Mauvais esprit

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  • C’est bon, on peut y aller ? Vous allez quand même pas faire dans votre froc ?

Lucas essayait de détendre l’atmosphère, pour faire celui qui n’a peur de rien, mais il savait que la réalité était tout autre. Tous étaient effrayés, lui le premier. Il le voyait aux visages fermés, au regard hagard et au silence pesant, limite mortifère.

Tom ne tenait pas en place. Il n’arrêtait pas de sautiller sur place, ses Vans tapant le trottoir à un rythme régulier éclaboussaient les alentours. Kevin se rongeait les ongles, jetait des coups d’œil un peu partout comme si une menace allait arriver. Bruce ne parlait plus, alors qu’il était le plus volubile de la bande, pas une vanne, pas une histoire sur quoi que ce soit.

Et Lucas… Lucas était terrifié, mais il tentait de ne pas le faire voir. Il s’efforçait de ne pas bouger, de paraître détendu et d’oublier la sueur qui glissait le long de son dos. Les mains dans les poches, il contemplait la vitrine poussiéreuse qui ne laissait apercevoir que des silhouettes d’objets. Son regard s’arrêta une nouvelle fois sur l’enseigne « Aux Arcanes ». Le nom de la boutique clignotait une fois sur deux ; si l’on y prêtait attention, l’on pouvait apercevoir les deux majuscules grésillaient à intervalles réguliers.

Cela faisait une bonne demi-heure que les quatre amis patientaient devant la porte. Plus de trente minutes qu’ils se regardaient en chiens de faïence pour savoir qui oserait rentrer le premier.

  • Allez, j’y vais moi ! déclama Lucas en retirant les mains de ses poches. On est là pour une planche Ouija, on va pas se dégonfler.
  • On entre, on achète et on se tire ! continua Kevin.
  • C’est parti, fit Tom tout en restant immobile.
  • Après toi, Lucas, réussit à dire Bruce en avalant sa salive.

Lucas prit son courage à deux mains, souffla un bon coup et poussa la porte dans un grincement lugubre. La sonnette tinta quelques secondes, ce que les amis prirent pour une sorte de couinement.

« Aux Arcanes », une boutique versée dans la sorcellerie, dans l’art de la divination, dans le contact avec les personnes disparues. Enfin, c’était ce que les amis se disaient à longueur de temps, friands qu’ils étaient pour tout ce qui touchait à l’occulte. En réalité, c’était un simple magasin de farces et attrapes qui n’ouvrait que pendant le mois d’octobre. Mais l’imaginaire d’adolescents, nourris aux livres, films et séries fantastiques s’emballe très facilement. Pour eux, le magasin cachait quelque chose de sombre, quelque chose comme une réserve obscure, un repaire d’une sorcière ou même l’entrée d’un monde parallèle.

  • Je vais bientôt fermer, en quoi puis-je vous aider ?

La propriétaire du commerce venait d’apparaître comme par magie. C’était aussi à cause d’elle qu’ils avaient commencé à faire des plans sur la comète. Une femme aux rides si prononcées qu’on aurait dit un vieux parchemin élimé mais à la stature droite. Une vieille dame, pas agréable pour un sou, secrète, qui ne disait jamais plus de deux phrases lorsqu’elle faisait une affaire. Quelque chose de mystérieux planait au-dessus de tout ça, le groupe d’amis en était persuadé.

  • On… On voudrait une planche Ouija, madame. Vous en avez une ? demanda Lucas, la bouche sèche.

Elle ne répondit pas, disparut derrière son comptoir pour revenir quelques secondes après avec un vieux coffre aux enluminures noires. Tous se regardèrent, sans dire un mot.

  • Ca fera huit dollars.

Chacun donna deux dollars, sans jamais pouvoir détourner le regard du coffre. Ils étaient hypnotisés, mais leurs yeux perdaient un peu de leur brillance, une peur comme jamais ils n’avaient eu commençait à poindre. Mais dans un effort surhumain, chacun toucha le coffre puis ils l’emmenèrent à l’extérieur, happés par la relique qu’ils venaient d’acheter.

Ils ne virent pas le sourire carnassier de la vendeuse.

