron. Je sais qu’il y a beaucoup de boulot, mais je m’organiserai… avait-il annoncé un jour à maman.

Papa aimait le grand air, il était épris de liberté. C’était son choix, sa condition pour reprendre le domaine : travailler dur oui, mais aussi aller à la chasse, à la pêche et jouer au foot.

En attendant, nous vivions sur le simple salaire de ma mère qui était employée de banque au Crédit Paysan. Notre situation était transitoire, le temps de régler la succession. Le contexte n’était pas dramatique, bien au contraire, grâce à la terre, nous ne manquions de rien. Mieux, nous étions entourés de ce que tout l’on peut souhaiter, nous vivions d’entraide, de partage, d’échange et de prêt.

Papa se levait parfois la nuit pour pêcher les piballes* et les revendre aux restaurants de Saint-Vivien afin d’arrondir les fins de mois. Il n’y avait pas de place pour les fainéants. Tout le monde travaillait, chaque jour, pour apporter sa pierre à l’édifice, faire tourner l’exploitation. Nous étions la famille Héraud, ou plutôt le clan Héraud.

Œuvrer bien sûr, se serrer les coudes et avancer dans la même direction, mais aussi se réunir pour vivre de bons moments. Tout était prétexte pour se rassembler, comme mon baptême qui avait été célébré le jour de la Sainte Sandrine, le 2 avril 1977. C’était l’occasion pour la famille Héraud de faire ce qu’elle aimait tant : passer du temps ensemble, partager un bon repas autour d’une grande tablée et surtout déguster les bouteilles des dernières récoltes. Les aïeux, les enfants, les oncles, les tantes et les neveux se côtoyaient, se mélangeaient. Les cousins venus de toute la France avaient fait le déplacement. Nous étions réunis chez papa Loulou et Bonne Maman, les parents de mamie Paulette, et il ne manquait pas de bras pour me câliner et embrasser mes joues charnues. J’étais un bébé choyé, la promesse de la future génération et il fallait sceller cet avenir par du vin. Assis sur une chaise style Napoléon du petit salon de mes arrières grands-parents, papa, étriqué dans son costume qu’il portait quelques mois plus tôt pour son mariage, me tenait sur ses genoux fièrement. Maman aurait bien voulu qu’il passe chez le coiffeur pour l’occasion, mais papa refusait de se raser ou de couper ses cheveux châtains depuis qu’il avait quitté l’armée.

— D’abord du champagne, cela porte-bonheur ! avait-il clamé en portant à mes lèvres la traditionnelle coupe.

J’ai été surprise par le picotement des bulles, j’ai grimacé avec exagération, puis recraché tout le précieux élixir sur ma petite jupe bleu marine. Mamie Paulette parée de son plus beau chemisier blanc et de ses bijoux sortis spécialement pour l’occasion s’était empressée de m’essuyer.

Ma mère s’accrochait au bras de mon père et tentait de le freiner dans son élan en récupérant la coupe de champagne.

— Pas trop, Hervé ! suppliait-elle.

Elle eut à peine le temps de tourner le dos qu’il s’empara de son verre de rouge, pas n’importe lequel : notre bon Médoc pour renouveler l’opération. Cette fois, pas de grimace, je n’avais que quelques mois, mais j’appréciais déjà le délicieux élixir. L’assemblée avait même applaudi tandis que papi Paul prenait cela pour un présage.

— Elle aimera le vin ! claironnait-il fièrement en levant ses bras vers le ciel.

Jusqu’à présent, il n’avait pas encore posé les yeux sur moi. C’était ainsi, il n’aimait pas les nourrissons, ils l’impressionnaient, je n’ai jamais su pourquoi. Chez lui, un enfant ne devait jamais pleurer et j’avais tous les droits. Quand j’ai commencé à marcher, il s’est intéressé davantage à la petite fille que je devenais, je suis devenue « sa poulette ».

Ma poupée Nanie dans les bras, j’ai fait mes premiers pas sur le carrelage en terre cuite de notre maisonnette. Papa n’était pas souvent là. Il se levait à l’aurore pour partir à la ferme, entre la vigne et les bêtes, les tâches étaient lourdes et physiques. Le soir, il rentrait fatigué et n’aspirait qu’à se poser sur le canapé pour profiter du journal sur la vieille télévision en noir et blanc. Une échelle contre la maison lui permettait de grimper sur le toit rapidement pour bouger l’antenne afin de changer de chaîne. Ensuite, il montait se coucher pendant que maman me lisait mon histoire.

Je n’avais pas deux ans, mais je parlais très bien. J’étais fascinée par la Belle au Bois dormant, mais chaque nuit, une fois la lumière éteinte, j’avais du mal à trouver le sommeil. Dans ma petite chambre mansardée, j’entendais le vent s’engouffrer sous les tuiles et les branches des arbres craquer, parfois le plancher s’y mettait aussi. Au-dessus de mon lit, la fenêtre condamnée laissait entrevoir la clarté de la pleine lune et la valse des nuages qui assombrissait la pièce. Je me sentais seule, loin de papa et maman qui dormaient à l’autre bout du couloir. Un vol de corneilles poussa des cris si impressionnants que je bondis sous les draps. Lorsque le vacarme se calma, sans bruit, je tentais d’observer autour de moi. Elle était là, au-dessus de mon lit. Comme chaque nuit, cachée dans sa gigantesque cape sombre, elle m’attendait.

