Murmure la fosse
Des lambeaux de nuit étreignent les branches tordues, étirent leur manteau sombre sous le regard fatigué de Sör. Au fin fond de la Forêt Damnée, entouré d’une végétation décrépie, de carcasses d’animaux et de cadavres humains, il attend la prochaine sentence.
Sör aspire à autre chose, à d’autres lieux, il aimerait partir vers différents horizons, loin de ce charnier, mais il ne peut pas. Car il est le Fossoyeur, celui qui garde l’entrée de la Fosse, celui qui LA contrôle. Sans lui…
Il se souvient de ce qu’il s’était passé lorsque la créature n’était pas encore emprisonnée. Jadis, alors que les Dieux foulaient le monde, l’un d’eux avait décidé de prendre le pouvoir et de faire régner la justice coûte que coûte. Tous avaient combattu, car il n’était pas le seul à vouloir contrôler toutes les espèces, deux clans s’étaient alors formés. Le monde, à feu et à sang, des espèces décimées, des humains à l’article de la disparition, des morts des deux côtés. Un conseil s’était alors décidé pour décider de la tournure des événements, et après d’innombrables discussions, les Dieux s’étaient mis d’accord. Personne n’aurait le pouvoir ultime sur l’intégralité du monde, tous allaient se partager des terres ici et là et personne n’aurait le droit d’essayer de dominer les autres. Un accord tacite que tout le monde respecta, à part Nirfim. Celui-ci tenta de renverser ses frères et sœurs en créant un monstre immortel capable de rivaliser avec la puissance divine. Après de féroces combats, il fut acculé et laissé pour mort.
Honni par ses pairs, blessé à vie, il avait fini par se tuer, déversant tout son pouvoir et sa rage dans sa création qui avait brisé ses chaines et était alors devenue incontrôlable et inarrêtable. Plusieurs autres divinités primaires et secondaires périrent jusqu’à ce qu’ils arrivent à la vaincre. Elle fut enchaînée et jetée au fond du puits le plus profond. Un humain fut alors désigné pour garder l’entrée. Condamné à mort par la justice humaine, les Dieux le sauvèrent en le rendant immortel et en lui attribuant le pouvoir ultime : celui de contrôler la bête au fond du puits à l’aide d’une flûte et de son sang.
Aujourd’hui, les Dieux ont disparu, oubliés par les humains. Même si cela ne veut pas dire qu’ils n’existent plus, ils n’apparaissent plus et laissent le monde aux mains de toutes les espèces. Les Hommes dominent le Nord, l’Est est aux mains des Elfes et l’Ouest est gouverné par les Orques. Toutes les autres créatures se battent au Sud en différentes factions. Et au milieu du monde se trouve Sör et la Forêt Damnée, point d’ancrage pour rendre la justice sur n’importe quelle créature jugée.
Le Gardien lève les yeux sur le ciel ténébreux, il les sent arriver. Un, deux, trois, quatre… Quatre condamnés, un de chaque partie du monde. Il a l’habitude de faire plusieurs jugements à la fois, c’est pourquoi il se met debout, se taille les veines à l’aide d’un calame aussi noire que son âme pour en remplir un grand récipient en terre cuite. Une fois terminé, ses plaies se referment ; il avance vers le gouffre, se met en tailleur sur un monticule pierreux et attend.
Tous arrivent en même temps. Sör les invite à s’avancer et à se placer autour du gouffre. Deux gardes humains en armure brillante tiennent un homme d’une quarantaine d’années, le crâne chauve, les mains liées. Un seul elfe maintient l’une des siennes, chevelure interminable, yeux océan, une balafre allant du menton gauche à la tempe droite. Trois orques tentent de garder enchaîner un colosse aux cornes disproportionnées. Pour le dernier, venu du Sud, il est bâillonné, pieds et mains attachées, une cape d’ombre sur les épaules ; derrière lui quatre créatures différentes attendent. Comme de coutume, les délits sont annoncés.
- Ô Gardien, nous sommes devant vous aujourd’hui pour juger Jugo qui a commis six meurtres, à la machette, avant de se plonger dans leur sang, déclame un des deux soldats humains, la voix étouffée par son casque.
- Gardien, l’elfe Tasar que nous vous amenons a été reconnue coupable de trahison envers notre reine bienaimée et a tué plusieurs de ses précieux soldats et enfants, chantonne la voix cristalline du garde elfe.
- Nous venir ici pour mort de Gorem, crache la voix caverneuse d’un des Orques.
- Nuvu a massacré un village entier parce qu’ils ne voulaient pas le vénérer, il mérite donc la mort.
Sör regarde les arrivants un à un, n’émet aucun jugement, ce n’est pas à lui de décider, et se racle la gorge.
- Faites-les avancer au bord du gouffre et le jugement sera donné. Attention où vous mettez les pieds, si vous tombez, vous mourrez. Je m’en vais maintenant appeler la Bête.
Nouveau raclement de gorge. Il est fatigué, il en a plus qu’assez de voir des morts, mais il n’a pas le choix. Bien sûr il a déjà essayé de se sauver loin de la Forêt Damnée, mais à chaque fois la Bête avait voulu se sauver et à chaque fois des voix lui étaient parvenues pour lui rappeler ce qu’il devait faire. Sör trempe la flûte immaculée dans la bassine pleine de son sang et souffle dedans. Une mélodie sinistre se répand dans l’air, tout le monde tremble et tente de reculer, mais une force les en empêche.
Après quelques secondes interminables, de sinistres murmures puis un hurlement guttural retentissent dans les profondeurs. La terre se met à trembler, une énorme patte velue griffe la surface, puis une autre, puis encore une autre… La Bête est là. Une gueule immense, des crocs plus acérés que la meilleure des épées et des yeux de toutes les couleurs. Quatre tentacules surmontés de piques jaillissent de ses entrailles et transpercent chacun des condamnés. A très grande vitesse, elle attire leurs corps et les dévore.
Le jugement est fait, mais pour la première fois de toute son existence, Sör assiste à quelque chose de nouveau. La Bête reste plantée devant eux, ses yeux sondant chacune des personnes encore présentes.
- Gardien ! Contrôlez votre créature ! hurlent les gardes de toutes les espèces.
- Je… Ca ne fonctionne pas comme ça… D’habitude, elle repart directement, je ne comprends pas, gémit-il en essayant de rejouer de la flûte.
- Faites quelque chose !
D’autres tentacules s’élancent vers les gardes avant de les transpercer également. Le bruit de succion et de mastication retourne l’estomac du Gardien, mais la peur l’empêche de bouger. Il est immortel, mais il se pourrait bien qu’aujourd’hui la mort vienne enfin à lui. Soulagé, il attend la fin.
La créature pose sa centaine d’yeux sur Sör. Sa gueule s’étire en un macabre sourire et elle repart dans sa fosse.
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