10 — Ecto
J’ai mangé un dealeur.
Mais ce n’est pas le plus grave : je l’ai tué avant. Je suis pas à l’aise - pas franchement dévoré de culpabilité non plus, mais pas à l’aise...
Puis c’est lui qui a commencé !
J’aime mes goules, mais j’ai parfois besoin de prendre le large. La faim fait pas ressortir les meilleurs côtés d’entre nous, et quand la chasse se passe mal et qu’on trouve rien, mon instinct me dit que je me démerderais mieux seul.
C’est comme ça que j’ai recroisé le chemin d’Ecto, l’un de mes anciens pourvoyeurs en débauche. C’est un grand type mince avec une sorte de look hybride : Baskets immaculées, sarouel sale, veste en jean sur un débardeur résille fluo et toujours un bandeau à fleur sur ses longs cheveux… le gars qui essaye de brandir le panneau « drogue » dans tous les langages urbains possible. Je m’étais pas rendu compte du nombre fou de piercings, anneaux et autres machins qu’il avait plantés dans tout le corps ; j’ai craché de la ferraille à chaque bouchée.
En fait, je rasais les murs quand cet abruti m’a reconnu et m’a interpellé :
–Éric, sinistre pince ! Tu crois que je t’ai pas vu ? Amène ton cul par ici et rend moi mon blé !
La phrase m’a rappelé des souvenirs. Sûr que j’étais dans la dette, mais je me dis que parfois, il me demandait du blé que je lui devais pas, et déphasé comme j’étais…
En somme l’individu ne m’était pas sympathique. Un dealeur c’est comme une sorte de banquier. C’est réellement pas votre ami, même s’il va user de tous les subterfuges pour vous persuader du contraire.
–Y’a erreur sur la personne, répondis-je en accélérant le pas.
Cet idiot bondit de son coin pour me couper le chemin. Son odeur dégueulasse de sueur et de parfum bon marché me parvint avec beaucoup plus d’acuité que j’aurais voulu.
- Je crois pas non ! dit-il en souriant comme un requin et en étendant les bras pour me bloquer le passage. Ouais, ouais, c’est bien toi Éric, t’as un peu changé dis moi ! On dirait que t’es encore plus moche que d’habitude ! Tu marches à quoi en ce moment ?
– Je suis clean, mentis-je par réflexe. Je fais profil bas… fous-moi la paix Ecto. J’ai pas ton blé… je te le rends un autre jour, ajoutais-je sur le ton de : « Je sais bien que je te dois rien, et tu peux aller te faire… »
J’essayais de le contourner. Il continuait de s’interposer. La faim croissait dans mes tripes froides de mort-vivant.
–Y’a une dame qui m’a cassé les burnes avec plein de questions à ton sujet l’autre soir Éric. Dit-il avec un sourire madré. Une dame avec un badge tout brillant. T’a pas été assez con pour la mettre dans une poulette, quand même ? C’est pour ça que je me retrouve à faire mes livraisons dans ce quartier pourri, ajouta-t-il en englobant du regard les environs.
–Dur… murmurais-je sans compassion, en essayant de l’esquiver. Il continua tout de même :
– Quelqu’un est mort apparemment : on lui a arraché le visage ! Je lui ai dit que t’avais pas les couilles pour ça, que t’étais juste du genre à ramasser les miettes, mais elle a pas eu l’air convaincue… ça emmerde tout le monde cette histoire ! Les gens s’énervent mon gars… Peut-être que je devrais l’appeler ? Elle est pas mal roulée en plus : j’aurais peut-être mes chances si je l’aide à te choper.
J’accusais le coup. Deborah m’avait prévenu, mais ça devenait un peu trop réel : une flic était en train d’interroger mes anciens dealeurs… je sais pas ce qu’elle allait trouver, mais rien de bon. Il était évident que ces ordures me vendraient s’ils en avaient l’occasion, surtout si je commençais à nuire à leur bizness.
J’essayais de réfléchir, mais ça ne marchait pas trop, car j’avais faim. Et ce couillon d’Ecto pensait qu’il avait l’avantage sur moi. Il pointa un index dans mon épaule. Il était assez prêt pour que je sente son haleine. Je mobilisais toute mon énergie pour résister à l’envie de lui bouffer la glotte.
