Quand le ciel s'ouvre

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Les rues de Washington grouillaient de monde, telles des fourmilières surexcitées. Les hommes et les femmes d’affaires se dépêchaient de traverser les routes, le téléphone greffé à l’oreille et le pas robotisé, les livreurs et vendeurs slalomaient entre les voitures pour ne pas manquer un client, comme s’ils étaient des acrobates suicidaires ; les enfants jouaient et couraient après une journée d’école. Une journée comme une autre pour la ville où la fureur du bruit faisait partie intégrante du quotidien, où la chaleur prenait constamment le pas sur l’air timidement soufflé par les rives du Potomac. L’asphalte fissuré et strié de traces de pneus laissait des fumerolles opaques sur le passage des automobiles et autres camions.

C’était une vraie fournaise. Et ce même en plein hiver comme aujourd’hui, d’ailleurs même la neige n’osait intervenir. Encore une preuve que le climat n’était pas au beau fixe, que Mère Nature était déréglée et qu’elle voulait le faire payer.

Les boutiques gorgées de monde s’apprêtaient à fermer, la nuit arrivant à grande vitesse. L’on put entendre le brouhaha lorsque les responsables des magasins annoncèrent la fermeture imminente. Plusieurs cars roulaient à grande vitesse, les conducteurs pressés de terminer leur journée et de rentrer chez eux retrouver leur famille.

Le ciel nuageux restait clair et la ville ne pouvait être plus vivante. A chaque coin de rue, des gens conversaient en évoquant leur journée ou leurs problèmes, des amis se retrouvaient et se serraient dans les bras, des amoureux s’embrassaient langoureusement. Paradoxalement, les animaux demeuraient silencieux, même les oiseaux semblaient avoir déserté les lieux. A chaque coin de rue, l’on pouvait trouver des sans-abri à même le sol, des malheureux essayant d’attirer l’attention en faisant des cabrioles ou espérant que leurs animaux de compagnie réussissent à glaner quelques pièces aux passants. Peine perdue, les gens ne les voyaient même pas, obnubilés par leurs petits soucis.

Qu’allaient-ils manger ce soir ? Comment allaient-ils faire pour conclure un contrat ? Pourquoi leur télévision ne marchait pas ? Quelle serait la prochaine destination de leurs vacances ?

Des questions que ne se posait plus Matt depuis qu’il avait tout perdu. Vétéran de la guerre du Vietnam, détenteur du Purple Heart et du Medal of Honor, et maintenant « héros oublié », sans domicile et errant dans les rues. Il se souvenait encore de Harry Truman qui le félicite après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, le réconforte et lui soutient que le pays sera toujours pour lui. Comment a-t-il pu faire confiance à un homme qui avait pris la décision de larguer des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki et qui a intensifié les conflits jusqu’à la Guerre Froide ? Un patriotisme exacerbé ? Non, la naïveté sans doute. Pourtant il avait déjà vu ce qu’enduraient les vétérans avec son père ou son grand-père.

Matt ne savait plus quel âge il avait, il commençait à perdre la mémoire et tous ses proches s’étaient détournés. Parfois, des bribes de souvenirs lui revenaient et il sombrait petit à petit dans la folie. Il revoyait les corps de ses compagnons d’armes, il ressentait l’odeur des charniers, le goût de la nourriture avariée qu’il était obligé d’avaler pour tenir. Tout lui revenait et sa raison le quittait pendant un temps. Paradoxalement, ce n’était que dans ces moments-là qu’il retrouvait un endroit où dormir et où certaines personnes s’occupaient de lui. Malheureusement, il n’était pas assez dangereux pour les autres ou lui-même, et donc il était à chaque fois remis à la rue, jusqu’à la prochaine crise.

Le reste du temps, Matt changeait d’endroit et essayait de se faire le plus discret possible. Mais un vieux monsieur, encore bien bâti, les vêtements déchirés avec autant de médailles sur le torse, ça attirait forcement le regard. Car il restait tout de même fier de ce qu’il avait accompli et ce même s’il ne s’en souvenait pas toujours. Aujourd’hui, il se trouvait à quelques mètres de la Maison Blanche et il se sentait un peu comme chez lui. Bien sûr, lorsqu’il s’approchait d’un peu trop près, des gardes le sommaient de partir, avec plus ou moins de tact.

  • Putain ! cracha-t-il en se massant la jambe.

