Chapitre 9
Ce matin, je suis la première réveillée. En même temps, je n'ai pas réellement dormi. Je me suis préparée et suis actuellement sur le comptoir de la cuisine en plein questionnement sur ce fameux jus et d'autres éléments qui m'auraient échappés. La seule chose dont je sois sûre est le goût plus qu'immonde du jus d'orange. Je me concentre pour trouver d'autres détails, comme des odeurs, des souvenirs qui ressurgissent, des voix, des lieux ou même des personnes, mais rien ne me vient pour le moment. Je fais les cent pas dans la cuisine. La faim commence à se faire sentir, mais je n'ose pas monter ou même toucher à ne serait-ce qu’un aliment dès maintenant. J'attendrai les autres pour monter manger.
Soudain, je me souviens de ce soir, dans l'ascenseur, en rentrant du Bloc de Contrôle de la Vie, quand cet homme au tatouage en croissant de lune est rentré. J'avais cette impression de le connaître sans pour autant être proche de lui. Puis ma tête m'a lancé. J'avais le tournis et comme des cymbales qui cognaient frénétiquement dans mon crâne. Lorsque j'ai rouvert les yeux, il n'était déjà plus là.
C'est déjà un bon début, Eliona. Tu as le jus amer et le garçon mystérieux.
Quand je l'ai revu, j'étais encore une fois attirée par lui, mais Noah m'a interrompue.
Je devrais trouver un moyen de lui parler. D'en savoir plus. Néanmoins, si je lui parle, je pourrai être suspecte et me faire enfermer, ce que je ne veux absolument pas.
Plus je réfléchis, plus je trouve de détails douteux. Les supposées épreuves dites par Carol et les réponses vagues et expressions de Charles Bowers.
Désormais, tellement de facteurs font surface que je ne sais plus où donner de la tête. Ni par quoi commencer :
— Le jus pourrait contenir une substance illicite.
— L'homme mystérieux pourrait avoir des informations et me connaître, mais pourrait également ne rien savoir et me déclarer aux supérieurs.
— Carol était bizarre suite à son annonce. Je ne peux aller lui parler directement sinon elle s'empressera de le raconter au général. Troisième option inenvisageable.
— Enfin, nous avons déjà tenté le coup, mais le Chef d'État-Major des Armées reste très évasif sur ses réponses. Surtout, que je ne me risquerais pas à aller voir le chef pour lui parler de mes doutes sur ses intentions. Quatrième option, bye bye.
Il ne me reste plus que l'histoire du jus, mais qui n'a encore rien donné de concret. Ça fait une semaine que je suis réveillée, une journée que j'en ai bu et le reste, j'ai essayé de ne pas en boire, mais rien. Aucun changement. Je décide de continuer de ne pas en prendre le matin - du moins le passer à Noah - je verrais ce que ça fera, s'il se passe quelque chose et je ne me tourne pas pour le moment sur l'homme au croissant de lune de peur que je me sois trompée.
J'entends du bruit venant de la chambre et déchire en petit morceau le papier sur lequel j'ai écrit. Je les place sur une poêle que je sors et les fais brûler avec de l'huile. Sur celle-ci ne reste plus rien excepté le gras de l'huile. J'ai bien trop peur qu'il fasse le tri dans les poubelles pour déceler un traître. Je commence réellement à devenir parano ma parole.
Encore la poêle sale et vide entre les mains, je me détends légèrement quand je constate que le bruit a cessé et que personne ne viendra me rejoindre. Je me retourne vers l'évier et fais la vaisselle de l'objet du délit. Les cendres et l'huile tombent dans l'évier pour finir par couler dans le tuyau.
L'ustensile encore en main, je balaye la pièce des yeux pour trouver un torchon ou, du moins, de quoi essuyer cette poêle. J’empoigne un tissu trouvé sur une des chaises du bar et essuie le poêlon énergiquement toujours paniquée à l'idée qu'une personne puisse surgir du dortoir.
Finalement, je range l'ustensile sans encombre et assure mon choix d'attendre une réaction à propos du jus.
Je m'approche des murs et me concentre sur des éléments qui pourraient sortir de la normale et qui m'avanceraient un peu plus.
Les écrans diffusent la même image de chaînes de montagnes. Ou devrais-je dire vidéo, étant donné que quelquefois, il pleut, vente ou même fait un énorme soleil. Tout cela pour nous faire croire à une magnifique vue sur l'extérieur.
J'inspecte le reste du séjour, mais suis surprise par une voix dans mon dos :
— Qu'est-ce que tu fais ?
