Le dernier sur la liste

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Nous étions cinquante-sept raflés.

Je me souviens du moment où je suis arrivé avec mes camarades, mes amis, mes frères et mes sœurs, de l’odeur de mort qui m’avait pris à la gorge, des officiers de la Wehrmacht aux visages viciés, de l’opéra de Wagner un peu partout et du petit écriteau au mur sur lequel j’avais pu lire « Aufnahme ». En dessous, une table derrière laquelle nous attendaient des civils – des putains de civils comme nous –, français qui plus est ! Ils nous ont demandé nos noms et nos professions… comme si ça allait être utile, comme s’ils en avaient quelque chose à foutre. Y avait des rumeurs comme quoi certains s’en sortaient vivants pour contribuer à leur idéologie dégueulasse, mais ça reste donc des rumeurs, vu que je suis là à te raconter tout ça. On savait où on était, on savait qu’on allait crever comme des bêtes, sans aucune dignité, dans la souffrance la plus horrible qui soit, et pourtant on avait espéré un miracle. Jusqu’au bout.

C’est fou comme on est con quand la mort arrive ! On a beau se dire qu’on va lui cracher à la gueule, la regarder bien en face, bomber le torse, la combattre, la vérité c’est que j’ai chialé et que je me suis pissé dessus. Comme tous les autres. Alors oui je les ai rassuré du mieux que je pouvais, j’ai pris dans mes bras les enfants pour leur raconter une histoire. C’est vrai que j’ai tenu le plus longtemps, je ne me suis pas laissé faire au début, au moment où je croyais encore au miracle comme je te disais, mais ça a vite changé.

On nous a jetés dans une petite salle aux murs blancs, sans fenêtres. Cinquante-sept dans je ne sais pas combien de mètres carrés, on était les uns sur les autres. La proximité face à la mort, ça nous a aidé les premières minutes. On s’imaginait même sauter sur les soldats, mais leurs armes nous ont vite fait comprendre qu’il n’y avait aucune solution. Leora, Ruben et Manel ont été les premiers à mourir. Et pas comme c’était prévu. Criblés de balles alors que le premier coup avait suffi… Ils se sont acharnés sur eux, un vrai carnage pour nous faire comprendre que c’était eux qui dominaient, qui avaient le pouvoir et qu’à leurs yeux nous n’étions rien que des animaux, des déchets même ! Et ils ont laissé les corps dans la salle. On s’est mis le plus loin possible des cadavres, mais même nos écharpes sur le visage ne suffisaient pas. Le sang était partout, on avait un goût métallique dans la bouche. On respirait les cadavres, c’était infâme. Ca l’est encore…

Ensuite, ça a commencé.

Y a d’abord eu Abraham, le mécano du village, une montagne de muscles qui ne rechignait jamais à la tâche. Ce fut le premier à partir, il s’est débattu comme un beau diable, mais le Diable était en face, disséminé dans le cœur de ces enfoirés ! Ils l’ont roué de coups puis emmené loin de là où on était. On l’a entendu hurler, pleurer, prier, supplier. Le silence s’était abattu sur nous, comme la misère sur le pauvre monde, c’est là qu’on a compris que c’était le début de la fin. Puis, une heure plus tard, ce fut le tour d’Hanna, la boulangère, celle qui écoutait tout le monde, donnait conseil sur conseil, nous concoctait les meilleures pâtisseries. J’entends encore sa voix se briser, ses sanglots… j’en frissonne encore ! La petite Dalia, Joseph… tant d’autres.

Toutes les heures, les putains de Boches venaient et emmenaient quelqu’un. Un vague bip sonnait quelque part, c’est à ce moment-là que la porte s’ouvrait. Toujours la même appréhension, la même peur… Par contre, ce n’étaient jamais les mêmes Chleuhs. Enfin, ils se ressemblaient tous plus ou moins tellement la haine striait leur visage.

J’avais le cœur en miettes, la colère n’arrivait plus à prendre le pas sur l’horreur de la situation. Le pire, c’est quand les soldats sont revenus, le sourire jusqu’aux oreilles. Ils blaguaient. Tu te rends compte ? Ils se marraient alors qu’ils nous massacraient un par un. Et quand j’ai croisé son regard, j’ai vu rouge. Cette enflure de Claude, l’officier qui s’occupait de notre village. Je l’ai invité plus d’une fois, il a mangé à ma table, on a partagé des verres, on s’est racontés des souvenirs. On se disait même que la guerre n’arriverait jamais ici et lui n’arrêtait pas de nous rassurer en affirmant qu’il serait toujours là pour nous. Il était là, parmi les Boches, et s’en donnait à cœur joie. Je me suis levé et je lui ai pété la gueule ! J’ai tapé, tapé, tapé, je ne pouvais pas m’arrêter. Je sentais ses os craquer sous mes phalanges, ses gémissements alors que je tentais de l’étrangler. Je me devais de le faire souffrir en mémoire des autres. Si les Allemands ne m’avaient pas menacé de leur fusil et si je n’avais pas reçu le coup qui m’a brisé une ou deux côtes, je l’aurais tué. J’aurais pu l’éviscérer sur place tellement j’avais la haine. D’ailleurs y a encore un de ses chicots sur le sol.

C’est à ce moment qu’un haut gradé est arrivé. Engoncé dans son uniforme dégueulasse, il m’a regardé dans les yeux, le sourire démoniaque, rempli de fiel pur, m’a craché dessus et a juste dit une phrase, dans un français un peu haché mais compréhensible.

« Faites-le passer en dernier. »

Je m’attendais à ce qu’ils me tabassent, me fassent vivre les pires atrocités, mais non, rien de rien. A la place, j’ai vu mes frères et sœurs partir à la mort. Je les ai entendus hurler, un par un, j’ai senti leur chair calcinée. Une torture mentale sur des airs de Wagner qui emplissaient les alentours… Je… Je… C’est comme si on avait arraché des bouts de moi, des bouts de mon cœur, des bouts de ma vie. Y a pas à dire, le plus dur, c’est d’être celui qui part en dernier.

Et voilà que je parle au mur. Ah, ils arrivent, je crois reconnaitre mon nom crié, craché, vomi même. J’aurais tellement voulu être le premier, ne pas avoir à subir tout ça.

Nous étions cinquante-sept, maintenant c’est mon tour. Le dernier sur la liste.

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