Sur le tronçon de l'A2
Maëva fixe la bande d’asphalte, ses pensées tournées vers le Salon du Livre de l’après-midi. Un évènement qui lui avait donné des moments de stress jusqu’à la dernière minute, des envies de retourner se cacher sous la couette comme lorsqu’elle était enfant et que quelque chose était beaucoup trop oppressant. Et pourtant, elle avait pris son courage à deux mains et avait décidé d’y participer, pour se surpasser, pour jouir de son art, pour partager son univers avec ses lecteurs.
Elle ne peut arrêter de sourire quand elle repense à tous les compliments qu’elle a reçus.
- J’ai adoré votre livre, votre héroïne m’a fait penser à Sigarni dans « La Reine des Batailles ».
- Votre livre m’a fait rêver pendant des heures et encore aujourd’hui. J’ai envie de me promener dans tout le royaume d’Estia. A quand la suite ?
- C’est pour quand le tome 2 ? Vous ne pouvez pas nous laisser sans Vylaë.
Elle se souvient également des regards brillants, des selfies et de la séance de dédicace. De la même phrase qu’elle avait écrite sur chaque première page. « En espérant que tu continues à lire comme si le monde touchait à sa fin. ». Une phrase que lui avait dit son père alors qu’elle commençait tout juste à s’intéresser à la littérature. Encore aujourd’hui, c’est ce qu’elle fait lorsqu’elle tourne les pages des livres, elle s’imprègne de chaque personnage, chaque lieu et s’immerge comme s’il n’y avait pas de lendemain.
Le stress avait vite disparu lors du Salon, mais il revenait à présent. Le tome 2 était tout juste en gestation, seuls quelques chapitres et le gros de la trame étaient bien au chaud sur ses fichiers Word. Et elle faisait tout pour ne pas penser au tome 3 qui assénerait le point final à sa trilogie qu’elle a mis des années à mettre sur pied.
Ses pensées sont interrompues par une petite silhouette qui apparait et disparait à quelques mètres devant elle. Elle se frotte les yeux, il n’y a personne. La fatigue commence à se faire sentir, se dit-elle. Maëva se masse le poignet, à force de signer elle a sûrement une petite tendinite. Heureusement pour elle, il ne lui reste plus que quelques kilomètres d’autoroute. Dans un noir quasiment absolu, les lumières n’émettent qu’un filet lumineux à peine suffisant pour apercevoir les sorties.
La radio, éteinte jusque-là, grésille. Les stations défilent une à une, un Talk-show évoquant la grogne des employés mal payés et la réponse des patrons embêtés, le refrain d’une chanson de rock d’une ancienne star qui fait remonter des souvenirs d’enfance et plus particulièrement un chagrin d’amour, un jeu radio pour gagner plusieurs prix dont une voiture ou 1000 euros en répondant à quelques questions… Tout se chevauche. Tout se mélange, les voix se superposent. Puis plus rien. Pendant quelques secondes.
« Tu veux jouer avec moi ? »
La voix d’un enfant retentit dans l’autoradio ; Maëva sursaute et fait un écart. Par chance, il n’y a toujours personne sur la route.
- Qu’est-ce que c’est que ça ? Je dois être vraiment crevée.
Elle secoue la tête, se masse les yeux, lorsqu’un hurlement à glacer les sangs retentit dans l’habitacle. Elle pile net et crie en même temps. Regarde dans le rétroviseur. Rien. A nouveau, le silence, oppressant, presque assourdissant. L’écrivaine tremble de tous ses membres, elle a du mal à respirer et son palpitant fait les montagnes russes. Difficilement, elle roule quelques mètres jusqu’à l’aire d’autoroute la plus proche, se gare en plein milieu, met ses warnings et laisse tourner le moteur.
- Je vais appeler Loïc, il viendra me chercher avec un de ses amis, pense-t-elle tout haut pour se rassurer.
Son petit ami sera ravi de la voir plus tôt que prévu, même s’il doit pour cela écourter sa soirée entre potes. Maëva sort son téléphone portable, il est éteint. Elle tente de le rallumer ; plus de batterie.
- Faites que la cabine téléphonique soit encore en état de marche, souhaite-t-elle, toujours à haute voix pour oublier qu’elle est seule.
L’autoroute A2 est étreinte par la nuit, seuls les phares de la voiture percent timidement l’obscurité, laissant entrevoir les ombres des arbres s’étirant sur le tronçon. L’angoisse l’envahit. Sa tête collée au volant, elle tente de reprendre sa respiration. Lorsque son souffle se calme, elle se redresse. Hurle à se briser la voix.
Du côté passager se tient un enfant d’une dizaine d’années. Ses cheveux blonds sont parsemés de croûtes nécrosées. Des lambeaux de chair gris pendent et constituent son visage, sa mâchoire est brisée à plusieurs endroits, ses yeux empourprés sont sortis de leur orbite.
Maëva continue de hurler d’effroi. Encore plus fort.
L’enfant sourit de plus belle, tousse des glaires rougeâtres ; son ventre est en charpie, laissant pendre ses entrailles sanieuses. Sa bouche se tord.
- Pourquoi personne ne veut jouer avec moi ?
- M… mais… Argghhhh
Le ton a changé, ce n’est plus la voix doucereuse d’un petit être censé être innocent. Ce dernier la gifle violemment et rit si fort que ses entrailles se déversent un peu plus sur le siège passager et que son œil gauche se détache. Il la gifle, plus fort, lui donne des coups de poings puis serre son cou de ses doigts écorchés. Il rigole, de la bave blanchâtre s’écoule de ses gencives décharnées. L’écrivaine se débat comme une lionne, lui donne des coups de pieds, tente de labourer son visage.
Elle réussit à se défaire de son emprise. Dans un effort surhumain Maëva, le visage tuméfié, le souffle erratique, sort de la voiture, rampe jusqu’à la cabine téléphonique.
- Pourquoi tu t’en vas ? Viens jouer avec moi !
Il ponctue son ordre en sautant à pieds joints sur les chevilles de la malheureuse. Celles-ci craquent, se cassent dans un bruit sourd qui résonne dans la nuit. Elle se traine, crache du sang, pleure comme jamais elle n’a pleuré. La douleur. L’horreur. Encore la douleur.
Mais ce n’est pas terminé, l’enfant se penche vers elle, enfonce sa main dans son ventre, fouille dans ses organes, hilare et avide, comme s’il s’agissait d’un sac à bonbons d’Halloween. Elle n’arrive plus à crier, sa vision se brouille. C’est à ce moment-là qu’il retire sa main, se redresse et recule en regardant aux alentours. Il hume l’air tel un animal sauvage qui a senti une proie.
Maëva gît dans une mare de sang qui continue de s’agrandir, la gorge violacée, les chevilles brisées et un trou au ventre d’où s’écoulent ses viscères.
Le gamin se volatilise soudainement et elle entend sa voix chantonner :
- Lui il va jouer avec moi !
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