Prise en flagrant délit que je ne pourrais expliquer, je retire discrètement l'élastique accroché à mon poignet, me retourne et le montre à la voix.
— Mon élastique ! Mais je l'ai retrouvé. Comment tu vas, Aloïse ? Bien dormi ? dis-je innocente.
Je m'assois sur le fauteuil où j'ai « retrouvé » le fameux élastique et m'attache les cheveux avec.
Elle ne fait aucune remarque sur mon chouchou et enchaîne :
— Tu es debout depuis longtemps ?
Aloïse n'est pas très bavarde, mais quand elle ouvre la bouche elle est généralement très directe.
— Oui. Je n'arrivais plus à dormir alors j'ai décidé de me lever pour ne pas vous réveiller en changeant continuellement de position. Et toi ? Pourquoi es-tu debout ? demandé-je finalement. Ne me dis pas que je t'ai réveillée, si ?
Un fin sourire apparaît sur ses lèvres. Je ne comprends pas pourquoi, puis je me rends compte que j'ai tout enchaîné.
— Non. Tu ne m'as pas réveillé.
— Oh... cool. Enfin non pas cool, mais plutôt, je suis soulagée que ce ne soit pas moi, déclaré-je rapidement.
Elle rit finement, ce qui d'un côté me fait sourire. C'est la première fois que je l'entends rigoler.
— Fait attention Shields, tu pourrais être déclarée comme suspecte à déblatérer comme ceci, continue-t-elle de rire.
C'est la première fois que l'on parle aussi longtemps.
— Tu as raison. Je ferai plus attention à l'avenir, merci, rentré-je dans son jeu en ajoutant un clin d'œil.
Elle s'installe dans le canapé à ma droite et allume le téléviseur. La blonde zappe encore et encore, pour finalement tomber sur une chaîne de musique dont je ne connais ni l'artiste, ni le titre.
Nous écoutons sans discuter. Elle dessine sur une feuille qu'elle jettera comme toutes les autres. Moi, je tapote ma cuisse au rythme de la musique en reposant mes yeux. Nous sommes toutes les deux en pyjama, mais nous ne pouvons nous changer au risque de réveiller le reste de la coloc. Néanmoins, cela n'empêche pas une personne de le faire et nous savons très bien qui c’est.
Comme tout le monde est réveillé par le bruit d'eau, nous décidons avec Aloïse de nous diriger vers les douches pour également nous préparer, en passant récupérer nos affaires du jour. Brook, Alec et Noah sont debout en train de faire leurs lits respectifs. Liam résiste pour se lever bien qu'il soit éveillé par ses retournements brusques. Le lit de Raphaël et Montana sont vides et je ne pense pas que le timide ait décidé de secouer tout le monde avec l'eau de la douche.
Nos vêtements en mains, nous nous dirigeons tous vers les douches. Après une semaine à cohabiter et devoir se changer en public, pratiquement toute la coloc est devenue impudique. Moi un peu moins. Je reste tout de même de dos. La seule chose qu'ils voient sont mes fesses et le côté de mes seins que je tente de cacher malgré tout. Montana s'est bien évidemment moquée de moi sous les insultes des autres et plus personne n'est revenu là-dessus. Comme nous l'avions tous promis à ce moment, personne ne regarde, nous laissons son intimité à chacun.
Nous finissons et nous nous regroupons dans le salon attendant le reste pour aller manger. Sans surprise, Montana nous rejoint toute pimpante, après l'avoir appelée plusieurs fois.
À peine de retour et déjà en train de faire chier le monde.
Madame a voulu prendre une bonne grosse douche pour retirer toute la saleté des murs de la fosse, puisque oui ! Elle est partie jusqu'à hier soir dans la fosse suite à une non-obéissance envers son dirigeant le mercredi soir. Elle était déjà privée de nourriture mais ça n'a pas empêché Charles de la priver de nourriture dans la fosse à ce que j'ai compris. Bref !
Sur le chemin de la cafet', Noah ne cesse de me jeter des regards en coin. Je tente de me concentrer sur les couloirs, mais les images d'hier me reviennent. Je ne sais pas quoi en penser et comment réagir face à lui et les cernes sous ses yeux m'affirment que lui aussi n'a pas dormi.
À table, nous attendons que Monsieur Bowers prenne la parole pour nous donner notre nouveau rang et notre nombre d'étoiles. Nous n'avons pas l'autorisation de manger avant ce discours donc nous discutons. Encore et encore. De tout et de rien, jusqu'à ce que ma main frôle celle de Noah à ma droite. Je le regarde, il me regarde, mais nous ne disons rien. Sauf quand il ouvre la bouche pour dire quelque chose, mais que Charles décide de faire son entrée.