Personne ne parla le long du chemin alors que le crépuscule crevait l’horizon. Le coffre était très lourd, aussi ils se le passèrent à tour de rôle jusqu’à ce qu’ils arrivent chez Lucas. Comme prévu, ils rentrèrent et se mirent à table. Lucas monta dans sa chambre, posa le coffre sur son lit et redescendit. A ce moment, tout le monde parla comme s’ils ne pouvaient pas jusque-là.

  • Ce soir c’est le grand soir ! déclara Bruce qui avait retrouvé sa langue. On va enfin pouvoir lui parler !
  • J’ai tellement de choses à lui dire, il m’a tellement inspiré ! fit Tom, le sourire jusqu’aux oreilles.
  • Faut avouer que c’était quelque chose le Black Mamba ! Michael Jordan, Lebron James, Magic Johnson, énuméra Kévin. Mais lui, ça reste mon préféré.
  • Moi c’est MJ bien sûr, mais je comprends parfaitement. C’est une légende, il a inspiré tant de jeunes ! dit Lucas en se rappelant toutes les vidéos qu’il avait pu voir.

A ce moment-là, les parents de Lucas entrèrent dans le salon avec le repas.

  • Ca va les jeunes ? Ce soir, on vous propose des croques monsieur bourrés de fromage, vous allez vous régaler ! Avec en dessert, un bon gâteau au chocolat et à la pistache, que ma douce femme a préparé avec amour. Presque aussi bon qu’un dunk de Jordan !

Shaun était lui aussi un fan inconditionnel de basketball, depuis sa plus tendre enfance. Il avait contaminé sa femme et son fils. Judith enlaça son mari, disposa les assiettes puis ils commencèrent à manger. Le basket faisait partie intégrante de leur vie, Lucas avaient trouvé des amis tout aussi fan que lui.

Le repas enfourné, les anecdotes, les statistiques, les grands moments de la NBA, tout y passa et très vite la nuit déploya son manteau d’ombre. C’était le moment idéal, les quatre amis le savaient.

  • On va dans ma chambre, fit Lucas tout excité.
  • Ne dormez pas trop tard, les enfants. Demain c’est le weekend mais c’est pas une raison.
  • Ne vous inquiétez pas, on joue un peu, on fait quelques matchs de NBA 2K, je bats tout le monde et on va se coucher, blagua Bruce.

Les amis se chamaillèrent jusqu’à ce qu’ils arrivent dans la chambre de Lucas. Le coffre sur le lit semblait avaler la lumière. Ils oublièrent les jeux vidéo instantanément et s’empressèrent de l’ouvrir.

Une planche sombre comme la nuit, usée, griffée ; les lettres de l’alphabet, les chiffres de 1 à 10 dans rouge sang ; les « oui », « non », « bonjour » et « au revoir » étaient quelque peu effacés et l’écriture semblait avoir bavé. Dans le coin du coffre reposait la planchette en forme de cœur, là aussi très sombre.

Les amis éteignirent la lumière ; Lucas alluma la petite lampe de chevet en appuyant une fois pour n’émettre qu’une lueur pâlotte, parfaite pour l’occasion. Personne n’osait parler, personne n’osait commencer. Là encore ce fut Lucas qui prit la planchette dans les mains et qui réprima un haut-le-cœur.

  • Qu’est-ce qui t’arrives, mon pote ? demande Tom en voyant la mine dégoûtée de son amie.
  • T’as déjà vu un fantôme ? s’amusa Bruce.
  • Tu veux déjà nous faire flipper, enfoiré, avoue ! dit Kevin en prenant un air indigné.

Lucas savait qu’il blaguait tous pour surmonter l’appréhension et la peur qui suintait de tous leurs pores.

  • La planchette… touchez la… c’est mou, on dirait limite un vrai cœur.

Un à un ils approchèrent une main, pour la retirer aussitôt. Le même air de dégoût sur chaque visage et en même temps une excitation véritable venait de les prendre en son sein. Motivés, ils s’allongèrent.

« Kobe, Kobe, es-tu là ? Nous aimerions te parler. »

La planche Ouija frémit, la planchette se déplaça toute seule jusqu’au « non » avant de s’arrêter sur « bonjour ». La lumière de la lampe de chevet clignota, dehors le vent hurla.

