Sourire rouge
- T’es bien pressé, Claude. T’es attendu quelque part ?
- Ouais, c’est l’anniv’ de mon gamin, six ans aujourd’hui et je lui ai dis que je serai là pour faire le clown et amuser ses copains et copines.
- C’est super ça, je donnerai cher pour te voir dans la tenue, ah ah ah ! C’est pour ça que t’étais un peu à l’ouest aujourd’hui j’imagine. Revoir Isabelle et…
- Un peu, et puis j’ai raté les derniers anniversaires d’Enzo à cause de ce taf donc pour une fois que le chef a bien voulu que je finisse plus tôt, je vais pas me faire prier. En plus faut que je trouve un déguisement maintenant… Tu sais pas où je peux en trouver un ?
- Hummmm… y a bien un truc sur la 8e, tu sais le magasin de farces et attrapes qui est entre le drugstore et le petit épicier ?
- Il est pas fermé ? Depuis que je suis gamin il est ouvert et pourtant je vois quasiment jamais personne y entrer.
- Non, non, hier encore je suis passé devant et y avait de la lumière.
- Merci, Patrick. Bon je file à la douche et j’y go, à demain.
Le bleu de travail de côté et enfin délesté du cambouis et de toutes les crasses causées par son travail, il termina sa journée pour une fois avant midi. Il n’avait plus de jours de congés, il allait donc devoir rattraper les heures perdues en travaillant encore plus tard. Pourtant, c’est tout sourire qu’il quitta l’entreprise, heureux de retrouver son enfant et de partager un moment inoubliable avec, même si cela voulait dire côtoyer une après-midi entière le nouvel homme de son ex-femme.
Au volant de sa Volvo qui crachote depuis quelques mois, il se dépêcha d’aller à la boulangerie du coin. Un sandwich au surimi crabe mangé à la va-vite, une canette de soda bue encore plus vite, et il reprit la route direction le magasin pour le costume. Une devanture austère, de la poussière un peu pourtant et un vendeur patibulaire qui n’aligna pas plus de trois mots à la suite. Claude demanda un costume de clown pour son fils et le vendeur, après lui avoir proposé plusieurs modèles bien trop décalés, finit par lui amener la pièce qu’il fallait. La seule différence avec les autres était la matière du déguisement, épais et moite. Le vendeur – qui était aussi le gérant – lui expliqua qu’il devait mettre le déguisement à même la peau pour éviter d’avoir trop chaud avant de le rassurer en lui affirmant qu’il lavait tous les costumes une fois par semaine, même s’ils n’étaient pas utilisés. L’achat acté, il redémarra la voiture après quelques essais infructueux et se dirigea vers la maison de son ex. Il n’eut pas le temps de réfléchir à ce qu’il dirait lorsqu’il la verrait au bras de l’autre con – comme il l’appelle -, la voiture l’amenant d’elle-même là-bas, mécaniquement. Il avait si souvent fait le chemin vers ce qui était sa maison il y a encore quelques temps.
Le costume de clown sous le bras, un sourire de façade longuement travaillé, il sortit de la voiture et sonna. Son ex-femme lui ouvrit, toujours aussi belle et pimpante, toujours la silhouette gracieuse, mais Claude désenchanta immédiatement lorsqu’il découvrit Paul, grand sourire, en débardeur pour bien faire ressortir son corps d’athlète et son bras autour de Clarice pour bien affirmer son statut et sa « possession ».
- On ne t’attendait plus, je pensais que t’allais encore décevoir Enzo, commença Clarice, le fiel au bout des lèvres.
- J’ai réussi à m’octroyer…
- Pour une fois, asséna Paul.
- Toi, on t’a pas sonné. Tu ferais bien de la fermer, sinon…
- Sinon ?
Paul s’était avancé, Claude recula d’un pas, il ne faisait pas le poids et il ne devait pas céder à la violence. Il était là pour son fils, dans un soupir il fit son plus faux sourire et donna le cadeau à son ex-femme. Surtout que le petit arriva en trombe et sauta au cou de son père. Plus calme, il l’enlaça et sortit un petit cadeau de sous son manteau.
