Rire vespéral

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La nuit tombait avec peine sur le village d’Ysvach, restait une lueur timide provenant du lointain. Une aubaine pour les habitants, les Ombres n’allaient pas venir tout de suite. Alors que les moins téméraires rentraient chez eux en prenant le temps de retracer les symboles de protection sur leur porte et de bien fermer les volets renforcés, quelques courageux – ou risque-tout, ça leur conviendrait mieux - continuaient à vaquer à leurs occupations.

Plusieurs lingères revenaient du lac sans se presser, deux baluchons de vêtements lavés sous les bras ; un groupe d’enfants jouait tranquillement aux abords de la forêt et essayait de se faire peur ; un très vieil homme appuyé sur une canne regardait sans voir les alentours tout en ébauchant quelques signes sur le sol. Le Sage du village, comme tout le monde l’appelait, le plus âgé de tous, celui qui connaissait le mieux les Ombres. Elles l’avaient kidnappé, lui et d’autres malheureux, lorsqu’il n’était qu’un gamin et encore aujourd’hui il ne savait pas vraiment par quel miracle il s’était échappé. Il se rappelait vaguement d’un groupe de soldats – ou peut-être de chevaliers, il n’en était plus sûr – dans des armures aussi brillantes que l’astre solaire et ornées de nombreux symboles. Et c’était tout. De tout ça, il avait récolté quelques blessures qui ne guérissaient pas et le faisaient atrocement souffrir.

Il n’avait plus parlé depuis, mais son regard ne mentait pas. Lorsqu’il regardait la forêt, des larmes coulaient involontairement et il se mettait à trembler de tout son corps. En son for intérieur, Kael repensait à ses amis qui n’avaient pas eu la chance de s’en sortir vivants. Tous les noms et les visages passaient devant ses yeux à longueur de journée et hantaient ses nuits. A chaque réveil, il faisait le tour du village et redessinait les symboles un peu partout, les mêmes symboles qu’il avait vus sur les armures de ses sauveurs. C’est ce qui les protégeait encore aujourd’hui. Cependant, certaines nuits, les Ombres arrivaient à entrer dans l'une des masures des villages pour faire un massacre. Tous les habitants n’avaient pas peur comme lui car ils ne connaissaient pas la vérité, car ils n’avaient pas vécu les horreurs dont Kael avait été témoin. Certaines personnes se pensaient au-dessus et ne protégeaient pas la maison comme elles devraient le faire. Elles se contentaient d’un ou deux symboles ici et là, et flirtaient avec le crépuscule comme pour faire un pied de nez aux monstres qui avaient hanté leur enfance.

Alors que les derniers rayons du soleil mouraient dans le lointain, Kael se raidit et se leva en s’appuyant fermement sur sa canne. Quelque chose dans l’air mettait ses sens en alerte. Avec raison puisqu’un rire démoniaque retentit en écho dans chaque direction, un rire qu’il n’a jamais oublié. Il savait que c’étaient les Ombres qui riaient de concert, que c’était le prélude à une nouvelle nuit de terreur, pourtant on n’entendait distinctement qu'une seule voix.

Il s’empressa de rentrer comme les autres habitants. Enfin pas tous, quelques téméraires paradaient doucement et jouaient avec la ligne de démarcation que le Soleil proposait une dernière fois. Mais tout alla très vite, trop vite : l’obscurité tomba d’un coup d’un seul et engloba le village. En quelques secondes, d’immenses silhouettes sortirent de la forêt et se déchainèrent. Deux adolescents tombèrent sous leurs coups, la tête détachée du corps et des geysers de sang qui allèrent recouvrir les autres fuyards. Trois autres succombèrent, dévorés lentement par les Ombres, le bruit de mastication s’entremêlait avec des bruits de succion.

Alors qu’il ne restait plus que des tas d’os rongés et brisés, les Ombres déglutirent et recrachèrent quelques viscères entre deux glaires, se mirent à rire à nouveau puis s’arrêtèrent dans un même mouvement pour regarder l’un des plus grands arbres. Un jeune garçon d’une dizaine d’années était en haut et n’arrivait pas à descendre. Shet aimait grimper partout où il le pouvait, mais cette fois il avait été trop haut, beaucoup trop haut. Une branche cassa sous son poids ; il dut se rattraper à une autre et se hisser encore plus haut. Il commença à pleurer. Sa sœur, d’une dizaine d’années son ainée, ouvrit la fenêtre et cria son nom.

  • Shet ! Shet ! Rentre à la maison tout de suite ! ELLES arrivent !
  • Je ne peux pas descendre, Mae, c’est trop haut ! Aide-moi !

