Blanc mortel

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« En ce dimanche 2 novembre, le soleil sera quelque peu voilé sur la partie ouest du territoire avec quelques éclaircies sur le littoral. Pour le reste du pays, le vent d’est soufflera à 90km/h et… »

Attablée, la famille Rosemont déguste le repas dans un silence de cathédrale, obnubilés chacun par un écran. Le père est absorbé par la météo, ou plutôt la présentatrice à la jupe noire courte qui dévoile de très belles jambes. La mère fixe l’écran de sa tablette, occupée à terminer un niveau difficile sur l’un de ses jeux favoris. Les enfants, eux, ne lèvent pas leur tête de leur téléphone ; l’aînée discute par messages avec son petit copain et le cadet scrolle à grande vitesse la page d’accueil d’un réseau social.

« Vers… des intempéries… à… risque… de crue… »

Des mosaïques apparaissent sur l’écran de télévision, ce qui empêche Patrick d’admirer la belle Madame Météo. Bougon, il râle puis sort de table pour essayer de réparer l’image. Il zappe, constate que toutes les chaînes ont ce problème et finit par débrancher la fiche, souffler et taper dessus, ce qui évident ne change rien.

  • Bordel, c’est quoi encore cette connexion de merde !

Nathalie n’y fait pas attention, habituée des sautes d’humeur de son mari. Elle émet un soupir de soulagement, elle a enfin réussi à éliminer toute la gélatine du 665e niveau de Candy Crush. C’est qu’elle en aura bavé avec ce niveau ! Elle a même utilisé de nombreux bonus, en vain, à chaque fois il lui manquait deux ou trois combinaisons. Alors qu’elle est sur le point de lancer le niveau 666, l’image de la télévision redevient normale.

Calmé, Patrick revient à la table et embrasse sa femme, langoureusement.

  • Berk ! C’est dégueulasse, vous devriez pas avoir le droit de faire ça devant nous, s’amuse le petit Mickael.
  • Attendez la fin du diner au moins ! blague à son tour Marine.

Cette dernière continue d’envoyer des messages à son petit copain, des sextos plus coquins les uns que les autres. Elle salive abondamment lorsqu’il lui avoue qu’il est en train de se caresser en pensant à elle. Elle a envie de lui demander une photo, ou une vidéo même, mais elle doit d’abord finir son repas.

Le plus jeune de la famille se replonge déjà sur X, des vidéos violentes d’un conflit à l’étranger, le propriétaire du site qui fait effrontément sa pub, une vidéo pornographique qui, heureusement pour lui, ne se déclenche pas lorsqu’il passe dessus, etc. Au fond de lui, il sait qu’il devrait arrêter de passer des heures à espionner le monde, à se repaître d’informations à prendre avec des pincettes, mais il n’y arrive pas.

« … 19 degrés en moyenne cet après-midi avec des températures de saison jusque dans les ter… »

La présentatrice de la météo ne finit pas sa phrase, coupée dans son élan par un envoyé spécial. Le bandeau rouge se déplie sur un fond noir avant de s’effacer pour un homme dans la trentaine, le physique élancé, la peur gravée sur son visage. Il est debout, le micro tremblote dans sa main, même sa voix n’est pas assurée. Un journaliste qui n’a pas l’air d’être de terrain et qui est sans doute là par la force des choses, ses collègues étant sans doute absent.

« Je suis en direct de la Grande Place et nous assistons à un événement inquiétant et incompréhensible ! Une brume blanche est apparue dans un vacarme ahurissant en plein milieu. Les habitants parlent de vacarme horrible qui les a fait saigner des oreilles, beaucoup se sont évanouis. Pour les plus chanceux… Nous comptons, à l’heure actuelle, trois morts de crise cardiaque. Les secours s’activent tout autour de ce brouillard opaque. Nous n’en savons pas plus à l’heure actuelle, mais… »

En fond sonore, quelque chose qui ressemble à des tambours retentit.

Boum, boum, boum… boum, boum, boum…

La famille Rosemont ne dit rien, n’arrive pas à détourner les yeux de la télévision. Les mots ne sortent plus lorsqu’ils aperçoivent la brume se mettre en marche et avaler les pompiers et les gens déjà à terre dans des hurlées effroyables. Un véritable charnier se dessine : les malheureux sont au sol, baignent dans des mares de sang, un trou dans la poitrine. Les uniformes sont déchirés, les peaux calcinées.

L’envoyé spécial tremble, le caméraman aussi, même les Rosemont suent à grosses gouttes.

La brume épaisse s’approche de plus en plus de la caméra, le « boum, boum, boum » s’intensifie jusqu’à vriller les tympans. Puis, centimètre par centimètre, elle avale le journaliste jusqu’à ce que les Rosemont ne puissent voir que le micro qui tombe lentement. Au ralenti, un peu comme dans les films lorsque le réalisateur décide d’utiliser le slow-motion pour montrer la gravité de la situation.

Patrick se ronge les ongles, il n’a jamais été un grand fan des films d’horreur, alors quand c’est la réalité qui est touchée… c’est pire. Déjà dans ses têtes les pires scénarios se chevauchent : une expérience scientifique qui a mal tourné, une force surnaturelle qui apparait pour punir les humains, la Terre elle-même qui décide de se venger après ses années de douleur, des extraterrestres violents, ici pour anéantir les Hommes… Bizarrement, son imagination n’a jamais été aussi fertile qu’à ce moment.

Nathalie a une main sur son cœur, elle essaye de se calmer, en vain. Marine et Mickael se sont rapprochés et ont lâchés ce qu’ils faisaient. Tous pleurent à chaudes larmes. Encore plus lorsque l’espèce de masse blanchâtre s’écarte du caméraman pour dévoiler son corps.

Le visage ridé tel un vieux parchemin, le regard terrorisé, un rictus de peur, la peau brûlée à certains endroits et un trou au cœur d’où s’écoule le sang par giclées, aspergeant la caméra. Et la transmission est coupée ; l’image revient sur une présentatrice, seule, bien habillée, bien maquillée mais qui tremble de tous ses membres et sanglote.

C’est Patrick qui trouve le courage d’éteindre la télévision.

  • C’est une blague, c’est ça ? Une promotion pour un prochain film comme ils ont fait pour le dernier Alien ? Vous êtes au courant, les enfants ?
  • Non… on a rien vu passer sur les réseaux… répond Marine en s’essuyant les yeux.

Mickael se précipite aux toilettes, c’est trop pour lui.

  • La Grande Place, c’est à cinq minutes d’ici, dit Nathalie dans un souffle. On doit s’en aller !
  • On ne va pas partir alors qu’on sait même pas ce qu’on a vu, rétorque son mari. Tu sais bien qu’avec les technologies actuelles, ils peuvent nous montrer tout ce qu’ils veulent.

Les Rosemont, tous réunis, sursautent lorsque les lumières grésillent, lorsque le chauffage s’éteint. Un froid glacial les étreint, à chaque respiration, leur souffle se condense. D’un seul mouvement, tous se précipitent à la fenêtre du salon : dehors, la brume blanche est déjà là et, avec elle, résonnent les mêmes tambours qu’ils ont entendus plus tôt et les mêmes râles de douleurs, les mêmes appels au secours.

Boum, boum, boum… boum, boum, boum…

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