Viscères

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Tuer, c’est comme débrancher un câble d’alimentation, c’est rapide et si facile.

Ethan ouvre difficilement les yeux et aperçoit cette phrase au plafond. Les mots ont du mal à s’aligner dans son esprit, les lettres se chevauchent. La souffrance lui vrille les tympans, ses yeux le brûlent, son corps tout entier tremble comme s’il subissait un séisme interne. Il porte sa main droite à son crâne et sent son cuir chevelu poisseux, il saigne. Qu’est-ce qui se passe ? C’est quoi cette phrase ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Il n’en sait foutrement rien et ça commence à l’énerver. Lorsqu’il tente de se redresser correctement, sa main rencontre une sorte de mélasse – Ethan n’ose pas baisser le regard -, il se rend compte que son bras gauche est attaché, que la chaîne qui lui rentre dans la peau est reliée au mur. Une envie de vomir remonte le long de son œsophage mais il tient bon.

Un rapide état des lieux lui permet de voir qu’il n’y aucune fenêtre, que le sol est dégoulinant de viscères nauséabondes – c’est malheureusement à ce moment-là que son odorat revient –, qu’il n’est pas seul puisqu’une femme est allongée de l’autre côté en position fœtale et qu’au-dessus de la porte devant lui se trouve une caméra.

  • Y a quelqu’un ? hurle-t-il de sa voix enrouée tout en recrachant de la bile acide.

Personne ne répond, la femme émet un simple râle mais ne bouge pas.

  • Hey ! Réveillez-vous ! Putain, c’est quoi ce bordel ?

La porte s’ouvre lentement dans un grincement lugubre et deux personnes apparaissent. Un vieil homme au crâne dégarni, aux lunettes rondes, qui se maintient à l’aide d’une canne et tente de ne pas faire tomber un plateau garni de nourriture. Une femme, âgée elle aussi, au regard froid et à la chevelure blanche comme la craie. Il les reconnait, ce sont les témoins de Jéhovah qui lui ont tenu le crachoir ce matin avec leurs magazines et leurs sermons… ou hier… C’était quand déjà ? Il ne sait plus, la notion du temps est confuse.

  • Ne vous énervez pas, ce n’est pas bon pour votre corps qui est votre deuxième cerveau, déclame le vieillard d’un ton professoral. Vous savez, la colère lèse le foie et…
  • Mais… putain… je… ferme ta gueule ! Qu’est-ce que je fous là ?
  • Je pense qu’il va falloir le calmer s’il continue, fait la femme à ses côtés en triturant ses mains. Tu m’aides, mon chéri ?
  • Oui, mon ange, quelques millilitres de…

Ethan ne les écoute plus. Il commence à comprendre, sa blessure au crâne, son corps douloureux, le brouillard. Il comprend également qu’attaché comme il est, peu de solutions s’offrent à lui. Encore groggy, il doit retrouver ses forces et sauver la femme qui commence à se réveiller petit à petit.

  • Pourquoi vous faites ça ? souffle-t-il en essayant de paraître le plus calme possible.
  • Pourquoi ? répète l’homme, tout sourire. Je ne pense pas que ce soit important que vous sachiez. Maintenant, si vous voulez qu’on vous explique tout, on peut prendre ce temps vu ce que vous allez nous offrir.
  • Je… commence-t-il sans savoir quoi dire. Je m’appelle Ethan, et vous ?

Il ne sait pas pourquoi il leur demande ça, tout ce qu’il sait c’est qu’il veut gagner du temps. Peut-être même instaurer un rapprochement, une confiance ou autre pour qu’il puisse survivre ou juste pour qu’ils s’approchent assez près.

  • C’est vrai qu’avec le produit, vous ne pouvez vous rappeler de tout. Je m’appelle Hervé et elle, c’est Marie-Thérèse. Nous sommes des tém…
  • Oui, je me souviens. Pourquoi faites-vous ça ? Il est interdit de tuer dans la Bible, les commandements sont assez clairs.
  • Bien sûr, mais on s’en fout de toutes ces conneries. Certes avant, on était versés dans la religion, on respectait les autres, on donnait tout ce qu’on pouvait, mais… pour quoi au final ? Maintenant, c’est nous d’abord.

Hervé pose le plateau qu’il portait jusque-là. Des légumes verts, de la viande rouge, des frites, un verre d’eau et un biscuit chinois. Ethan est furieux, la peur l’étreint encore, mais il a également soif et commence à avoir un petit creux.