Un rictus de douleur déforma ses traits fatigués. Un éclat d’obus lui avait déchiré un bout de jambe et depuis il ne pouvait plus marcher normalement, ni garder la même position trop longtemps. Parfait pour quelqu’un qui fait la manche. Devant l’incongruité de sa pensée, il éclata de rire et fit se retourner les passants.

Il put lire dans leur regard de la compassion, du dégoût, de l’incompréhension, voir parfois de la colère. Vers qui était-elle destinée ? Vers un mendiant qui a osé interrompre leur conversation ou vers un gouvernement qui n’aidait pas les anciens héros ? Matt n’eut pas le loisir d’y réfléchir.

Un grondement imposant retentit au-dessus d’eux. Matt leva les yeux, un frisson glacial le long de son échine comme à l’époque où il rampait dans les tranchées en essayant d’échapper aux tirs ennemis. Une immense cicatrice noirâtre zébra le ciel.

Les habitants contemplaient la voûte se déchirer en une blessure ignoble. Un vaisseau anthracite laqué en sortit et resta en stase. Le temps s’était arrêté, personne n’osait cligner des yeux. Fascinés, incrédules, apeurés, les gens ne bougeaient plus. Matt faisait partie d’une autre catégorie : il s’en fichait. Une femme lâcha son téléphone, continua d’avancer jusqu’à se cogner contre l’obole de Matt, dans laquelle se battaient quelques pièces en duel, un billet froissé et un préservatif.

  • Oups, désolé monsieur… commença-t-elle avant de s’éloigner de quelques pas, je ne vous avais pas vu.
  • Pas de mal, mademoiselle. Faut dire que c’est pas tous les jours qu’E.T. débarque.

La belle brune aux ongles manucurés esquissa un sourire forcé et fixa à nouveau le ciel. Alors qu’elle était sur le point de dire quelque chose, d’innombrables faisceaux lumineux jaillirent du vaisseau, des lumières aveuglantes dirigées directement vers le sol. L’un d’eux frappa la femme à côté de Matt, fit fondre son corps et ne laissa qu’une mélasse ensanglantée qui coula vers la route. Partout dans la ville, les faisceaux coupaient en deux des malheureux, les faisaient fondre ou exploser. C’était la panique totale.

Matt n’en croyait pas ses yeux et se décida enfin à bouger, l’idée d’extraterrestres pacifiques n’était donc rien d’autre qu’un mythe. A ce moment, le faisceau qui brillait encore à ses côtés diminua en intensité et laissa apercevoir une monstruosité sans nom. Un alien de près de trois mètres à vue de nez, un trou béant à la place de la bouche avec à l’intérieur des crocs rougeâtres, six yeux globuleux tout autour, de très longs tentacules qui fouettaient le sol et une queue hérissée de piques avec, au bout, ce qui pouvait s’apparenter à une gueule bardée, là aussi, de dents acérées.

C’était la fin, Matt le sentait. Que pouvait-il bien faire contre une créature aussi horrible ? L’alien s’approcha, ses tentacules glissèrent sur le sol vers Matt ; lui ne bougeait plus, il n’y arrivait pas. Il ferma les yeux et attendit la mort. Au moment où il sentit le souffle fétide de l’extraterrestre et la bave qui lui coulait sur le crâne, des pleurs d’enfants retentirent. Matt ouvrit les yeux, juste à temps pour voir le monstre se jeter sur une petite fille, doudou à la main, qui appelait ses parents. Le vétéran sortit son revolver et tira. La balle fusa, s’enfonça dans le cou de l’alien, mais ne l’arrêta pas. Il vida son chargeur. Enfin, la gueule béante se retourna vers lui.

Matt courut aussi vite qu’il le pouvait malgré sa jambe douloureuse, passa sous les tentacules et la queue du monstre.

  • Viens avec moi ! cria-t-il en prenant la petite fille dans ses bras et en fuyant.

Il ne put aller plus loin. L’alien le rattrapa en quelques enjambées. L'un de ses appendices faucha Matt. Le bout s’élargit pour laisser place à une mâchoire qui se referma sur lui, lui brisant instantanément son épaule. Il hurla, c’est à ce moment-là que des hélicoptères et des avions apparurent. L’armée était enfin là. Il reconnut les soldats qui en descendaient : tous les corps d’armée étaient présents.

  • Vous… allez moins… rigoler maintenant… bande d’enfoirés, réussit-il à dire dans un souffle.

Puis ce fut le black-out total. Matt sombra dans l’inconscience.

