Substance
Emmitouflé dans sa combinaison, le Dr Neuman suait à grosses gouttes. Un seul moment d’inattention, un seul écart, un seul grain de poussière dans le rouage de la manipulation et ce serait un beau bordel. Et la dernière chose dont il avait envie, c’était bien une nouvelle pandémie, un nouveau scandale sanitaire. Même s’il officiait dans ce laboratoire reconnu mondialement depuis des décennies, même s’il en était le chef et celui qui était au plus près des virus et des bactéries, une fois devant les béchers, les fioles mortelles, une fois la combinaison enfilée, la peur, l’appréhension et l’excitation le motivait comme à ses débuts.
Du haut de ses deux mètres, de son corps tout en muscles, de ses mains semblables à des paluches de basketteur et de son visage bourru, le quinquagénaire faisait office de gros nounours de l’équipe. Les laborantins lui vouaient une confiance aveugle et, lorsqu’ils avaient le temps après une journée harassante, ils se retrouvaient au bar le plus proche pour vivre un bon coup. Blagueur, surdoué capable de trouver n’importe quel vaccin, le Dr Neuman n’était pas le dernier à lever le coude et à jouer aux fléchettes avec ses collègues, et à gagner bien entendu. Les laborantines, elles, n’étaient pas insensibles à son charme dévastateur. Il en avait d’ailleurs mis quelques-unes dans son lit. Son côté protecteur et sa gouaille digne d’un conférencier leur plaisaient au plus haut point.
Amis, amants à l’extérieur, il restait le chef de l’équipe lorsqu’ils travaillaient. Aujourd’hui, après des mois de labeur, ils avaient une piste pour soigner la plupart des maladies et même les prévenir. A sa demande, ils avaient réussi à avoir tous les agents pathogènes, toutes les mutations connues, tout ce qui rendait malade l’humain ; tout ça dans une quantité inqualifiable de fioles disséminées dans toute la structure. De l’autre côté de la pièce, son bras-droit, le Dr Friedrich, ami de longue date et éminent scientifique, faisait la même manipulation avec quelques variables de différence.
Jon Neumann avait opté pour une température très haute afin de possiblement faciliter l’émulsion et le passage des anticorps d’un liquide à un autre. Georg Friedrich, lui, avait préféré l’inverse : une température atrocement basse afin de geler les attaques néfastes des agents pathogènes et faire en sorte que les futurs vaccins brisent les bactéries immobilisées.
Leurs collègues retenaient leur souffle, conscients que quelque chose de grand était en train de se jouer.
- Alors Jon, je ne sais pas toi, mais je suis prêt à changer le monde, fit le Dr Friedrich.
- On va le changer, mais pour combien de temps, Georg ? On repousse l’inévitable, l’extinction, la fin…
- Allons, allons ! Savourons notre victoire déjà ! Si on arrive à combattre et vaincre tous ces virus, on aura une base pour prévenir les prochains.
- Va falloir que les pays mettent la main à la poche, cette fois, et pas laisser mourir des expériences qui auraient pu sauver des milliers de gens tout ça parce que tel ou tel virus a disparu.
Le cynisme et le réalisme de l’un, l’espoir de l’autre, le duo fonctionnait à merveille au laboratoire. Les deux collègues, depuis devenus amis, alliaient leur intelligence afin de rendre le monde quelque peu meilleur. La lutte contre les cancers, les coronavirus, l’avancée dans le traitement de toutes les pathologies, le monde le devait en partie à ses deux génies et à leur équipe.
Tout le monde retenait son souffle, alors que Georg et Jon se rapprochaient du dénouement du travail de la journée, lorsqu’une alarme retentit, très forte. Des lumières rouges clignotèrent un peu partout et les portes se fermèrent automatiquement.
- Il ne manquait plus que ça, souffla Jon Neumann. Y a un exercice aujourd’hui ?
- Non, monsieur, rien de prévu, répondit un des laborantins en pianotant sur un des ordinateurs.
- Allons bon, sûrement un dysfonctionnement. C’est pas tout ça, mais on doit… mélanger notre… solution à ces… fioles, fit Georg Friedrich avec un sérieux implacable.
L’alarme continuait de retentir et les lumières maintenant rouge sang plongeaient la pièce dans un crépuscule des plus dérangeants avec à la clé une voix.
« Ceci n’est pas un exercice. Brèche au sous-sol. Veuillez restés calmes et restez où vous êtes. Ceci n’est pas un exercice. Restez calmes, nous allons… »
- On va pas pouvoir bosser comme ça, pesta Jon en décrochant le combiné, les mains tremblotantes. Je vais appeler pour savoir ce qu’il se passe. Allô, ici le Dr Neumann, je voulais savoir ce qu’il se passe avec l’alarme. Allô ?
Au bout de la ligne, des grésillements et des sortes de petits cris étouffés. L’instinct du Dr Neumann se mit en branle, son esprit réfléchissait déjà à tous les problèmes possibles et inimaginables, à toutes les fioles dangereuses que l’endroit contenait. Depuis qu’il était ici, l’alarme n’avait jamais été jusqu’à ce degré de menace. Georg le savait également et tentait de garder son calme lui aussi.