— Bonjour à tous, chers amis ! J'espère que vous vous portez bien. Aujourd'hui-
— Je te le dirais après, me chuchote Noah dans l'oreille, par-dessus la voix forte du chef d'État-Major des Armées.
— -jour, où nos nouveaux arrivants, plus si nouveaux que ça, rigole-t-il, vont connaître leur rang parmi vous tous chers collègues. Alors accueillez-les bien et faites attention à eux. Comme chaque fois que nous faisons cela, certains et certaines d'entre vous vont monter ou descendre de rang. Je ne veux aucun mécontentement de votre part et aucune exclamation de joie, me suis-je bien fait comprendre ?
— Oui Monsieur Bowers ! s'exclame la salle entière d'une même voix.
Il commence à énumérer des noms, ce qui fait se lever des hommes et des femmes. Quelques-uns descendent d'une étoile, de deux ou montent de trois. Tout est aléatoire en apparence, mais sous cela se trouve une réflexion et de grandes et longues réunions.
Soudain, le nom de l'un de nous surgit dans le silence de la cantine :
— Nelson Liam. Rang deux.
Le désigné se lève et rejoint la zone du rang deux, comme chaque membre avant lui.
D'autres noms arrivent comme celui de Raphaël – rang quatre, de Brook – rang trois, celui d'Aloïse – rang quatre.
Il ne reste que Noah, Montana, Alec et moi.
Les noms continuent de défiler, à croire que tous changent de niveaux, sans laisser la place à nos derniers noms. Nos colocataires déjà partis nous regardaient tous se demandant si nous serions bien cités, jusqu'à ce que ce moment arrive :
— Smith Alec, rang trois. Robinson Montana, rang un, clame Charles.
Nous les regardons se lever et se rendre dans leurs zones tandis que Noah et moi restons là à attendre notre rang.
— Sanders Noah, rang trois.
Il ne se lève pas. Pas encore. Il attend ma zone. Savoir où je serais.
— Shields Eliona, rang quatre.
Nous nous regardons dans les yeux et nous nous levons d'un seul homme. Je vais pour m'avancer vers mon rang, sous le discours du chef du Bloc P, mais Noah me retient.
Il s'approche et, toujours à mon oreille, me chuchote :
— On devrait réessayer la chose d'hier. Le goût de tes lèvres m'a intrigué.
Surprise par ces mots, je ne réagis pas et reste plantée au même endroit comme une plante desséchée tandis que lui a déjà rejoint sa table.
Monsieur Bowers continue son speech et c'est seulement quand il nous souhaite un bon repas que je me réveille enfin, me dirige vers les gens de rang quatre, où est ma place à partir d'aujourd'hui.
Visiblement, Noah et moi ne nous étions pas fait prendre et ne risquions donc pas de nous faire fouetter durant une semaine.
Je me place en face de Raphaël et lui souris alors que les drones serveurs nous présentent notre repas. Deux viennoiseries. Un croissant et un pain au raisin. Un verre de lait froid et un verre de jus d'orange. Malheureusement, Noah n'est plus là pour le boire à ma place. Je ne peux le proposer à une personne que je ne connais pas, au risque de me faire dénoncer, s'il y avait quelque chose dans ce jus. Donc j'ai deux options : Aloïse qui est derrière moi sur une autre table ou Raphaël, qui lui, est en face de moi. Bref, mangeons d'abord puis buvons après.
Raphaël est toujours aussi timide, mais un gars à côté de nous a réussi à le faire parler un peu plus que d'habitude. En tout cas, les gens nous ont très bien accueillis. Ils nous ont mis dans l'ambiance et nous sommes plus détendus que lorsque Charles Bowers a commencé à parler.
Autour de moi, tous nos amis ont l'air d'être bien. Noah et Alec font déjà les pitres encouragés par Brook comme spectatrice, Aloïse sourit à quelques anecdotes racontées par des personnes de sa table alors qu'elle glisse son assiette dans le compartiment servant à avoir du rab et Montana drague un gars qui se fout complètement d'elle. Normal, quoi. Moi, j'observe. Voir si quelque chose d'autre ne me sauterait pas aux yeux. Mais non. Rien. L'homme mystérieux se trouve dans ma zone. Trois tables plus loin en biais de moi. Il me regarde l'air perdu dans ses pensées. Quand j'aimerais le faire revenir à lui, Noah me coupe en buvant mon jus.