***

La douleur le réveilla, sourde et agressive. Il lui fallut quelques secondes pour que le flou ambiant se dévoile, il était allongé sur une civière, des hommes en uniformes tout autour de lui. L’armée des Etats-Unis, fière, nombreuse, unie.

  • Je… De l’eau… vous plait, fit-il, la gorge sèche.

Un soldat aux yeux gris et à la mâchoire carrée lui tendit une bouteille d’eau à moitié remplie. Une première gorgée, puis une seconde. Personne ne parlait, néanmoins Matt pouvait voir plusieurs personnes s’affairer autour de blessés. Sans réelle urgence. Ce qui le marqua fut leur regard éteint.

  • Comment ça se passe ? demanda-t-il en terminant la bouteille. On les a déjà repoussés ces putains d’aliens ?

Personne ne lui répondit. Prenant sur lui, s’appuyant sur sa jambe blessée et grimaçant lorsque son bras pendit dans le vide, Matt se leva, il comprit qu’il était dans un ancien gymnase, sans doute réquisitionné comme pouvaient l’être d’autres établissements après le passage d’une tempête ou d’un tremblement de terre.

Si on est là-dedans, c’est que là-dehors, c’est pas bon. Pas bon du tout.

  • De ce qu’on sait, ils ont mis des cubes autour des villes et pas moyen d’en sortir, raconta une femme à sa droite. Nous voilà emprisonnés comme des hamsters dans leurs cages, et les expériences ne vont pas tarder.
  • Comment vous pouvez savoir ça ?
  • Ils ont pas touché aux communications, à Internet ou à quoi que ce soit d’autre. En plus, ils nous ont laissé nos armes, comme s’ils ne craignaient rien. Putain ! cracha l’un des officiers en tapant sur la table à côté de lui. On est des bêtes, des putains de bêtes.
  • Du bétail, je vous dis ! marmonna un autre soldat, occupé à triturer son arme de poing.
  • Du coup, on est dans quoi ? Dans des… commença Matt.
  • Des camps, ouais. Sors, tu verras ce qu’ils ont fait aussi…

A peine la porte passée que l’odeur lui donna la nausée. Il était bien incapable de désigner ce qu’il sentait. Mais ce n’était pas le pire. Son regard dériva sur les alentours : des têtes d’hommes, de femmes et même d’enfants sur des longues lances faisaient le tour de l’établissement, une sorte de toit lévitait à une assez grande hauteur. Des cadavres humains y étaient accrochés et pendaient tels des porcs en plein abattoir. Eviscérés, leurs entrailles gouttaient au sol.

Matt ne put se retenir de vomir. Il essuya sa bouche et fit demi-tour, il en avait assez vu.

  • Ca fait ça à tout le monde, confia un officier de la marine à en voir le blason sur son habit, en avisant son teint pâle.

Matt préféra ne pas parler et s’en alla vers son lit de fortune. C’était un véritable cauchemar. Il avait toujours été friand des films d’horreur sur des vies extraterrestres qui venaient sur Terre pour prendre le pouvoir et éradiquer la population. Il adorait être observateur et s’était toujours demandé comment il réagirait si jamais cela arrivait.

Ca ne peut pas se terminer comme ça ! Bordel ! On est les Etats-Unis, on doit réagir !

Décidé, il se prépara, se rasa comme à l’époque où il officiait encore. Il n’avait pas perdu la main. Essayant de faire abstraction de son corps douloureux, il enfila un uniforme, choisit des armes puis monta sur l'une des tables où trônaient plusieurs médicaments et autres compresses déjà imbibées de sang.

Les humains devaient enfin se battre pour leur survie, face à un adversaire inconnu et immensément dangereux. Cependant, Matt était plutôt serein. Finalement, c’était en temps de guerre qu’il retrouvait son envie de vivre. D’une voix forte, souvenir de ses années de service à combattre l’ennemi, il déclara :

  • Ca fait de nous la Résistance alors, comme dans les films. Suffit de s’organiser et on reprendra notre planète. Faut pas baisser les bras, on est l’armée des Etats-Unis, personne ne doit nous faire peur. On va faire le dos rond et on trouvera des ouvertures ! Et si je peux en griller un au passage, je vais pas me gêner !
  • Pourquoi t’es pas effrayé ? T’as vu comme ils sont monstrueux, fit l’un des jeunes soldats à sa droite, engoncé dans un uniforme trop grand pour lui.
  • J’ai vu le mal à l’état pur pendant la guerre, sous des traits angéliques, c’est pas des putains de créatures qui vont me faire peur !

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