  • Rien n’est empoisonné, ne vous inquiétez pas, déclare Marie-Thérèse.
  • Vous pouvez y aller, continue Hervé. Tout est bio et le foie est vraiment délicieux.
  • Jamais ! crie Ethan en donnant un coup de pied dans le plateau qui tombe par terre.

Une lueur de folie passe dans les yeux du vieux couple. Mais ils se retiennent,soufflent un bon coup et ramassent la nourriture mêlée aux viscères pour la remettre dans l’assiette.

  • Vous devriez manger. On ne devrait jamais gâcher de la nourriture.
  • Mon mari a raison, si vous ne vous alimentez pas, vous allez finir par mourir. Ce serait dommage. Ca fait trois jours que vous n’avez rien mangé, votre estomac doit vous faire mal.

Il avise la nourriture, se retient de vomir et tourne la tête. C’est vrai qu’il a faim, son ventre gargouille, il commence à baver malgré lui. Le vieux couple s’en va sans se retourner. Ethan entend la clé tourner, un verrou, puis un deuxième.

Plusieurs minutes passent ; la femme ne se réveille toujours pas mais il voit qu’elle bouge de plus en plus. La caméra aussi bouge. Ethan ne tient plus et prend le plateau. De sa main valide, il mange quelques frites froides et mord dans le foie juteux. En quelques secondes, il engloutit toute la viande et fait passer le mauvais goût avec l’eau tiède.

Une voix retentit alors dans la pièce. La vieille folle ou le vieux taré ? Il ne la reconnait pas.

C’est très bien, Ethan. Maintenant ouvre le biscuit et lit le message.

Ethan s’exécute, bien qu’il ait mangé, les forces lui manquent. Il ne peut pas briser les chaînes, mais il est convaincu qu’il peut briser la nuque de ces malades mentaux. Il joue donc le jeu et casse le biscuit.

Tu es un grain qui enraye le sablier du temps.

  • Qu’est-ce que ça veut dire ça ? « je suis un grain… »

Tout le monde a son importance, toi encore plus en ce moment. Tourne le papier.

Qui périra en premier ?

  • « Qui périra en premier ? » Vous voulez dire que si je veux sortir d’ici vivant, je dois la tuer ? crache-t-il en avisant l’autre côté de la pièce.

La vie ne vaut la peine d’être vécue que si elle est pimentée, non ?

Le silence accueille ces paroles ; la porte s’ouvre.

  • Je ne vais pas… la tuer ! Je suis sûr qu’on peut trouver un arrangement, j’ai de l’argent…

Le vieux couple n’écoute plus, ne répond pas. De sa main tremblante Marie-Thérèse sort une seringue de sa poche et la plante dans le cou d’Ethan. Celui-ci n’a que le temps d’apercevoir Hervé se diriger vers la femme qui sort de sa léthargie. Les abysses l’emportent.

Tuer, c’est comme débrancher un câble d’alimentation, c’est rapide et si facile.

Noémie se réveille, la douleur lancinante à sa tête l’empêche de se lever, mais elle voit cette phrase au plafond. Sa main droite tâtonne le sol gluant. Elle ne sait pas où elle est. Son cœur s’emballe, elle regarde autour d’elle et aperçoit un homme assoupi à moitié adossé au mur, le bras gauche attaché. Instinctivement, Noémie essaye de bouger son bras gauche : attaché lui aussi. L’anxiété ronge ses entrailles. Il n’y a aucune fenêtre, seulement une porte et une caméra. Elle en a vu des films d’horreur et elle sait que ça y ressemble, mais jamais elle n’avait pensé que la réalité pouvait dépasser la fiction.

Elle sanglote puis pleure, comme elle n’avait pas pleuré depuis la mort de sa mère. Ses yeux font le tour de l’endroit une nouvelle fois, à la recherche d’une quelconque porte de secours, mais tout ce qu’elle découvre n’est autre qu’un plancher de viscères dégoulinantes. Un haut-le-cœur la fait sursauter, mais elle ne craque pas. Heureusement pour elle, son odorat l’a quitté il y a quelques années.

  • Monsieur… Monsieur ! Qu’est-ce qui se passe ?

L’homme ne répond pas, sa tête s’affaisse un peu plus.

  • Au secours ! Aidez-moi !

