3 - Un Moment de Gêne
La drogue et le manque, tous comme la « fringale impie de la goule » ont ça de bons, entre autres, qu'ils vous mettent à l'abri de l'embarras.
De mon vivant je me suis trouvé, plus qu'à mon heure, affalé sur un matelas jaune pisseux, vêtu d'un slip kangourou trop large, le visage maculé de poudre ou la seringue dépassant du bras, la chevelure grasse, l'œil mort, l'épiderme empoissé de bave et d'autres émissions corporelles... pas toujours les miennes...
Je pouvais me trouver dans un squat ou une impasse déserte, ou comater en plein dans le passage, ou dans la vitrine d'une boutique de literie à l'heure d'ouverture, ça faisait pas la moindre différence pour moi.
Tout le monde vous serine que la véritable beauté est intérieure. Il n'y'a qu'après un bon fix qu'on peut réellement comprendre le sens de l'adage.
Néanmoins, cette protection n'est pas toujours efficace à 100 %. Les circonstances font qu'on a parfois des sursauts de honte ou de vergogne. Je me suis aujourd'hui retrouvé dans cette posture.
Bon... finis de tourner autour du pot. Je me suis fait gauler par une jeune femme alors que j'étais en train de finir une carcasse de chien crevé derrière un van sur un parking.
Il se trouve que cette jeune femme était mon ex : Deborah.
Elle m'a reconnu.
Donc, oui, voilà. C'est le genre de moment où, goule ou drogué, on se sent un peu... y'a eu un malaise quoi...
–Oh mon Dieu ! Éric ! C'est toi ? Oh... qu'est-ce qu'il est arrivé à... c'est, c'est ton chien ?!
Du calme. Me suis-je dis. Il fait nuit. Elle voit surement pas grand-chose. Elle t'a de quart, accroupi devant une silhouette canine. Retourne-toi lentement. Arrête de mâcher, et prie que rien ne dépasse d'entre tes dents...
–Oh ! C'est... c'est bien toi ! Tu vas bien ? Je m'inquiétais pour toi, tu sais... Tu as meilleure mine que la dernière fois que je t'ai vu ! Qu'est-ce que... qu'est ce qui est arrivé à cette bête ?
J'ai détalé, ma carcasse de clébard dans les bras.
Deborah est une chic fille, peut-être bien la seule bonne chose "normale" qui me soit arrivée dans ma vie. Quand elle s'est rendu compte que j'avais un problème de drogue, elle a essayé de m'aider. Elle croyait sincèrement en moi et en ma capacité à devenir un membre décent et productif de la société.
Je compte plus le nombre de fois où j'ai plongé, émerveillé, dans ses grands et beaux yeux bruns en me demandant : "Comment c'est possible d'être aussi con ?"
Prendre le large de cette fille est peut-être le seul acte charitable que j'ai jamais fait de ma vie. Je la lui ai faite à l'envers un nombre obscène de fois, plus qu'elle ne le saura jamais... mais au bout d'un moment la culpabilité était trop intense. Je n'avais pas assez de drogue pour continuer la mascarade avec elle et étouffer le remord. Je lui ai laissé un message d'adieu à peine cohérent, j'ai volé tout ce qu'il y'avait de facile à fourguer chez elle, et j'ai essayé de disparaitre de sa vie.
N'allez pas croire que je veux sonner grand prince ou romantique, hein. Je vous dirais rien du genre "elle méritait mieux", nan, nan... c'est juste que personne au monde ne méritait ça !
Et la pauvre me retombait dessus... J'ai certes évolué depuis. Je ne me drogue plus, en un sens. Je ne suis plus un poids pour la société et les autres ; en un... autre sens... Mais voilà : ton ex, devenu goule, en train de bouffer un chien mort la nuit sur un parking... personne ne mérite ça non plus !
Je commence à croire que Deborah n'a vraiment pas de chance dans la vie. On avait peut-être au moins ça en commun...
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