Nüm pouvait enfin ralentir la cadence, ses poursuivants avaient perdus sa trace. Heureusement car, pour la première fois de toute sa longue vie, il ne guérissait pas assez vite. Lui, l’Elfe qui a participé à de nombreuses batailles, reconnu par sa race comme un héros et par leurs ennemis comme la pire des menaces, boitait en sortant de la forêt, laissait des traces de sang sur son passage. Il s’arrêtait constamment pour regarder les dégâts, murmurait des mots de pouvoir pour accélérer la guérison, mais rien n’y faisait.

Personne ne le croira quand il leur dira qu’il a combattu un Gorth de l’Armée Noire. Ces créatures emprisonnées depuis des millénaires dans la Fosse refaisaient surface, il en était sûr maintenant. Seule une lame des ténèbres pouvait empêcher son pouvoir de cicatrisation. Et cette odeur, le Mal à l’état pur… il n’avait jamais eu aussi peur de toute sa vie. Pourtant, il avait survécu à la Bataille d’Isgolath alors que tout semblait perdu, il avait combattu une poignée d’Orcs sur les remparts de Myrdal avec sa fidèle épée et même des Morloth dans la Forêt Sombre tout en sauvant ses camarades.

Sous un ciel où des nuages effilochés s’amoncelaient, Nüm aperçut une clairière. Il serait à découvert, mais il avait besoin de boire et, d’après ce qu’il entendait au loin, les Gorth qui le poursuivaient s’étaient arrêtés, essayant de flairer son odeur. Il avait donc du temps devant lui, et sans boire ni manger un petit quelque chose, il ne tiendrait plus longtemps. L’eau diaphane comme la lune gibbeuse qui s’y reflétait avait un goût amer et Nüm ressentait la saleté, mais il n’avait pas le choix. Ravalant un haut-le-cœur, il remplit sa gourde et sortit une galette de blé noir de son bissac. Sèche et moisie par endroits, la nourriture craquait sous ses dents, mais après toute cette course, il appréciait.

C’était sa dernière galette et il était très loin de retrouver le royaume de Praë, mais il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. Il avait décidé de son propre chef de partir en exploration car il se sentait trop à l’étroit à la cour des Elfes. Seules les batailles le comblaient de joie, c’est pourquoi il avait traversé bon nombre d’endroits dangereux jusqu’aux fin fonds d’Umhra, dans le royaume abandonné d’Obscuraë où étaient emprisonnés les Gorth. Il s’était dit qu’au plus près des plus immondes créatures auraient pu se trouver le danger. A présent il le regrettait.

Nüm se leva aux aguets, ses poursuivants s’étaient remis en route. Sa guérison avançait petit à petit, mais il ne pouvait toujours pas courir. Sa blessure au flanc le faisait atrocement souffrir et sa jambe gauche en charpie avait du mal à le porter, sans compter les nombreuses estafilades qu’il avait récoltées. C’était la fin pour lui, il le sentait. L’Elfe se laissa choir et, adossé à un arbre, sortit sa légendaire épée lorsqu’une agréable odeur vint jusqu’à lui. Décontenancé, il regarda autour de lui et aperçut, au-dessus de la canopée, un nuage de fumée.

• Où est-ce que je suis déjà ? souffla-t-il en se relevant et en sortant une carte de son bissac.

Des lignes apparurent sur sa carte aux bords grignotés par le temps et, après quelques secondes interminables, il put enfin voir où il était. Ses yeux brillèrent, son visage s’illumina sur un grand sourire. Nüm accéléra le pas.

• Le Recueil des Peuples ! La chance ne m’a pas abandonné ! Je vais pouvoir me remettre.

Plus il approchait, plus les odeurs de nourriture l’attiraient. Le Recueil des Peuples, l’auberge où toutes les créatures d’Umhra pouvaient se retrouver pour tailler le bout de gras, se reposer avant de repartir en voyage ou jouer aux cartes. Créé il y a fort longtemps par les plus puissants membres de chaque race d’Umhra, l’endroit était le seul lieu de paix du monde et, le temps d’un repas, d’une partie de Blot ou encore d’une nuit, les créatures oubliaient la guerre. Et tout cela grace au Pacte Eternel. Même si tout cela commençait à dater, l’accord tacite était toujours respecté.