« Qui… qui es-tu si tu n’es pas Kobe ? »

La voix de Lucas tremblait. En son for intérieur et bien que féru de fantastique, il ne voyait qu’une solution : la planchette était magnétisée, c’était « juste pour rire ». Pile poil ce que ses parents lui avaient dit lorsqu’il leur avait parlé de leur idée de prendre contact avec feu Kobe Bryant.

La planchette s’anima à nouveau jusqu’au « R », au « O » et ainsi de suite pour former le nom de « Ronald Merry ».

  • Sûrement celui qui a fabriqué ça, finit par dire Bruce. Doit y avoir un mécanisme. Flemme de faire une recherche internet.
  • C’est sûr, continua Tom, ça peut être que ça. Au pire on verra plus tard.
  • Ouais ben je commence à flipper moi, et si on arrêtait ? gémit Kevin. C’était pas une bonne idée, au pire on retentera demain.
  • T’as pas tort, fit Lucas. Allez, on stoppe, on va se coucher. Je sais pas vous, mais je commence moi aussi à flipper. Une bonne nuit de sommeil et demain matin on oublie tout sur le terrain !

Des éclairs zébrèrent le ciel, le tonnerre éclata non loin de là. La chambre s’illumina quelque secondes et la planchette se dépêcha d’aller sur le « non » avant d’écrire : « Des petits trous… j’arrive, les enfants ».

Tous hurlèrent, s’empressèrent de remettre la planche dans le coffre, de le refermer et de le mettre dans le placard.

Ils réussirent à s’endormir, mais avec une certaine oppression qui leur comprimait la poitrine. Leur respiration se bloquait, leurs rêves n’étaient composés que d’ombres et de ténèbres. Si bien qu’à leur réveil, aucun des quatre n’était reposé.

Un petit-déjeuner avalé sur le coin de la table, des réponses laconiques aux questions des parents de Lucas et ils se dépêchèrent de se laver avant de s’habiller pour aller au terrain de basket. Les événements de la veille se tarissaient à mesure qu’ils approchaient de leur havre de paix : un endroit avec deux paniers de basket qu’ils avaient retapés eux-mêmes.

Comme à chaque session, ils commencèrent par s’étirer, tentèrent quelques lancer-francs pour terminer par des tirs à longue distance. Lucas se révélait encore une fois être le plus adroit, ce qui n’était clairement pas le cas de Kevin qui rata une nouvelle fois l’arceau. La balle rebondit plusieurs fois pour retomber et rouler jusqu’aux buissons.

  • Aller Kevin, à toi d’affronter les orties ! le taquina Bruce.
  • T’as un pantalon, tu veux pas y aller ? rétorqua Kevin, la dernière fois ça m’a gratté plusieurs jours !
  • T’avais qu’à mieux viser, on dirait Shaquille O’Neal ! s’amusa Tom en imitant l’ancienne star des Los Angeles Lakers.
  • Il a pas tort sur ce coup frérot, répondit Lucas, le sourire aux lèvres. Le prochain tu le mettras à coup sûr. Tu seras le prochain Ray Allen !

Kevin soupira, alla rechercher le ballon pendant que les autres s’étiraient pour garder la chaleur. Kevin hurla, tomba sur ses fesses ; ses amis tournèrent la tête et tous virent une énorme silhouette sortir des fourrées. Plus de deux mètres, une tête abominable, couturées de partout, des dents pourries, une joue trouée, un sourire à damner les démons eux-mêmes. Tous crièrent mais n’arrivaient pas à bouger, tétanisés.

« Bonjour les enfants, je vous avais prévenu. Je suis Ronald ! »

Il sauta sur Kevin, lui trancha la jugulaire à l’aide de ses immenses ongles et s’acharna sur le corps du malheureux tout en chantonnant : « Des petits trous, des petits trous, des petits trous, toujours des petits trous. C’est moi, le dépeceur des lilas ! »

Kevin agonisait et rendit son dernier souffle alors que les trois amis restants réussirent enfin à prendre leur jambe à leur cou, chacun dans une direction différente. L’horreur prenait le pas sur le bon sens, mais ils n’avaient pas le temps ni l’occasion de réfléchir : Ronald s’élançait déjà, un rire diabolique et ses ongles raclant le sol en une litanie sinistre.

