VI
De retour dans sa cache non loin de la cuisine, le repas venant tout juste de se terminer, elle pouvait observer les allées et venues, toujours plus nombreuses. Elle observa avec consternation les plats revenir à moitié terminé et bien trop copieux quand l'on savait que dehors les gens souffraient de la faim. Si au Palais tous les habitants, serviteurs comme nobles, avait toujours mangé à leur faim, cela n'avait jamais empêché des règles importantes de s'installer. Les plats n'étaient jamais trop copieux et le gaspillage pouvait être sévèrement puni même pour les membres de la noblesse.
Après une longue attente, enfin, les allers-retours cessèrent, et de longues minutes plus tard, une esclave sortit des cuisines portant une lourde caisse remplie de pain et d'une marmite dans laquelle tous les restes semblait avoir été mélangé. L'assommer sans se faire remarquer, ne fut pas un problème, hormis pour sa conscience. Elle la dissimula dans un débarras non loin, remplie d'ustensile de cuisine plus ou moins usés. Elle lui lança un sort de sommeil et récupéra son uniforme. Devant le corps dénoué de la pauvre innocente, elle fut prise de culpabilité et décida de perdre du temps pour l'habiller de ses propres vêtements. Et pour parfaire son déguisement et bien qu'elle fût moins forte qu'Ode, elle utilisa un sort d'illusion pour donner l'illusion qu'elle avait bien un collier d'esclave. Son illusion était loin d'être parfaite, pour ne pas dire brouillonne. Malgré qu'elle eut travaillé des années sur les sorts d'illusion, c'était un domaine dans lequel elle restait passable. N'importe quelle personne s'y connaissant un peu en magie aurait pu voir à travers l'illusion. Cependant, très peu de zhikerhote possédait un don en magie et bien peu de gens prêtait attention aux serviteurs, cela était d'autant plus vrai pour une esclave.
Elle prit la lourde de caisse et se dirigea vers les geôles du château. Personne ne la remarqua, elle garda les yeux baissés. Malgré la lourde caisse et la destination éloignée, elle maintint un pas élevé pour rattraper le temps perdu à échanger les rôles. Pourtant, elle fut à peine essoufflée, arrivant à vue de la lourde porte séparant les cellules du reste du château.
Derrière cette porte, cinq gardes se trouvaient dans la salle de garde de la prison. Ils étaient attablés autour d'une table sur laquelle était éparpillé, chope de bière vide ou renversé, jeu de dés, document sali par des mélanges d'alcool et de nourriture… Ils criaient et rigolaient, brouillement, un se moquant de tel prisonnier, un autre pariant sur là survit d'un autre. Leur propos donné la nausée à la jeune femme dont l'entrée fut aussitôt remarquée. Soudain, son corps fut le sujet des nouveaux quolibets et des rires gras. Sa peau hâlée devint la preuve de sa saleté, ses yeux baissés preuves de sa bêtise. Le regard toujours baissé, Élentir garda son sang-froid malgré la colère montante. L'un piocha un pain encore bon, s'exclamant avec dégout :
— Le luxe, ils n'ont même pas que du pain rassis.
Il mordit devant avant d'aboyer :
— Tu fais quoi encore ici, sale esclave. Fait vite ton travail.
— Et après, tu me donneras du bon temps, s'esclaffa un autre sous le rire de ses compagnons.
On lui ouvrit la porte et elle reçut un coup dans le dos. Elle trébucha et s'effondra, étalant le contenu de la caisse. Une partie de la marmite finissant dans son corsage. Dans des grands éclats d'hilarité, les gardes refermèrent la porte.
Élentir se redressa. Elle était toujours calme, il n'était pas l'heure de se faire remarquer. Elle ramassa rapidement le pain et ce qui restait de la marmite et commença la distribution.
Jamais la prison n'avait été si pleine. On y avait enfermé tous les dignitaires, chevaliers de l'ordre des dragons et officiers de l'armée encore en vie. Tout ce beau monde avait été entassé l'un sur les autres dans des cellules à peine assez grandes pour trois personnes. Chacune de ces cellules débordait, une dizaine de chevaucheurs s'amoncelant dedans.
Les premières geôles rassurèrent un peu la jeune femme qui n'avait toujours pas révélé son identité. Elle ne vit aucun signe de mauvais traitement sur les prisonniers, ils souffraient tous de faim, quelques-uns de blessure datant de la bataille, mais aucun signe de torture. Certains semblait même avoir été soigné.