« Fuyez… Maintenant… Contaminés… Monstres… »
La voix n’était plus celle de l’IA programmée, mais celle d’un de leurs collègues. Un des laborantins s’écroula, la main sur le cœur, hyperventilant.
- Je n’arrive plus à respirer ! Je…
- Calme-toi, Allen, tu fais juste une crise d’angoisse. Tout va bien se passer, dit Georg en s’agenouillant à côté de lui. Respire calmement, expire… inspire…
- On est dans l’une des structures les plus sécurisées du monde, ne vous inquiétez pas, ça va vite s’arranger.
Jon n’y croyait pas, sa mémoire lui rappelait toutes les catastrophes des laboratoires de l’histoire. Si cette alarme se déclenchait, c’était du sérieux, mais il ne pouvait céder à la panique alors que deux autres laborantins tombaient dans les pommes. Après avoir vérifié qu’ils ne risquaient rien, Jon prit à partie Georg.
- C’est du sérieux, mon vieux. Je ne sais pas trop ce qu’il se passe, mais vu tous les virus qu’on a en-dessous, je…
- Ouais… et Stephen qui gueule qu’il y a des « Monstres »… Je sais pas toi, mais ça sent pas bon du tout. Hier encore j’ai regardé un épisode de ma série et…
- Chut. Regarde l’équipe, leurs visages, ils sont effrayés, on doit rester maître de nous-mêmes, quoi qu’il arrive.
Un gros boum retentit alors, suivit d’un autre, puis d’un autre. Trois hommes en blouse bleue fonçaient sur les vitres renforcées. Une substance noire aux lèvres, des yeux tout aussi noirs, ils hurlaient, grognaient et tentaient de défoncer la porte et les fenêtres. Ils s’écrasaient le visage, ici un nez se cassait, un autre perdait un œil, un autre encore se tordit le cou, mais se releva comme si de rien n’était.
- C’est quoi ce bordel ! cria une laborantine au bord des larmes.
La vitre finit par se fissurer et d’autres de leurs collègues transformés visiblement rejoignirent les trois hommes pour défoncer la porte. Jon et Georg se regardèrent et, d’un commun accord, décidèrent de sortir les fioles de leurs vaccins et prirent des seringues.
- Relevez vos manches, ordonna Jon à toute l’équipe. Je ne sais pas ce qui les a transformés, mais on a ici le possible vaccin à tous les virus et bactéries du monde. Tentons le tout pour le tout. On va se l’injecter et…
- On ne l’a jamais testé ! s’emporta un de ses collègues.
- On ne connait pas les effets secondaires !
- Ce n’est pas la procédure…
- Stop ! hurla Georg en tapant du poing sur la table. On n’a pas le temps, c’est ça où visiblement on se fait bouffer. Alors oui, si ça se trouve, ça ne servira à rien, si ça se trouve on va souffrir, mais je refuse de ne rien faire.
Jon aspira le contenu de toutes les fioles de la solution avec toutes les seringues disponibles, bien plus que le nombre de personnes dans la pièce. Il leur en donna une à chacun, le liquide bleu stagnant à l’intérieur et mit le restant de seringue dans deux valises.
Tous enlevèrent leur combinaison et remontèrent leur manche. Tous appuyèrent sur le piston de la seringue et s’injectèrent le produit, une horrible grimace tordant leurs traits. La douleur était insoutenable, le liquide brûlait les veines, et ils eurent envie de vomir. Sauf deux laborantins, un homme d’une trentaine d’années qui avait brisé la seringue en marchant dessus et une toute jeune femme qui n’osait pas. Une des vitres se brisa, leurs collègues transformés se jetèrent à l’intérieur, contournèrent Jon, Georg et celles et ceux ayant utilisé le vaccin, pour sauter sur les deux pauvres laborantins qui n’avaient pas osé.
Les monstres aux blouses tâchées de sang s’agglutinèrent autour des scientifiques ; des bruits de succions, de mastication retentirent entrecoupés par les hurlements des malheureux. Lentement Jon s’approcha de Georg et des autres afin de leur signaler qu’ils devaient partir sans faire le moindre bruit.
- Pourquoi… ils ne nous font rien ? demande une scientifique en s’accrochant au bras de Jon.
- On est en sécurité je pense, le produit doit fonctionner même contre ce truc, répondit Georg.
- Dans tous les cas, on doit sortir d’ici… Le rez-de-chaussée doit être condamné, Allen était là-bas… Faut qu’on monte sur le toit et qu’on appelle les secours, déclara Jon en empoignant les deux valises de vaccin.
Les bruits de déglutition s’étaient arrêtés, seuls restaient les grognements ainsi que d’autres de plus en plus bruyants. Les humains devenus créatures s’étaient désintéressés de ce qu’il restait des deux corps, ils humaient l’air et posaient leurs yeux ténébreux sur les scientifiques restants.
- Jon, souffla Georg, la voix tremblotante.
- J’ai vu, répondit le Dr Neumann en reculant de quelques centimètres encore. On dirait que le vaccin ne fait pas effet bien longtemps.
- D’autres arrivent, qu’est-ce qu’on fait ? demanda la laborantine qui n’avait pas lâché les bras de ses deux chefs.
- Courez ! hurla Jon.
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