Sa voix se répercute sur les murs ; elle le sait, personne ne peut l’entendre, personne ne va venir l’aider. C’est à ce moment que la porte s’ouvre, laissant passer deux silhouettes. Un vieillard qui ressemble à un savant fou marche avec une canne et tient un plateau tout en réajustant ses lunettes ; à ses côtés une femme âgée, peut-être plus vieille que lui, les cheveux blancs comme la neige qui lui font rappeler un instant la pâleur de certains zombies qu’elle a pu voir dans les films.

Noémie sent qu’elle devrait les reconnaitre, mais pour le moment tout est flou dans sa tête. Elle pleure de plus belle. C’est la femme qui prend la parole d’une voix douce :

  • Ce n’est pas beau une femme qui pleure, vous ne devriez pas laisser vos émotions vous envahir. Ce n’est pas bon pour votre corps.
  • Mais… mais… Qui êtes-vous à la fin ? finit-elle par dire après un long effort. Vous allez me violer et me tuer ?
  • Ah ah ah ! Voyons, ma petite dame, qu’est-ce que vous nous chantez là ? s’amuse l’homme en déposant le plateau devant elle.
  • C’est quoi ? Le dernier repas d’une condamnée ?
  • Mangez, vous verrez vous allez vous régaler. Au fait je m’appelle Hervé, elle c’est ma douce femme adorée, Marie-Thérèse.

Noémie avise l’assiette de pomme de terre agrémentée de carottes et d’une pièce de viande bien rouge. Un haut-le-cœur soulève sa poitrine, elle porte la main à sa bouche.

  • Je… je suis végétarienne.
  • Vous avez surtout très faim, Noémie, je le vois à vos yeux, à la bave qui commence à couler de vos lèvres. C’est bio, ne vous inquiétez pas, il n’y a rien de meilleur que cette partie, je peux vous l’assurer. Et vous avez un petit soda pour faire passer le tout au cas où.

Hervé sourit après avoir dit cette dernière phrase et après avoir entendu le ventre de leur prisonnière crier famine, regarde sa femme.

  • Et qui est cet homme ? demande Noémie alors qu’elle s’attaque déjà aux pommes de terre.
  • N’oubliez pas le biscuit.

Marie-Thérèse lance cette phrase sans se retourner, sans répondre à Noémie puis le couple sort de la pièce. Cette dernière dévore les carottes une à une avant d'attaquer la viande. Elle qui a décidé d’arrêter d’en manger depuis quelques années contemple la pièce, l’admire même. Elle est affamée. Un bout, le dégoût se lit sur ses lèvres lorsque le sang coule le long de sa gorge. Un autre bout, l’horreur lorsque le goût reste bien après avoir mâchouillé. Mais Noémie ne peut résister, son corps est faible. Elle se dit qu’une petite incartade, ce n’est rien du tout, qu’elle pourra revenir au soja, au tofu et autre dès qu’elle sortira vivante. Très vite elle avale le verre entier de soda, se gargarise la bouche du mieux qu’elle peut. D’un geste rageur elle envoie le plateau contre le mur

  • Je suis vraiment conne, c’est évident qu’ils vont me tuer ces vieux fous !

N’oubliez pas le biscuit, Noémie, le biscuit.

Elle lève la tête, ne voit personne, pas même un haut-parleur. Est-ce l’homme ou la femme qui a parlé, elle ne saurait le dire. Son ventre ne gargouille presque plus, et la boisson a un peu fait passer le goût de la viande. Par dépit, elle se redresse, tend la jambe pour attraper le biscuit chinois qui s’effrite au passage. Une fois dans la main, elle termine de l’écraser et lit le petit message à l’intérieur.

Tu vas nous aider à contrer la clepsydre temporelle.

  • « La clepsydre temporelle » ? C’est quoi ça ? Vous vous croyez dans un jeu avec vos énigmes à la noix ?

Nous vous montrons ton importance, tout le monde l’est, vous encore plus. Tournez le papier, Noémie.

Qui mourra le premier ?

  • Ok, là ça devient encore plus glauque, commence-t-elle en regardant l’homme qui commence à se réveiller. Vous voulez que je le tue, c’est ça ? Non mais ça va pas la tête !

Un peu de danger, c’est un des ingrédients d’une vie qui en vaut la peine, non ?

Elle ne répond pas, elle ne sait pas quoi répondre. La situation se met en place dans sa tête : elle est prisonnière d’un couple de malades mentaux, assise dans des viscères immondes et maintenant elle doit tuer un inconnu pour… pour quoi ? Pour qu’elle puisse survivre ?