Cependant, plus elle avançait vers les cellules les plus éloignées de la seule sortie, les plus insalubres, celle qui n'avait pas servi depuis plus d'un siècle, plus sa colère remonta en elle. Quant elle arriva sur les dernières cellules, les plus miteuses, elle fut révoltée. Là, se trouvaient les membres du conseil et autre personnage important du royaume. Leurs tortionnaires n'avaient pas été aussi cléments. Un certain nombre était encore inconscient, ne supportant sûrement pas la douleur de la chair à vif.
Elle frissonna en voyant le grand et puissant Godefroy, grand chevalier de l'ordre des dragons et ministre de la Guerre, se tenant difficilement droit affaler contre le mur, portant un simple pantalon laissant apparaître un nombre de blessures qui aurait tué une personne normale. Pourtant, dans son regard, en plus de la douleur, on pouvait lire de la détermination. Il croisa le regard plein de colère d'Élentir. Un instant passa puis il chuchota avec peine :
— Tu n'aurais pas dû venir, Dame Élentir.
Se rapprochant, elle posa une main sur l'épaule du guerrier, chuchotant un sort de guérison. Bien qu'elle fût douée dans cette magie, l'homme retrouva juste un peu d'énergie et sentit sa douleur s'atténuer, elle ne pouvait malheureusement pas en faire plus, sous peine d'être démasquée.
— Stop, s'énerva-t-il. Garde ton énergie pour des trucs plus utiles.
— Ce n'est pas ça qui va épuiser ma réserve de magie. Comment cela a-t-il pu arriver ?
— Nous n'étions pas prêts pour cette bataille, nous les avons pas vu venir.
— Comment cela se fait-il ? Comment une armée entière a-t-elle pu traverser nos frontières et nos terres pour arriver ici sans qu'on les remarque ?
— Je ne sais pas, ce qui est sûr, c'est quand on s'en aperçut, il était déjà trop tard. Une fois que le siège avait commencé, on était perdu. Tout le monde, s'est battu jusqu'au bout. Le roi ne s'est jamais aussi bien battu, la reine était méconnaissable. Elle s'est servie de sa magie pour défendre le château alors même qu'elle ne connaissait aucune magie de combat. Salmar est mort après avoir fièrement défendu. Pourtant, tout cela n'a servi à rien.
La voix du chevalier faiblit, malgré la combativité qu'il affichait, il était désespéré. Élentir pencha la tête, observant d'un air attristé le général. Elle lui lança discrètement en sort de sommeil pour l'aider à se reposer. Elle se sentait si inutile. Elle ne pouvait ni les sauver ni les soigner, elle n'était qu'une spectatrice impuissante.
— Élentir, souffla une voix dans la cellule à côté.
Elle l'a reconnu aussitôt, oubliant quelques secondes tous les problèmes. Lómelindi était vivant et suffisamment en forme pour essayer de la disputer. Elle accourut vers la cellule. Elle sourit comme une enfant à la vision de son père. Elle le perdit aussitôt, apercevant les traces évidentes de torture.
— Tu n'as rien à faire ici, Gronda-t-il. Dans un tel moment, tu devrais être avec Palantir et Élédhwen. Ai-je élevé une idiote ?
Élentir fit un sourire forcé :
— Moi aussi, je suis heureuse de te revoir. Je suis ici en mission pour leur altesse.
— Arrête de me mentir ! Je te connais bien, c'est toi qui as voulu venir ici, ne te sers pas du nom de tes amis, tu me fais honte. Tu ne peux rien faire ici, tu serais plus utile près d'eux.
La colère du scribe prenait racine de son inquiétude pour la jeune femme qu'il considérait comme sa propre fille. Élentir le comprenait parfaitement. Au fond d'elle, elle savait qu'il avait raison, elle ne pouvait rien faire ici et peut-être qu'elle n'avait rien à y faire non plus. Pourtant, elle reprit la parole d'un ton presque suppliant :
— Tu as raison, mais comme je suis ici, parlons d'autre chose. Pourquoi te font-ils tout ça ?
La colère disparut du visage du scribe, toujours marqué par la douleur et la fatigue. Mais il ne parvint pas à cacher son inquiétude derrière l'amour tendre qui teintait son regard. Il reprit cependant d'une voix plus faible :
— J'ai réussi à enclencher les verrous magiques de la bibliothèque. Elle semble ainsi avoir disparu du château. Et toutes mes connaissances sont protégées par un puissant sceau. Le seul moyen pour qu'ils trouvent l'information, c'est soit qu'il trouve un mage assez puissant pour le défaire, soit que je parle. Et ce qui est sûr, c'est que je ne risque pas de parler.