— Tu viens. On a fini avec A et B. Toi aussi visiblement, lance-t-il en me faisant un clin d'œil.
Je comprends son allusion au jus qu'il vient d'ingurgiter à ma place et souris.
— Qui sont A et B, au juste ?
— Bah Alec et Brook. Oh là, là, Eliona, faut vraiment tout t'expliquer à toi, me taquine-t-il.
Je me lève et les suis jusqu'au dortoir, qui reste le même durant toute la formation.
Une fois là-bas, chacun s'occupe comme il le souhaite. Brook est partie aux fourneaux, Alec et Liam font un Uno, Noah regarde la télé et moi, j'écris, assise sur le canapé.
***
Je suis réveillée par une bonne odeur de miel émanant de la pièce principale. Je suis belle et bien dans mon lit. J'ai dû m'endormir sur le canapé tout à l'heure et un des garçons m’a portée jusqu'ici.
Mon carnet ! Où est mon carnet ?! Oh non ! Ne me dites pas que celui qui m'a portée a lu ce qui s'y trouvait ?! J'espère sincèrement que personne n'a vu son contenu.
Je sors du lit et inspecte mon petit bracelet. 13h27. Je me dirige vers la porte et rentre dans le rigolo de service.
— Ça va ? Je ne t'ai pas fait mal ?
— Non, ça va, ne t'inquiète pas, lui réponds-je en un sourire.
— Heureusement. Au fait, je venais te réveiller pour manger. Brook nous a préparé de délicieuses pizzas chèvre-miel.
— Je devrais me dépêcher alors. Je veux absolument ma part, dis-je en pointant la direction du salon.
Il rigole et replace une de mes mèches de cheveux qui venaient de barrer mon visage. L'atmosphère devient légèrement brûlante à son geste et prise d'un élan de courage, je lâche :
— Tu ne voulais pas tester une seconde fois le geste d'hier soir ?
Il ancre ses yeux dans les miens surpris par mes mots et son regard descend petit à petit jusqu'à mes lèvres.
— En effet, mais je ne voudrais pas perdre le contrôle en entrant en contact avec l'ennemi.
— Parce que je suis l'ennemie maintenant. Ça n'en avait pas l'air hier.
Toujours scotché à mes lèvres, mon regard se balade sur son visage pour finir par atteindre sa bouche.
— Sache Eli, que tu seras toujours mon ennemi parce que si je n'en ai pas alors sur qui je m'acharnerais.
— Pourtant, tu as le choix. Nous sommes quatre, mais trois sont encore au choix. Aloïse, Brook... énoncé-je en me rapprochant un peu plus à chaque nom. Et Monta-
— Ferme la Shields, clame-t-il en fondant sur mes lèvres.
Ses lèvres ont toujours le même goût. Un goût orangé que je commence à apprécier. Un peu trop même. Son baiser est aussi doux que la veille, mais plus bouleversant comme pour me faire comprendre son ressenti sur mes paroles.
Nous nous séparons en entendant des pas dans notre direction puis la tête d'Alec surgit dans l'encadrement de la porte.
— Vous venez les tourtereaux ?
Si seulement il savait.
— Raphaël est en train de bouffer toute la pizza. Si vous en voulez, il va falloir vous dépêcher, ajoute-t-il.
Comme un déclic, je sors en courant de la pièce.
— RAPHAËL WHITACKER ! JE T'ORDONNE D'ARRÊTER DE MANGER MA PART SUR LE CHAMPS ! IL EST HORS DE QUESTION QUE L'UN DE VOUS MANGE MES PARTS DE PIZZA CHÈVRE-MIEL, ME SUIS-JE BIEN FAIS COMPRENDRE ? hurlé-je en déboulant dans le salon tous les regards braqués sur moi.
Derrière moi, Alec et Noah se regardent et personne n'ose bouger, ne serait-ce que le petit orteil.
— J'y suis allée un peu fort ? demandé-je gênée.
Toute la coloc éclate de rire, exceptée Montana qui lève les yeux au ciel. Même Raphaël rigole !
Le voleur de pizza lâche la part qu'il tenait et lève les mains en l’air en signe de paix. Je les rejoins, suivi de près par le duo derrière moi. Encore une fois, je fais abstraction de ce qu'il s'est passé dans la pièce voisine et profite de l'après-midi entière que j'ai de libre avec toute la troupe.
Je sais très bien que le sujet reviendra bien assez vite sur le tapis alors quelques heures de répit pour reprendre mes esprits ne me feront pas de mal.
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