Enragé

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A l’ombre de l’illustre pommier de la famille, bien calé sur la terre fraichement retournée, Sébastien joue à la console. Plus que quelques minutes de jeu et il terminera le niveau qui lui donne tant de fil à retordre depuis des mois. Plus que quelques monstres à tuer et viendra le Boss ultime. Celui qu’aucun de ses amis n’a réussi à battre jusque-là. Il serait le premier à venir au bout de cette histoire, pour qu’il puisse se vanter et peut-être attirer l’attention d’une fille ou deux. La petite Julie peut-être avec ses longs cheveux aussi noirs qu’un soir d’hiver et son sourire si parfait qu’il fond à chaque fois qu’il l’aperçoit. Ou peut-être Maëva, la blondinette aux yeux bleus aussi profonds qu’un océan sans vague, première de la classe, pour qui son cœur battait l’année dernière.

Mais pour le moment il doit se concentrer sur l’écran. Un coup de joystick à gauche et il passe sous la garde du bras droit du Boss. Un coup d’épée, une roulade et voilà : le dernier moment du jeu, l’affrontement avec Verkos, la bête à trois têtes, aussi grand que plusieurs étages et encore plus ignoble que tous les films d’horreur qu’il a pu voir en cachette. Des yeux globuleux, des bouches béantes d’où jaillissent d’immenses crocs acérés, une bave mousseuse qui dégouline et fait des trous dans le sol. Et que dire de ses bras musculeux cernés de veines noirâtres et terminés par des mains calleuses et ensanglantées ? L’horreur à l’état pur !

Mais Sébastien n’a pas peur. Il n’a plus peur depuis que la Voix lui parle.

« »

  • Oui, je sais, tu seras toujours là.

« »

  • Je peux terminer avant ? J’ai jamais…

« »

  • Bon d’accord, je vais préparer tout ça.

Sébastien se lève, époussète la terre collée à son pantalon, ne fait pas attention aux légères vibrations qui viennent de la terre et traverse le jardin. Un petit potager où l’on peut apercevoir de l’aneth, du cerfeuil, des carottes ou encore des radis, une balançoire rouillée sur laquelle il n’est plus monté depuis des lustres, deux petites cages de foot et la terrasse aménagée sur laquelle trône une jolie table en plastique et des chaises qui ne demandent qu’à être occupées. Une fois rentré, il se dirige directement à la cuisine, prend la seringue contre le diabète de son père, enlève le produit et le remplace par de la javel et du désinfectant avant de la mettre dans sa poche.

Sébastien monte dans sa chambre, fait son sac comme un parfait écolier puis s’empresse d’ouvrir le placard pour prendre ses crampons alors qu’il n’a pas d’entraînement aujourd’hui. Il les fourre bien au fond de son cartable et redescend. Un petit-déjeuner rapide à base de petits pains au chocolat, de jus de fruits multivitaminés et il prend la direction de l’arrêt de bus. Ses parents ne sont pas là pour lui souhaiter une bonne journée, mais il a l’habitude : sa mère est infirmière et son père fait beaucoup de déplacements à l’étranger. Ils doivent dormir actuellement. Sébastien prend un bout de papier et écrit ce que la Voix lui a dit d’écrire.

« Bonne journée maman, bonne journée papa. Je vais à l’école, reposez-vous bien. Ne vous inquiétez pas, j’ai bien préparé mon sac. A tout à l’heure. Bisous. Séb »

Avec le fameux petit cœur dessiné.

Le trajet est rapide, très rapide. Sébastien n’a pas le temps de se sortir de ses pensées qu’il est déjà arrivé à l’école. Il n’a pas écouté les conversations de son meilleur ami, il a juste entendu des mots comme « jeux vidéo », « télévision », « nichons » - parce que oui, l’adolescence approche – et « scie circulaire » - mais là il n’est pas certain du mot.