Le visage pâle contrastait avec la noirceur de son regard effrayant. Une corneille sur son épaule et l’autre sur sa main. Je tremblais, je pleurais, j’étais dans tous mes états, il fallait que j’appelle maman. Plusieurs fois. Toutes les nuits, depuis des jours, des semaines, je faisais le même cauchemar. Maman se levait, me consolait, me prenait dans ses bras et attendait que je me rendorme. Parfois, la méchante sorcière disparaissait. Parfois, elle revenait et ne me quittait pas.

Une nuit, alors que je hurlais le nom de ma mère pour qu’elle vienne à nouveau me protéger, des pas lourds ont cogné sur le plancher. Ma porte à demi ouverte a été propulsée contre le mur et la lumière de ma chambre m’a brûlé les yeux.

Sans un mot, des mains robustes m’ont arraché du lit, m’entraînant dans les airs. J’ai descendu les escaliers en virevoltant dans le ciel puis j’ai été projeté sur la banquette froide de la 4 L. La grosse voix de papa, qui ne se contenait plus, à hurler :

— Puisque tu ne peux pas dormir dans ta chambre, tu n’as qu’à dormir dans la voiture !

Il était excédé par les longues insomnies que je lui faisais passer. Il m’a claqué la portière à la figure. J’étais terrifiée, j’ai pleuré de plus belle. Il faisait nuit noire et dehors tout était effroyable. Je me suis recroquevillée sur le cuir froid du siège et me suis dit que c’en était fini, que mes parents m’avaient abandonné. J’ai eu le sentiment qu’il se passait une éternité.

La portière s’était finalement réouverte et papa avait grondé :

— ­Je t’avertis, si je t’entends encore une fois pleurer dans ton lit, tu dors dans la voiture !

Puis il m’a ramené dans ma chambre avant de fermer la porte d’un coup sec.

J’ai été traumatisée par cette expérience. J’ai continué à faire des cauchemars, mais j’avais surtout peur de papa alors je n’ai plus jamais appelé à l’aide. J’ai appris à sangloter en silence, seule dans mon lit. Papa était sévère, impulsif, rustre, je n’aimais pas qu’il fasse les gros yeux et j’avais peur de sa voix grave.

Papa et papi se ressemblait, pourtant l’ambiance entre eux était souvent électrique, ils étaient rarement d’accord et le ton montait souvent très vite. Mon grand-père traitait mon père comme ses ouvriers, il n’y avait pas de passe-droit pour le fils du patron, bien au contraire. Papi décidait et papa devait exécuter. La transmission s’avérait parfois compliquée.

— Les remorques sont trop pleines, il y a du raisin plein les rues ! avait râlé papi en rentrant au cuvier.

— C’est Moumou qui conduisait le tracteur ! s’était justifié papa.

Papi avait l’habitude de rebaptisé chacun de nos ouvriers par des surnoms dont lui seul avait le don. Papa était occupé à faire les remontages et ne pouvait pas surveiller ce qu’il se tramait à la vigne.

— C’est malheureux de travailler comme ça ! Toujours plus vite et voilà le résultat… continuait de pester papi qui tenait papa responsable.

— Il n’a qu’à ramasser ! avait rétorqué papa en attrapant une pelle.

Papa était en colère, il trouvait injuste de prendre pour une faute qu’il n’avait pas commise. Il a coupé la pompe et est sorti du cuvier pour constater les dégâts par lui-même tandis que papi continuait de vociférer. Cette fois-ci, papa n’était pas décidé à s’écraser, il en avait marre des humiliations devant les ouvriers, il a fini par jeter la pelle par terre et quitter le domaine.

Le soir, en rentrant à la maison, maman l’a trouvé complètement dépité sur le canapé.

— Je ne pourrais jamais travailler avec mon père dans les pattes. Il est infernal !

Papa a raconté l’épisode à maman, il était à bout. Il ne supportait plus la façon dont il était traité.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Je vais réfléchir, mais je crois que je vais chercher du travail ailleurs…

Papa est resté buté une semaine à réfléchir aux options. Chaque jour, mamie venait le supplier de revenir. Et puis, finalement il a cédé :

— C’est pour toi que je reviens !

Je crois que c’est depuis ce jour-là qu’il n’a plus appelé son père papa. Mon grand-père était Monsieur Paul pour les ouvriers et pour son propre fils. Les disputes entre papa et papi n’ont jamais cessé, mais aucune n’a été aussi forte.

Papa se consacrait tout entier à l’exploitation et nous avions peu de place dans sa vie. La terre. La famille. Il n’y avait qu’un pas entre les deux. Être paysan, vigneron, c’était être persévérant avec la nature, choyer ses terres, ses vignes et s’émerveiller chaque matin devant ce qui changeait au fil des saisons, patienter jusqu’au dernier moment, le jour où l’on pourrait enfin récolter le fruit de son labeur. C’était des mois d’attente et de préparation, une terrible excitation, où l’on s’apprêtait à rentrer le raisin dans son chai, comme on accueille un bébé dans sa maison. La famille était très importante même s’il fallait parfois la faire passer au second plan, après son métier, son vignoble, son vin, ne pas lui donner la priorité absolue. La terre et la vigne étaient le moteur de nos vies, le trait d’union entre chaque membre, aussi différents soient-ils.

Millas* : Gâteau traditionnel médocain et familial.

Piballes* : Petites anguilles

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