Nüm poussa la porte et contempla les tables où conversaient des Elfes avec des Orcs, la scène où dansaient Sorciers et Gobelins… La paix sur Umhra. Même si Nüm adorait les batailles, il n’allait pas cracher sur un moment de calme.

• Bonjour, je peux faire quelque chose pour vous ? Une table ? Une chambre ? lui demanda une jolie Vlim, ses tentacules sur la tête frétillant à chaque fin de mot.
• Les deux, j’ai grand besoin de me reposer et de soigner mes blessures…
• Oh, ça tombe bien, il y a plusieurs rebouteux et sorciers si vous avez besoin.
• Ce ne serait pas de refus, en attendant…
• Oui, allez-vous asseoir là-bas, je reviens.

En effet, elle revint avec une assiette de nourriture et un grand pichet de vin.

• Offert par la maison, je… ce n’est pas…
• Vous m’avez reconnu, c’est ça ?
• Oui, je…
• Je suis là pour me reposer, faites comme si vous ne m’avez pas reconnu, s’il vous plaît.
• Hummm… comme il vous plaire, monsei…
• Appeler moi Nüm, juste Nüm.
• D’accord, Nüm, murmura-t-elle en pouffant. Si vous avez besoin, hélez-moi, je m’appelle Glema.

Nüm ne put réprimer un sourire, se faire reconnaître et inspirer autant la confiance, avoir du succès sur n’importe quelle créature, tout ça lui plaisait tout de même. Certes les Elfes faisaient partie des plus belles créatures d’Umhra, mais Nüm, grace à sa longue chevelure noire comme les ténèbres et ses yeux verts et bleus, grace à tous ses exploits et à musculature plus qu’avantageuse, ne laissait vraiment personne indifférent. Il dégusta son repas et but avec lenteur pour bien profiter tout en regardant autour de lui. Toutes les créatures d’Umhra discutaient, il n’y avait pas la moindre once d’animosité.

• Qu’est-ce que c’est plaisant, se dit-il en s’enfilant un autre verre de vin.

Mais le calme ne dura pas, un Orc renversa la table de jeu, empoigna un homme, certainement un soldat des Terres Humaines, et grogna. Le tavernier sauta par-dessus son comptoir et s’interposa en envoyant un gros coup de poing dans la gueule de l’Orc.

• La guerre c’est dehors, Shagol, ne me le fait pas répéter ! cria-t-il en gonflant ses muscles impressionnants.
• Dé… Désolé Gruul, mais il a triché, il a…
• Je ne veux rien savoir, remets ça en place.

Gruul, un Géant du Royaume Brisé, épousseta son tablier et fit un clin d’œil à Nüm avant de s’approcher.

• Que me vaut l’honneur d’avoir un héros dans mon humble auberge ?
• Je ne suis que de passage pour me remettre de mes blessures, répondit Nüm en lui montrant son flanc et sa jambe.
• Bordel ! Qui a pu vous mettre dans cet état ?
• Des Gorths… L’Armée Noire s’est libérée, je dois rentrer et parler au Conseil.
• Ah ah ah ! Je ne vous savais pas blagueur, les légendes ne…

Il ne put terminer sa phrase, la porte du Recueil des Peuples vola en morceaux et trois immenses silhouettes aux cornes rouges entrèrent. Des gueules horribles, des fentes à la place des yeux, deux énormes crocs dépassant de leurs lèvres supérieures. L’effroi s’empara de chaque personne à l’intérieur de l’auberge, les danseurs et chanteurs s’arrêtèrent. Même Gruul ne sut quoi dire. Nüm posa sa main sur son épée. Les Gorths l’avaient retrouvé.

La peur ridait les visages des clients, quelques-uns hurlèrent, mais la plupart restaient muets, l’horreur de la situation leur nouant la voix et les tripes. Des créatures que tout le monde pensait emprisonnées à jamais, des monstres de légende qui avaient failli détruire le monde. Le crépuscule tombait sur Umhra et, pour la première fois de toute sa vie, Nüm n’était pas sûr de pouvoir y faire quoi que ce soit.