Mae sortit en trombe de la maison et s’avança de quelques centimètres, partagée entre sa peur viscèrale des Ombres et sa nature de grande sœur, elle qui était sa seule famille depuis la mort de ses parents tués par ces mêmes créatures. Prenant son courage à deux mains, elle s’avança un peu plus ; le rire devenait plus fort et un souffle ardent jaillit de la forêt. L’herbe noircissait, l’atmosphère se réchauffait. Les Ombres ne se désintéressèrent pas pour autant de Shet, c’était comme si Mae n’existait pas. L'une d’entre elles plongea son regard enténébré dans celui de la jeune femme, ses griffes remontèrent le long de son visage et elle entreprit de retirer quelque chose. Le haut d’un crâne apparut, constellé de croûtes verdâtres, mais c’était tout ce que Mae put apercevoir.

Le Sage fit tomber sa canne et l’attrapa.

  • T… pas… aller… sont là… marmonna-t-il du mieux qu’il le pouvait après des années de mutisme.
  • Je ne peux pas l’abandonner, c’est mon frère ! Il est tout ce qu’il me reste !
  • Sécurité… haut… arbres… peut-être… Ne… regarde pas…

Mae essaya d’échapper à la force de Kael, mais elle n’y arrivait pas et s’effondra en pleurs dans ses bras. Il l’emmena chez lui, ferma la porte et les volets puis alluma un feu. Dehors, le vent fouettait les maisons, des chuchotements morbides transperçaient les protections ; toujours ce rire démoniaque qui martelait les cœurs et les esprits et donnait des sueurs froides.

Le Sage but une gorgée d’eau et se racla la gorge plusieurs fois. Mae fixait la porte, le regard vide. Ses larmes ne coulaient plus, mais le chagrin la submergeait. Son petit frère était perdu, elle le savait. De colère, elle donna un coup dans une chaise.

  • Arrête ! Ne… de bruit. Elles entendent… pas envie… forcer… mes protections, réussit à articuler Kael.

Mae se retourna et vit le Sage comme il était : un vieil homme au visage creusé, aux cicatrices multiples et un regard mort où subsistaient encore quelques lueurs sombres. Elle se força à se calmer.

  • Je… Shet… Je dois aller le sauver, chuchota-t-elle. Dites-moi comment vous avez survécu, s’il vous plaît.

Toc toc toc, c’est moi Mae, ouvre-moi !

Le visage livide, elle se leva et se précipita vers la porte. Kael la rattrapa de justesse et lui mit une gifle.

  • Ce n’est pas lui ! C’est… comme ça qu’elles font. Elles imitent… et les gens ouvrent… Il ne faut pas.
  • Dites-moi comment vous avez survécu ! Je dois savoir !
  • J’ai l’air d’avoir survécu ? cracha-t-il, sa voix maintenant quasiment revenue après plusieurs verres.
  • Mais…
  • Je ne veux qu’une chose : mourir.
  • Ce n’est pas vrai ! Vous êtes encore là, je vous vois tracer des symboles encore et encore sur toutes les maisons et vous m’avez empêché de…
  • Je… Je ne veux juste pas perdre d’autres gens que je connais, c’est tout. Moi, je m’en fous.

Cette fois-ci, ce fut Mae qui gifla le vieil homme.

  • Arrêtez vos conneries et racontez-moi. Je m’en fous que vous vouliez mourir, moi je veux sauver mon petit frère ! Peu importe où je dois aller et même si je dois y passer. Je veux qu’il vive !

Kael capitula devant la force de la jeune femme et se replongea malgré lui dans des souvenirs enfouis au plus profond de lui. Il se rappela la nuit où il avait été kidnappé : le froid dans tout son corps, des doigts crochus qui arrachaient sa peau, des rires et des voix lugubres, des arbres encore et encore, une sorte de trou… un terrier peut-être.

  • Je crois savoir où ELLES se cachent, mais il ne faut pas y aller, tu vas mourir.
  • Venez avec moi ! Je suis sûr que…
  • Non !

Kael avait crié, un hurlement qui se répercuta sur les murs de sa chaumière. Il pleura, tomba à genoux. D’autres souvenirs l’assaillaient : sa famille massacrée par les Ombres, les corps démembrés qu’il avait retrouvés à son retour, l’odeur du sang qui ne l’avait plus jamais quitté, sa jambe à moitié dévorée…

  • Non ! hurla-t-il à nouveau. Je ne peux pas… Je suis désolé…

Mae le berça comme un enfant, comme elle le faisait avec Shet lorsqu’il avait peur. Elle siffla une mélodie, quelques notes submergées par les rires qui devenaient de plus en plus rauques jusqu’à leur vriller leurs tympans. Du sang coulait de leurs oreilles ; ils s’évanouirent dans la seconde.