- Tiens, fiston, c’est pour toi. Tu l’ouvriras en dernier, d’accord ?
- Oui, papa ! C’est toi qui fait le clown, hein ? Hein ?
- Oui, oui, comme promis, répondit-il en lui ébouriffant les cheveux avant de se relever et de le regarder partir.
- Tu… fit son ex.
- Met le avec les autres, je vais enfiler le costume et j’arrive, asséna-t-il sans un regard.
Une fois dans son ancienne chambre, là où il avait tant partagé avec celle qui pensait être la bonne, Claude déballa le costume épais et encore plus moite que lorsqu’il l’avait acheté, se déshabilla entièrement et l’enfila. Plus il recouvrait sa peau de ce déguisement, plus ses pensées noircissaient et plus il se sentait oppressé. Une vague de fureur et de violence s’empara de lui lorsqu’il termina de se grimer. Le costume rapetissa encore un peu jusqu’à lui faire une deuxième peau et il sentit une chape de plomb tomber sur son esprit. Il ferma les yeux, tenta de se calmer. Lorsqu’il les rouvrit, il était dans la cuisine, ses mains autour du cou d’un des amis d’Enzo, le regard vide. Un autre corps gisait à côté, lardé de coup de couteau. Il trembla, mais ferma encore les yeux malgré lui, la fatigue prenant le pas.
- Qu’est-ce que… Pourquoi t’es encore dans la chambre ? Ca fait une demi-heure qu’Enzo t’attend, sombre merde, dit Paul en empoignant le col de Claude.
Ce dernier ouvrit les yeux, fou furieux, envoya son poing dans la figure de Paul et tapa jusqu’à ce que ses phalanges lui fassent mal. Le visage en charpie du nouvel homme de son ex ne lui suffisait pas, il trifouilla son costume et, surpris, sortit un couteau de sa poche puis lui dessina un sourire macabre.
- Ca te va bien d’être un clown, fils de pute ! Ah ah ah ah !
Un hurlement le tira de la boucherie qu’il faisait, Clarice venait d’entrer dans la chambre.
- Viens la salope ! cria-t-il en lui empoignant les cheveux et en la forçant à se mettre à genoux.
Il lui ouvrit la gorge à l’aide de ses dents, le sang lui éclaboussant ses grandes chaussures de clown, puis rit à gorge déployée. Il pataugeait dans le liquide carmin lorsque ses yeux se fermèrent à nouveau.
- Elle est où maman ? demanda Enzo en lui tirant sur le costume.
- Elle était fatiguée, elle est partie se reposer.
- J’adore ton déguisement, papa. Ta bouche est toute rouge, c’est rigolo.
- Le clown ! Le clown ! Le clown ! chantonnaient les autres enfants, refrain vite reprit par Enzo.
Claude était dans le jardin, il voyait trouble ; tous les enfants couraient autour de lui, demandaient des histoires, des tours. La rage lui comprimait le cœur, son esprit déraillait, mais c’était si grisant qu’il arrêta de lutter et ferma une nouvelle fois les yeux et s’oublia.
Une fois revenue à la raison, il regarda autour de lui. Les enfants gisaient dans des mares de sang, les corps tordus, des plaies béantes et la sono continuait de jouer des accords de cirque. Il baissa le regard et aperçut Enzo dans ses bras, les yeux écarquillés, des larmes coulant sur ses joues et se mêlant à la bave.
- C’est fini, fiston, déclara-t-il d’une voix qu’il ne reconnaissait pas.
- Pa… pa…
Claude passa une main dans une des poches de son costume, attrapa une arme. D’une main, il releva son fils, colla son front sur le sien, arma le chien du revolver avant de le mettre derrière son crâne. Des sirènes de police et de pompier se rapprochaient, alors il appuya sur la détente et leurs cervelles éclatèrent au même moment.
Le costume de clown se décolla et partit en fumée, laissant derrière lui un charnier, une scène de crime absolument ignoble ainsi que Claude et son grand sourire rouge.
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