Noémie n’a pas le temps de réfléchir plus que la porte s’ouvre pour laisser passer les deux geôliers, tout sourire. Lui, ramasse le plateau, manque de tomber avec sa canne qui glisse. Elle, ses mains tremblent et Noémie peut apercevoir une seringue dans l’une d’elles. Peut-être que s’ils s’approchent suffisamment, elle pourrait les faire tomber. Après tout, ce ne sont que de vieilles personnes…

D’un même pas, le couple s’approche vers elle. Elle tente de donner un coup de pied dans la canne, mais Hervé l’évite et réussit à retrouver son équilibre. Une lueur de folie traverse ses yeux, mais c’est lentement qu’il s’agenouille et maintient les épaules de Noémie. La poigne est forte, très forte, trop forte pour un vieux croulant, se dit Noémie. La femme se met à genoux elle aussi, tapote sur le piston de la seringue et lui injecte le produit. L'abîme prend le dessus.

***

Marie-Thérèse et Hervé dînent devant la télévision, deux foies tout frais, assaisonnés avec amour, entourés d’une purée de patate douce. Le même amour que l’on peut discerner dans leur regard, dans leurs gestes lorsque leurs mains se touchent, dans leurs petits surnoms. Un amour éternel forgé par le sang des autres, par la torture, par l’amusement et la jouissance olfactive et vitale qui en découlent au final.

Depuis soixante ans, ils partagent leur vie, leurs passions et leurs échecs. Ce n’est que depuis une dizaine d’années qu’ils ont décidé de combattre le temps, ce voleur insatiable et délétère. Tout avait commencé par des douleurs ici et là, des problèmes de dos, des pertes de mémoire et l’arthrose avait couronné le tout. C’est pourquoi ils avaient alors décidé de tout faire pour rester le plus jeune possible et la solution avait alors été logique. Résister aux ravages du temps en dérobant la vie des autres.

A bientôt 80 ans – 82 ans pour Hervé et 83 pour Marie-Thérèse – le couple de tourtereaux a un très grand tableau de chasse. Et à chaque fois, ils se faisaient passer pour des témoins de Jéhovah, chose assez facile puisque qu’ils avaient été versés dans la religion. Tout ce qu’ils disaient à leurs victimes était vrai, absolument vrai.

Encore aujourd’hui, ils sont fiers de leurs trouvailles, de leurs citations, du biscuit chinois, de leur caméra, de tout le stratagème. Mais ce qui leur fait prendre leur pied, c’est surtout l’espoir qu’ils peuvent apercevoir dans les yeux de leurs prisonniers. L’espoir est une manne pour les organes, ils le savent et l’adrénaline donne un soupçon de goût épicé. En tout cas, c’est ce qu’ils ont remarqué une fois, et depuis ils ne peuvent s’en empêcher.

Les viscères de leur repas, un vrai délice. Le foie, l’intestin grêle, le cœur… un pur délice. Et le soir, pour contrer les rides et l’arthrose, ils mettent du baume constitué de la sueur, des pleurs et du sang de leur victimes. Un cocktail qui les maintient dans ce qu’ils appellent encore la fleur de l’âge.

Alors qu’ils dînent en regardant les informations à la télévision – le présentateur énoncent les disparitions ; ils se regardent et sourient – les effets de leurs précédentes proies se dissipent déjà un petit peu. Ils piochent dans le saladier un de leurs nombreux biscuits chinois, l’écrasent ensemble et peuvent y lire une de leur dernière citation.

Nous sommes le trépas du temps.

Ils se regardent amoureusement, un rictus de douleur apparait et disparait.

  • L’hiver approche ma chérie, ça te dirait qu’on retrouve quelqu’un pour nous faire un peu de réserve ? souffle Hervé en sirotant son verre de vin rouge.
  • Bien sûr ! Mon arthrose revient aussi, mais faudra être vraiment discrets, on n’a pas chômé ces derniers temps, remarque Marie-Thérèse en léchant ses doigts ensanglantés.
  • Ne t’en fais pas. L’autre jour, je suis passé par le parking du grand magasin à l’autre bout de la ville et j’ai vu une voiture dans laquelle une femme et ses deux enfants dormaient.
  • Parfait mon cœur, pile ce qu’il nous faut.

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