–Elle a fait erreur sur la personne, tout ça va se tasser t’en fais pas. Elle va choper le cinglé qui a fait ça et tout reviendra à la normal.
Ecto se pencha pour me regarder droit dans les yeux, et son expression changea un peu. Il eut un léger mouvement de recul, comme s’il n’aimait pas ce qu’il venait de voir. Puis il fit un pas entier en arrière et haussa les épaules.
–Si c’est toi qui le dit, va… allez casse-toi Éric ! Passe-moi un coup de fil si tu as trop de blé.
–Ouais, compte là-dessus… dis-je en partant, trop heureux de laisser ce couillon à sa pauvre vie.
Mais j’avais pas fait quelques pas que je sentais un truc se planter dans mon omoplate droite. Une dizaine de centimètre d’acier que je sentis riper sur l’os pour se fourrer de biais.
–Tu pensais que t’allais me niquer mon bizness et me voler mon blé sans embrouille petite merde !? cria Ecto.
La goulitude m’avait fait perdre une partie de mes réflexes élémentaires de survie : cet enfoiré d’Ecto en avait profité pour me planter dans le dos ! J’en revenais pas…
Je me retournais lentement, encore surpris, et le triomphe s’étrangla un peu dans sa gorge. Je sentais rien. Pas de douleur du moins. Je sentais la lame, le choc de la trahison, et une gêne dans mes mouvements de bras. Mais rien de franchement plus désagréable que ça.
On est restés quelques secondes à se regarder comme des cons, je crois. Moi la bouche béante de stupeur, lui l’air de plus en plus consterné que je tombe pas au sol en hurlant.
–Putain, mais à quoi tu marches… murmura-t-il, perplexe.
La faim, et une bonne mesure de colère, m’empoignèrent les entrailles.
–Tout dépend dis-je, souriant de toutes mes dents… t’as quoi sous tes côtes ?
J’avais envie de le voir courir, et je ne fus pas déçu. Mais comme il se mit à hurler, au lieu de garder son souffle, je bondis sur son dos et lui chiquait rapidement la gorge. Je pouvais pas risquer de me faire repérer. À priori c’était le genre de quartier où personne ne veut être mêlé aux affaires des autres, mais j’attirais quand même ma proie gigotante et gargouillante dans un recoin sombre. J’enlevais la lame de mon omoplate, lui dis :
— J’ai pas ton blé, mais tu peux reprendre ça, déjà ! et la lui plantait dans l’œil.
Puis… je vous épargne les détails.
Vous l’aurez imaginé : Ecto avait un gout bizarre. Je sentais bien qu’un régime composé entièrement de dealeurs ne serait pas sain pour une honnête goule : il avait l’os mou, le muscle rare et peu ferme, des poches de mauvaises graisses mal placées… même ses organes faisaient la gueule. C’était certes mieux que du chat rance ou du clodo aviné, mais pas de beaucoup. Vivant ou mort, Ecto n’avait que de la saloperie à offrir.
À mi-repas, j’avais recouvré assez de mes sens pour m’exclamer : –Meeerde… ! en regardant le charnier. Bon j’allais finir, mais… sachant que j’avais déjà une flic aux trousses, je me mis à réfléchir aux implications de mon nouveau crime. « Et meeerde… » ajoutais-je quelques minutes après.
Je dépouillais Ecto et récupérais du pognon, des sachets de drogue, son portable, ses clés… et la carte de la détective — passablement souillée de sang. « Laetitia Roux » qu’elle s’appelait. J’avais maintenant le nom et le numéro de ma nouvelle némésis.
Une détective assez fine pour faire le tour de mes anciens dealeurs, et qui ne manquerait pas de faire le lien si elle tombait sur le plus infime reste d’Ecto. Je voulais en discuter plus tard avec mes goules pour décider quoi faire. Marjo se foutrait surement de ma gueule, mais elle était pas con… elle et Danseuse saurait quoi faire.
Je finis mon dealeur en ruminant mes options et essayait de camoufler mon méfait au mieux.
Les autres allaient m’en vouloir de dîner sans eux…
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