Emlyn Mort-Noire
Sous un ciel orageux où mêmes les plus téméraires des oiseaux n’osaient s’aventurer, Ghab levait et abattait sa hache avec de moins en moins de vigueur. Il lui fallait le plus de bois possible pour passer l’hiver qui s’annonçait des plus féroces à en croire les présages et les rhumatismes des plus vieux du village. Son corps musculeux, rompu au maniement de la hache, luisait de transpiration après plusieurs heures. Encore quelques coups et il aurait les réserves nécessaires. Ghab s’arrêta quelques secondes, s’essuya le visage et regarda tout autour de lui.
Le village de Jamaana se trouvait aux confins du Royaume d’Ulkar, entouré ça et là par de grandes montagnes ; l’air y était vivifiant et les températures restaient clémentes au vu de l’endroit. Mais cette année, ce serait différent. Une brume laiteuse s’était emparé des plus grands monts et charriait avec elle des vents glaciaux. Ce fut d’abord des corbeaux transis de froid puis les récoltes gelées et enfin l’Erudit du village qui, après avoir parlé aux esprits, décréta l’état d’urgence.
Tout était calme, il ne restait que quelques courageux qui continuaient eux aussi à couper du bois. Point d’enfants se poursuivant les uns après les autres avec des branches en guises d’armes, points de vendeurs locaux récitant la composition de leurs étals ou d’itinérants venus partager moults trouvailles tout droit sorties des grandes villes. Ghab souffla un bon coup, profitant de cet instant de quiétude et contempla les altentours.
La vieille bâtisse qu’il avait construit de ses propres mains avec l’aide de son paternel avant qu’il ne calanche, le bois vieilli par le temps qui passe, la cheminée qui peinait à cracher un peu de fumée, le petit potager d’où sortaient timidement quelques légumes ; un sourire se grava sur son visage harassé, vite envolé lorsqu’il souffla et fit craquer son dos.
Des nuages noirs s’amoncelèrent en une poignée de secondes, une pluie fine tomba lentement, goutte par goutte comme si le Créateur pleurait. Le roulis du tonnerre retentit si fort que Ghab sursauta. Au même moment, un hurlement strident jaillit de sa maison.
- Papa, vient vite ! Papa !
Jamais Rhon n’avait crié de la sorte, lui le plus courageux de sa bande de copains, le plus casse-cou qui revenait tous les jours avec une nouvelle blessure. Ghab lâcha sa hache et courut comme s’il avait encore ses jambes de jeunesse. Derrière lui, plusieurs personnes, alertées par le bruit, sortirent de leurs masures et s’empressèrent d’aller voir. Car à Jamaana, la solidarité primait sur tout le reste, les villageois ne faisaient qu’un.
Ghab ouvrit la porte à la volée pour voir Rhon, à genoux, empoignant fermement la main de sa mère. Celle-ci était allongée, tremblotante dans son déshabillé blanc, et éructant des sons inaudibles. Mais ce qui terrorisa le plus Ghab, ce fut les ongles qui tombaient, les yeux révulsés et rouge, les marques sur le visage, les bras et les jambes. Des nécroses noires comme l’antre du Malin se répandaient à grande vitesse sur tout son corps, des bubons purulents d’où suintait un liquide nauséabond.
- La Mort Noire est de retour !
- Que le Créateur nous ait en sa sainte garde !
- Sortez tous de là ! Faites de la place !
L’ordre de l’Erudit claqua comme un fouet, bien que horrifiés par ce qu’il se passait, tous obéirent. Ghab et son fils furent réticents, mais ils cédèrent car personne n’était aussi sage et expérimenté que le vieux Hald, lui qui avait vécu plusieurs guerres et qui était le seul survivant de cette maladie qui avait fait des ravages par le passé.
Les heures étaient interminables, les villageois venaient apporter leur soutien, proposaient du vin chaud, des fruits puis repartaient la tête basse, la peur de perdre l’une des leurs leur comprimant la poitrine. La nuit passa dans un silence moribond ou tout le monde attendait. Ce n’est qu’au petit matin que l’Erudit sortit de la maison, la mine déconfite, les yeux embués. Rhon s’était assoupi ; Ghab, lui, se rongeait les sangs, adossé à un arbre.
- C’est la Mort Noire, Ghab. Je… je ne peux rien y faire. J’ai essayé plusieurs concoctions, j’ai prié le Créateur… Heureusement on peut se protéger maintenant en…
- Mais… ce n’est pas la première fois… vous… vous avez survécu. Il y a bien une solution !
- Nous ne sommes pas contaminés, il faut qu’elle reste confinée jusqu’à… jusqu’à… je suis désolé Ghab.
- Non ! Il n’en est pas question ! Je veux la voir ! cria-t-il.
Devant les pleurs du plus robuste des villageois, l’Erudit pleura lui aussi.
- Il y a bien… quelqu’un qui pourrait peut-être faire quelque chose, celle qui m’a sauvé, murmura-t-il entre deux sanglots. Ma mère me l’a avoué en rendant son dernier souffle, mais elle m’a promis de ne jamais l’approcher ni d’en parler et…
- Parlez !
- La Sorcière.
- La Sorcière, répéta Ghab, un rire noué dans la gorge. De quoi vous parlez ? De celles avec qui mes parents me faisaient peur pour que je mange toute mon assiette ? Vous délirez…
- Non, elles existent dans tout le Royaume et il y en a une qui a élu domicile pas très loin d’ici.
- Pourquoi… Pourquoi on ne l’a jamais vu ?