Un silence absolu accueillit le réveil de Mae, vite remplacé par le corps glacial du Sage encore dans ses bras. Il n’était plus. Elle ne savait pas comment réagir, mais ce qu’elle savait, c’était que son frère avait été emmené par les Ombres, cela ne faisait aucun doute. Alors qu’elle reposait le Sage au sol, elle aperçut un bout de papier dans l'une de ses mains ridées. Un papier qui lui était destiné.

« Mae, je ne tiendrai pas la nuit, je le sens, c’est pourquoi je t’écris ces quelques mots qui, j’espère, pourront t’aider à sauver ton frère, ou au moins à faire ton deuil. Peut-être tu croiseras les Protecteurs. Je l’espère pour toi. Les Ombres abritent la forêt, dans un très grand terrier. Passe par l’arrière de la maison des Blandet, continue tout droit jusqu’à trois arbres aux branches cassées. Tu ne les louperas pas, ça fait une sorte de cercle. Et à ta droite un peu plus loin, tu y seras. Tu vas le savoir, tu vas le sentir, même en journée elles… »

Le mot s’arrêtait là.

A l’extérieur, la vie reprenait son cours dans un silence macabre. Quelques personnes, plus ou moins habituées au massacre, s’avancèrent vers les restes des victimes et les ramassèrent, puis creusèrent une tombe au fond du village, leur cimetière à eux. Des mots susurrés aux cieux, des prières vides de sens et tous repartirent à leurs occupations ; les familles des morts – pour le peu qu’il en restait – se réunirent chez eux pour commémorer la mémoire des disparus. Il n’y eut pas de suicide ce matin-là, c’était comme s’ils avaient totalement accepté la situation, qu’un soir ou l’autre les Ombres viendraient les prendre. Et sans le Sage pour vérifier les protections, cela arriverait sans doute très vite.

Mae repartit chez elle, s’habilla à la hâte et partit à la recherche de son petit frère sans un regard en arrière, le mot de Kael en main. Shet n’était plus dans l’arbre, malheureusement. Elle contourna la maison des Blandet, occupés à remuer la terre le regard vide, puis s’enfonça dans la forêt. L’herbe roussie craquait sous ses pas, l’odeur de mort agressait ses narines. Cependant l’espoir que Shet était encore en vie lui permit de faire abstraction.

Elle suivit les instructions du mot. Bientôt elle arriva près du cercle d’arbres aux branches dénudées et brisées. Comme l’avait précisé Kael, plus loin à sa droite, elle aperçut un immense trou. L’odeur était insoutenable, des trainées de sang faisaient le tour ; elle put voir quelques os et lambeaux de peaux.

Un objet attira son attention, elle le reconnut aussitôt : l’écharpe de son petit frère, tachée de sang.

  • Shet ! C’est pas possible… Shet !!!

Mae tomba à genoux, sanglota, et hurla de tout son soûl. L’air se fit plus lourd, la clarté du soleil se faisait absorber par les ténèbres qui sourdaient du nid des Ombres. Un rire vespéral remonta des entrailles et fit tressaillir Mae.

Une main sur sa bouche. Elle se fit trainer sur quelques mètres sans se débattre, ferma les yeux et abdiqua. Elle voulait mourir. Mais la sentence n’arriva pas.

  • Tu peux ouvrir les yeux, chuchota une voix douce.

Ce qu’elle fit dans la seconde. Elle était dans une maison aux fenêtres totalement occultées et, tout autour d’elle, des silhouettes. Des chevaliers ou des soldats, elle ne pouvait précisément les identifier. Leurs armures ne brillaient pas mais étaient recouvertes des symboles de protection qu’elle connaissait maintenant par cœur.

  • Je… Mon frère…
  • Tu ne devrais pas être ici, c’est bien trop dangereux.
  • Elle doit repartir chez elle ! On a pas le temps pour ça !

La femme qui venait de parler s’était approchée de Mae. Un visage bardé de cicatrices, une lèvre complètement en charpie et un léger claudiquement.

  • Arrête, Ilia, fit l'homme qui s'adressait à elle depuis le début. On est là pour combattre les Ombres, mais on peut aussi venir en aide à…
  • Vous êtes les Protecteurs, pas vrai ? osa Mae. Je…
  • Tu nous connais ? Tu es si jeune pourtant. Je m’appelle Prior, et toi ?
  • Mae… C’est le Sage d’Ysvach qui…
  • Kael ? Comment il va ?
  • Il est… mort, mais il m’a parlé de vous et m’a dit où me rendre pour sauver mon frère ou… faire mon deuil. Je veux faire comme vous, il le faut !
  • Il est mort ? Merde… J’aurais dû venir le voir depuis qu’on l’a sauvé. Mae, tu ne devrais vraiment pas être ici, mais maintenant que tu es là, on va t’aider. On va d’abord t’expliquer ce que sont les Ombres et te trouver une armure.

Mae reprit espoir, grace aux Protecteurs, elle sauverait son frère.

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