Malgré sa souffrance, Lómelindi garda un regard digne. Élentir sentit son cœur se serrer et comme pour le chevalier, elle chuchota un sort de guérison qui laissa les blessures visibles, mais fit disparaître la douleur.
— J'aimerais tant faire plus, chuchota-t-elle douloureusement. Je voudrais tout vous sortir d'ici...
L'homme lui caressa la tête avec un regard protecteur :
— C'est pour ça que tu n'aurais jamais dû venir ici. Tu as le cœur bien trop fragile. Maintenant, il est grand temps que tu partes, ils vont finir par se douter de quelque chose.
— Oui, tu as raison.
Elle se retint de rajouter : « Comme toujours ». Et elle se redressa.
— Au revoir, j'espère que tout cela prendra bientôt fin.
Elle n'eut le droit qu'à un sourire comme réponse. Après un dernier regard, elle se dirigea vers la sortie. Cependant, apercevant Astal, elle se souvient d'une de ces interrogations. Elle s'approcha de la maîtresse d'arme qui ne semblait pas avoir subi de mauvais traitements. Elle s'agenouilla près d'elle, contrairement au chevalier et au scribe, elle paraissait seulement heureuse de la voir. Il n'y avait aucun mécontentement dans son regard.
— Comment vas-tu ?
— Je ne peux te dire que je vais bien, mais je m'en sors bien. Que veux-tu me demander ?
— Je me demande si tu savais où se trouve Léothéric et Ciryandil.
— Ils sont partis pour la confrérie à la demande du roi avant que le château ne tombe. À ta place, je ne m'en ferais pas. Je ne doute pas qu'ils aient pu sortir de la capitale sans problème.
Alors qu'elle allait remercier la maîtresse d'arme, la porte des cachots s'ouvrit dans un grand fracas, la faisant sursauter. Une troupe d'une dizaine de soldats, un capitaine de l'armée impérial et un homme encapuchonné pénétra la prison lui bloquant le passage.
Élentir réagit aussitôt, comprenant qu'elle était découverte. Un saut de dragon la propulsa vers la porte. Un choc violent la projeta au milieu des soldats. Le capitaine avait réussi à stopper son saut. Seul Léothéric avait réussi jusqu'à présent. N'ayant pas le temps de réfléchir, les soldats l'attaquant, elle les mit rapidement hors d'état de nuire avec facilité. Sans qu'elle fût blessée, elle se retrouva de nouveau seule devant le chevalier ennemi. Elle reprit son souffle en reculant de deux pas pour reprendre sa distance. Son instinct lui chuchotait qu'il était dangereux. Il avait été capable d'arrêter son saut de dragon, puissant sort hériter des dragons la projetant à une telle vitesse qu'elle en devenait presque invisible. Cette prouesse le plaçait déjà parmi les meilleurs combattants. Mais ce qui la rendait encore plus méfiante, c'était qu'il était un élu, termes utilisés par les zhikerhotes pour désigner un mage. Naître avec des pouvoirs magiques était très rare dans l'empire, et ceux qui en possédaient étaient considérés comme des envoyés de dieu et ils étaient formés depuis leur plus jeune âge.
Elle l'étudia durant de longues minutes sur ses gardes et il semblait en faire autant. Cet homme ne paraissait pas la sous-estimer malgré son jeune âge. Il réagissait au moindre de ses mouvements. Il n'y avait pas moyen pour elle de le vaincre, elle le savait au plus profond d'elle, et il n'y avait pas d'autre sortie que celle qui se trouvait derrière elle. Sa concentration était telle qu'elle avait totalement fait abstraction du reste des lieux, elle ne voyait rien d'autre que son ennemi et la porte de sortie. Puis un mouvement attira son attention, l'homme encapuchonné. Malgré ses efforts pour se dissimuler, elle le reconnu et ce fut trop pour elle.
— Dépose les armes, ordonna le chevalier avec un fort accent.
Le regard d'Élentir revint sur lui, bouillonnant de rage. Elle n'avait aucune envie de se rendre. Néanmoins, elle n'avait sûrement aucun moyen de le vaincre et il se trouvait entre elle et la seule sortie. Mourir ne lui serait d'aucune utilité.
Pourtant, son poignard fut projeté vers l'homme dans l'ombre et elle retenta un saut. Elle ne sut jamais si elle avait atteint sa cible, plongeant dans l'inconscience.
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