Dernier soupir
Sa sébile vide, le mendiant regarde les gens qui passent. Chaque jour, il scrute chaque détail, se plait à imaginer leur vie. La brune pressée de l’autre côté de la rue qui regarde la vitrine du prêt-à-porter, son sac à main et ses talons hauts, lui rappelle sa femme et, dans un rictus, il sent les années qu’elle lui a volées. Un mariage parti en fumée, « pour le meilleur et – surtout - pour le pire », s’il avait su… L’homme au bonnet blanc et jogging foncé, téléphone vissé sur l’oreille ressemble comme deux gouttes d’eau à son ancien meilleur ami et collègue. Celui qui lui avait aussi juré fidélité, un vieux pote depuis le collège, camarade de quatre cents coups, s’il avait su…
Il boit une gorgée du café froid de la vieille qu’il a réussi à avoir au magasin du coin en échange du peu de pièces qu’il avait et sanglote. Il doit se ressaisir, il a besoin de quelques autres piécettes pour aller voir un médecin, il sait qu’il ne tiendra plus longtemps comme ça. Les journées sont de plus en plus dures, parfois même il fait malaise sur malaise. Sa tension doit être bien trop basse, et s’il faisait une prise de sang ou des examens, il est certain qu’il se ferait hospitaliser d’urgence. Il n’a pas les moyens pour survivre, encore moins pour vivre. Pas comme celles et ceux qui passent devant lui sans le regarder, avec leurs costards et leurs jeans sans aucun accroc, leurs chaussures sans aucune tache, leur chevelure bien lisse. Même les commerçants n’ont jamais daigné lui apporter une quelconque aide, le virant comme un animal lorsqu’il occupait le trottoir devant leur magasin. Seul le vieux buraliste l’avait aidé à son arrivée, lui refilant un petit verre à l’occasion, un petit croissant, etc. Malheureusement un cancer avait eu raison du seul bon samaritain du coin.
Il se souvient des gens qu’il a aidé par le passé, qui ne sont bien sûr plus là pour lui rendre la pareille, et sanglote de plus belle. Les sous qu’il a prêtés – donnés serait plus juste – à des amis dans le besoin, tous les allers-retours pour les amener à des rendez-vous médicaux ou faire les courses, la boîte dans laquelle il a bossé jusqu’à pas d’heure pour les maintenir à flot…
Sa mémoire est encore affutée alors que son corps est en lambeaux, se brise chaque jour un peu plus. C’est peut-être ça le pire, se rappeler des mauvais moments sans avoir la possibilité d’en créer de meilleurs, d’en créer tout court à vrai dire. Une existence morose où seule la souffrance fait office de repère. Il avance dans la grisaille, seul.
Aujourd’hui, le ciel pleure quelques larmes acides de plus sur son existence, il se sent encore plus faible et pourtant il est sorti du pont sous lequel il dort pour venir ici. Un jour de plus. Son corps est un temple de la douleur, sa respiration saccadée lui comprime la poitrine, son estomac grouille de plus belle. La morsure du froid le fait tousser, son cœur s’emballe.
Il tend la main, quémande l’aumône au bord des larmes mais ne reçoit que des regards de dégoût si violents qu’il en a mal au cœur. Il voit les visages tordus lorsqu’ils aperçoivent son manteau miteux, son pantalon troué et ses chaussures démolies qui laissent passer quelques orteils. Il imagine sans mal leurs pensées, se racle la gorge pour ne pas craquer.
Gueuser sur les chemins, c’est sa vie, son rôle dans cette société malade. Plus de boulot, plus les moyens de payer son logement, sa femme partie, ses enfants qui ne veulent plus avoir affaire avec. Il sanglote à nouveau. Le goût amer du café coince dans sa gorge, lui rappelant tout ce qu’il a perdu. Le premier café après la première nuit avec celle qu’il aime encore, son ainé qui veut essayer le breuvage et qui le recrache devant l’hilarité de ses parents, le café des soirées devant la télévision sous le plaid à refaire le monde avec sa petite famille, des moments à la cafétaria du travail près de la photocopieuse, etc…
Mais aussi, l’aigreur de ses souvenirs. Des nuits entières de boulot supplémentaire qu’il n’aurait pas subies s’il savait qu’il allait être viré comme un malpropre, des nuits blanches à parler avec sa chère et tendre avant qu’elle ne décide de se tirer avec le premier venu puisqu’il ne pouvait plus subvenir à leurs besoins, des heures à réconforter un de ses amis qui venait de perdre un membre de sa famille, des heures à consoler une amie qui venait de divorcer…
Le mendiant avise son gobelet froissé, il n’y a plus de café. Tant mieux.
La pluie vient de s’arrêter, les gens ne sont plus obligés de courir, c’est le moment pour lui. Il se fait fureur, sort sa vielle de son étui moisi et commence à jouer. Pas une fausse note, et pourtant la mélodie se brise sur l’ignorance crasse des passants. Il joue tout son répertoire, allant jusqu’à sublimer les accords des chansons qu’il adore. Pourtant, le couple qui passe s’en fiche totalement, va plus vite à son niveau comme si la pauvreté, la malchance étaient contagieuses.
Lui qui a mis toutes les chances de son côté pour réussir, pour rendre heureux ses proches, pour faire avancer la société à sa petite échelle, n’est plus que l’ombre de lui-même. Cette société qui lui a tout repris sans crier gare, il la déteste et pourtant jusqu’à aujourd’hui il a tout tenté pour se sortir la tête de l’eau.
Alors que le bleu du ciel se dévoile et que le temps se radoucit, il sent que c’est la fin du chemin. Il n’a même plus la force de pleurer ou de s’insurger contre la réalité, il s’est fait une raison.
Sa tête lui tourne, le mendiant tousse dans son vieux mouchoir. Du sang, beaucoup de sang. Son pouls s’accélère, il met une main sur son cœur et s’écroule, fermant ses yeux pour l’éternité et renversant sa pancarte qui s’envole un peu plus loin, écrasée par les passants.
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