Le cours passe là aussi à une grande vitesse jusqu’à ce que retentisse la sonnerie. Porté par l’engouement de ses copains, il s’empresse de mettre ses chaussures de foot et de sortir de la salle. Ses crampons résonnent sous le préau, les surveillants se retournent sur son passage et sourient. Ils savent que c’est un fan inconditionnel de foot et qu’il va faire un petit match comme à chaque récréation. Des crampons ? Pourquoi pas, se disent-ils.

Deux équipes de trois, vestes en guise de poteaux et le match est lancé. Erwan, Karim, Tony dans l’équipe adverse ; Youssef et un qu’il ne connaît que de vue dans son équipe. Des petits ponts dignes de Ronaldinho, des accélérations à la Mbappé, des frappes à la CR7, des buts et des sourires. Surtout des sourires, jusqu’à ce que la Voix lui rappelle ce qu’il doit faire.

Sébastien change, il se fait plus agressif, donne des coups d’épaule, râle à chaque tir raté et lorsque l'un des joueurs lui pique le ballon, il le tacle férocement à la cheville.

Crac !

Sébastien sourit encore plus fort, détourne le regard et s’en va.

Les surveillants accourent, le gamin est en pleurs. Ils rattrapent Sébastien qui fait semblant de rien.

  • Pourquoi t’as fait ça, Sébastien ? On vous a toujours dit de jouer calmement, vous n’êtes pas sur un terrain de foot.
  • D… Désolé… je ne voulais pas, marmonne-t-il innocemment.
  • Bon… ce n’est pas grave, ça doit juste être une entorse. On va l’amener à l’infirmerie et tu viendras t’excuser plus tard. Entendu ?
  • Oui, promis !

Il retourne dans la classe, retire ses crampons et les range calmement en attendant la reprise des cours.

« »

  • Ah oui, j’avais oublié !

Sébastien sourit à nouveau, de toutes ses dents, le regard ailleurs. Il prend quelques punaises et les dispose sur la chaise de son professeur. En rond avec au milieu la plus grosse. La prof revient, surprise de le voir assis alors qu’il est toujours dans les derniers, mais ne s’en formalise pas. Tout le monde arrive dans le raffut habituel qui s’arrête en quelques secondes. Le cours peut reprendre.

La maitresse s’assoit. Hurle. Pleure.

Sébastien sourit, un rictus presque possédé.

  • Qui… qui a fait ça ? crie-t-elle entre deux sanglots et en touchant son postérieur douloureux.

Personne ne parle, personne ne sait. A part Sébastien.

  • Je… je reviens. A mon retour, interrogation écrite sur tout ce qu’on a vu depuis le début de la rentrée !

Les élèves râlent, mais quelques-uns ricanent.

  • Je sais pas qui a fait ça, mais il est fort, le con !
  • Ouais ! Depuis le temps qu’on a envie de lui jouer un tour à cette pétasse !
  • Non mais ça ne se fait pas, c’est dangereux !
  • Oh tais-toi, suceuse va ! T’es sa préférée alors attention, la prochaine fois vérifie bien ta chaise !

Après quelques minutes, l’institutrice fait son retour, les yeux encore embués de larmes et leur ordonne de sortir une feuille.

  • Pas pour toi, Sébastien, dit-elle en s’asseyant tout doucement. Toi, tu vas chez le directeur, on vient de me dire pour tout à l’heure. Tu dois aller t’excuser. Tu rattraperas l’interrogation plus tard.

Il marmonne mais ne dit rien. Comme un automate il se lève et va nonchalamment jusqu’au bureau du directeur comme si de rien n’était. Les couloirs semblent avoir perdu leurs couleurs, il ne voit que du noir et par moment des taches rougeâtres qui s’écoulent de larges fissures. Le voilà devant le bureau. Il tape trois coups et attend.

  • Entrez ! Ah Sébastien, viens t’asseoir.

« »

Pendant tout le laïus du directeur, la Voix lui a parlé et il n’a cessé de caresser la seringue dans sa poche. Il n’a rien remarqué, c’était comme s’il était dans une bulle hors du temps, dans sa bulle où tout est bien plus marrant finalement.