- Parce qu’elle ne le veut pas.
Ghab ne savait plus quoi dire, les histoires que lui racontaient ses parents étaient donc peut-être réelles. Et de ce qu’il s’en rappelait, il n’y avait rien de bon à frayer avec ces sorcières, mais si c’était le seul moyen de sauver sa belle Lya, il devait le faire.
C’est ainsi qu’il s’habilla chaudement, confia son fils à ses voisins les plus proches et porta sa femme à bout de bras, bien protégée par un tissu épais afin qu’il ne tombe pas malade à son tour. L’Erudit lui avait bien expliqué qu’il devait emprunter le sentier nord pour s’enfoncer dans la forêt et penser très fort à la Sorcière. D’après lui, elle entendait les pensées des gens.
Son dos lui faisait mal, ses bras étaient endoloris, mais il ne pouvait pas abandonner, pas maintenant qu’il y avait peut-être une solution. Une odeur âcre suivait chacun de ses pas, les arbres s’amoncelaient et la terre devenait de plus en plus friable à mesure qu’il avançait sur le sentier. Ghab n’arrêtait pas d’appeler la Sorcière dans sa tête, mais rien n’y faisait jusqu’à ce qu’il entendît un chuchotement brassé par la brise du vent et les feuilles qui tombaient.
Tu dois t’écarter du sentier pour me voir, Ghab. Suis le son de ma voix.
Une fois la venelle boueuse abandonnée, la voix de la Sorcière se fit de plus en plus insistante. Ghab avançait, le corps de sa femme entre les bras, son souffle rauque sur sa nuque. Alors que les buissons et les arbres s’espaçaient, que la nuit devenait plus épaisse, il vit une petite maison délabrée, recouverte de lierre sombre, entourée de marécages verdâtres. Une silhouette l’attendait sur le pas de la porte.
De longs cheveux noirs, des yeux d’un blanc opalin, une bouche parfaite, un corps de rêve… Ghab l’admirait, hébété, comme si c’était une apparition divine. Sauf qu’il s’agissait bien d’une Sorcière et il était là pour sauver sa femme, l’amour de sa vie. Il remit ses idées en place et s’arracha à la contemplation. La Sorcière émit un rire et l’invita à rentrer.
C’était une maison comme une autre à première vue, mais Ghab se sentit oppressé dès qu’il mit un pied à l’intérieur. Devant lui un âtre ardent où attendait une marmite bouillante, une table sur laquelle trônaient une coupelle de fruit pourris, des meubles remplis de fioles de toutes les couleurs, des têtes d’animaux empaillés aux murs et un grand crochet pendait dans un coin, duquel quelques gouttes rouges tombaient.
- Si j’avais vu ça qu’un bel homme comme toi viendrait, j’aurai fais le ménage, s’amusa la Sorcière.
- Je… Je m’appelle Ghab et voici Lya. Elle est malade, on m’a dit que vous pourriez la sauver.
- Je suis Emlyn, et effectivement, il se pourrait que je puisse l’empêcher de passer l’arme à gauche. Cependant, mon aide ne sera pas gratuite, mon beau.
- Tout ce que vous voulez, votre prix sera le mien. Mais, dépêchez-vous s’il vous plait ! s’écria Ghab, impatient de voir sa femme saine et sauve.
- Dépose là sur ce canapé et va t’asseoir.
- Quel canapé ?
Emlyn avait fait apparaitre un grand canapé vermoulu en un claquement de doigts. Ghab obéit et posa sa femme dessus avant d’aller s’asseoir non loin. Lya souffrait le martyr, sa bouche se tordait, sa respiration était de plus en plus erratique et les marques noires sur sa peau prenaient de l’ampleur.
La Sorcière Emlyn psalmodia dans une langue inconnue, mit ses mains sur le corps de Lya. Les marques arrêtèrent de grossir, ses yeux reprirent leur couleur normale, ses ongles repoussèrent. Elle respirait enfin normalement. Il ne lui aura fallu que quelques secondes pour la soigner.
Emlyn se leva, les membres secoués, alla vers la marmite et se posta au-dessus. Elle ouvrit la bouche, vomit nuée noirâtre de vers pouacre.
Ghab pleura de soulagement et voulut se lever pour aller enlacer sa femme. Mais il ne pouvait plus bouger, une force le clouait à la chaise, sa gorge enserrée dans un étau invisible.
- Ne bouge pas, mon beau.
Elle rit à gorge déployée, claqua des mains et Lya se volatilisa. Ghab ne pouvait toujours pas bouger. Emlyn marcha jusqu’au crochet qu’il avait aperçu plus tôt, le prit dans ses mains. Celui-ci se mit à briller d’une lumière aussi froide qu’une nuit éternelle.
- Qu’est-ce que vvv…vous avez fff… fait d’elle ? bégaya-t-il alors que l’air lui manquait.
- Elle est à Jamaana, dans ta maison, avec ton fils, ne t’en fais pas. En ce moment, tout le village est aux anges, tout le monde fête son retour et sa guérison.
- Mer… Mais… Je…
- Tu voulais que je la sauve, non ? J’ai rempli ma part du marché, c’est à ton tour.
- Comment…
- Plus personne ne se rappelle de toi, tu sais ? Pour eux, tu n’as jamais existé. Ta Lya, c’est une femme célibataire maintenant.
- Nooon ! Au secours !
- Ah ! Les râles et les cris, qu’est-ce que j’aime ça ! Tu es à moi maintenant ! fit-elle en lui enfonçant son crochet dans le cœur. Tu vas m’obéir, mon beau.
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