Lucas ne voyait pas devant lui, les yeux embués et la terreur lui tordant les entrailles. Il courait à en perdre haleine et ne voulait en aucun cas se retourner. Quand soudain… il trébucha, se cogna la tête contre le trottoir. Puis ce fut le trou noir.

A son réveil, des lumières lui agressèrent la rétine, la douleur afflua, des murmures lui parvinrent, étouffés.

  • Il est réveillé ! Chéri, il est réveillé !

Sa mère sauta de joie, le serra dans ses bras, en évitant de trop le secouer. Son père resta en retrait quelques secondes. Ne tenant plus, il lui fait un énorme câlin.

  • Qu’est-ce… qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Lucas, la bouche sèche et une douleur grandissante à la jambe droite.
  • On… on t’a retrouvé comme ça, mon bébé… sanglota sa mère. Tu as… la jambe…

Elle ne finit pas sa phrase, éclata en pleurs.

  • Quoi, ma jambe ?
  • Elle est cassée, fiston. Mais ne t’en fais pas, c’est une question de temps et tout ira bien.

Il ne put se réjouir, tout lui revenait en mémoire. Le terrain de basket, le monstre, Kevin en charpie…

  • Et mes amis ? Kevin... Kevin, il…

Ses parents ne réussirent pas à lui répondre de suite, mais quand ils le voulurent, les médicaments firent effet. Lucas retombait déjà dans un sommeil profond.

Lucas appris la nouvelle lorsqu’il rentra chez lui, par ses parents dans un premier temps puis par les chaines de télévision qui repassaient en boucle ce qu’elles appelaient une boucherie. Ses trois amis étaient morts, Kevin avait été réduit en charpie. Ca il le savait déjà. Tom et Bruce avaient eux aussi été attrapé par le monstre : le premier, dépecé , tombé d’un pont ; le second, dépecé également, pendu à un arbre par son écharpe.

Les médias, la police, les enquêteurs et même les parents de Lucas s’étaient fait une raison : des animaux sauvages s’étaient perdues dans la forêt avant d’attaquer. Mais Lucas savait la vérité, sauf qu’il ne pouvait pas le dire, pour ne pas paraitre fou. En réalité, il n’arrivait même pas à mettre des mots sur ce qu’il avait vécu.

Lucas déprimait, ne parlait plus, mangeait le strict nécessaire, allait à l’école tel un robot dont la batterie s’éteignait petit à petit. La seule sortie qu’il réussit à faire, accompagné de ses parents, fut au magasin « Aux Arcanes ». La propriétaire n’était plus là, elle était partie à la retraite selon la personne qui les accueillit. Un homme d’une cinquantaine d’années, bienveillant, bien plus bavard que l’ancienne gérante, lui reprit la planche Ouija sans hésiter.

La planche retournée au magasin, Lucas avait pensé qu’il irait mieux, mais ce n’était pas le cas. Toutes les nuits il se réveillait en sueur, en pleurs.

Les séances avec plusieurs psychologues n’y changèrent rien, si bien qu’après quelques mois et les vacances scolaires, ses parents décidèrent de déménager. Peut-être qu’un véritable changement d’air lui ferait le plus grand bien. C’était ce que leur avait conseillé les médecins.

Une nouvelle école, des nouveaux amis, même sa passion pour le basket était revenue. Lucas reprenait goût à la vie. Un beau jour, un lundi matin aux aurores, il commença une nouvelle semaine de cours. Pour aller au lycée, il devait prendre le bus : quinze bonnes minutes pendant lesquelles il mettait ses écouteurs à fond et repensait à ses anciens meilleurs-amis. A chaque fois il se promettait d’aller au cimetière, mais à chaque fois il ne trouvait pas la force. C’était trop dur pour lui.

Alors qu’il se rappelait les heures de jeux, de matchs sur le terrain de basket, une silhouette attira son regard, très grande, si sombre qu’elle semblait oblitérer les rayons du soleil naissant. Lucas retira ses écouteurs, regarda par la vitre, le cœur battant la chamade, l’oppression lui coupant le souffle, mais ne vit plus rien. Il essaya de reprendre ses esprits, au moment où il remit sa musique, il l’entendit.

Le crissement d’ongles sur le bus.

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