  • Sébastien, tu m’écoutes ? Tes parents ne répondent pas, et comme c’est la première fois qu’il t’arrive quelque chose comme ça, je ne vais pas te punir. Demain, tu viens avec tes parents et tu t’excuseras comme il faut. D’accord ?
  • Oui, monsieur.
  • Que ça ne se reproduise plus, tu as un dossier irréprochable, ce serait dommage.
  • Promis ! Oh, monsieur ?
  • Oui ?
  • Comment va Tony ?
  • Il a la cheville… cassée. Mais ce n’est pas grave, ça arrive quand on joue à fond, ne t’en fais pas.

Sébastien ne s’en fait pas, il s’en fiche à vrai dire. Non, ce n’est pas vrai, il referme la porte, attend d’avoir parcouru quelques mètres et éclate de rire.

La journée se passe à une vitesse folle, Sébastien est quelque peu absent. Il n’entend que des bribes de conversation, répond mécaniquement aux questions, mange sans faim à la cantine et recommence à être absent l’après-midi. Quand sonne 16 h 30, il est le premier à sortir de la salle et à courir à l’arrêt de bus.

Une fois n’est pas coutume, il prend le siège derrière le conducteur et met ses écouteurs. Sept arrêts et il sera chez lui, sept arrêts et il pourra rejouer à la console comme la Voix lui a promis. Mais il doit faire une dernière chose avant.

« »

  • Ok, et je sors direct ? Je lui dis quoi ? Que je ne me sens pas bien ?

La Voix le rassure.

Sébastien sort la seringue de sa poche, appuie et tapote sur le piston pour être sûr que son produit maison sera bien injecté, comme lui a appris sa mère quand ils jouaient. Le liquide coule ; il attend un tournant, pique le conducteur à la jambe. Celui-ci sursaute, pousse un énorme juron, mais personne ne l’entend, le brouhaha à l’arrière est trop fort.

  • Monsieur ? souffle-t-il à l’intention du chauffeur, en s’efforçant de paraître souffrant – il se pince la jambe très fort pour pleurer.
  • Qu’est-ce qu’il y a gamin ?
  • Vous pouvez vous arrêter s’il vous plaît ? Je ne me sens vraiment pas bien.
  • T’habites encore loin ?
  • Non ça va aller, et si jamais j’appellerai mes parents.

Le chauffeur a très mal, des bouffées de chaleur, son sang est en ébullition, ses muscles se contractent, sa vue se brouille. Il s’arrête et laisse descendre Sébastien avant de souffler un grand coup et de reprendre la route.

Sébastien sourit lorsqu’il voit le bus prendre de la vitesse au loin et rentrer dans une voiture. Le bruit lui donne des frissons, mais il doit se dépêcher, son jeu l’attend. Même s’il aime voir les premières flammes et sortir les blessés, il ne peut rester là. Il court à en perdre haleine, il connaît les raccourcis. Personne ne va savoir qu’il était là quand l’accident est survenu. Personne ne l’a vu, d’ailleurs. C’est une route de campagne à quelques mètres de l’entrée de sa ville. Parfait en somme.

Arrivé chez lui, il ouvre la porte, jette ses affaires, se déchausse et retourne à l’ombre du pommier. Il ne fait pas attention au voyant du téléphone qui clignote. Sa console est toujours là où il l’a laissée, mais elle a bougé de quelques millimètres, il en est sûr. Il l’allume et se replonge dans le jeu, dans l’affrontement final.

La terre remue à nouveau, bien plus fort qu’auparavant et un léger râle semble sortir d’en dessous. Sébastien y fait attention cette fois. Puis il se rappelle.

La Voix lui murmure quelque chose qui le fait rire et pleurer en même temps, ses lèvres s’étirent en un sourire diabolique et de la mousse commence à couler lentement.

Elle le rassure.

« Tu as frappé assez fort, c’est bientôt la fin pour eux. Allez joue, tant que je serai là, tu feras ce que tu voudras. »

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