Expédition
- A partir de là, on est sans filet. En terrain inconnu ! s’exclame le Professeur Ryan Weirstan en ouvrant son carnet de bord.
- Qu’est-ce que c’est grisant de se dire que personne n’a foulé le lieu où l’on est ! Je me sens important, fait son collègue et meilleur ami, le Professeur Anil Jomba.
Les deux hommes de science sourient comme des enfants, les yeux brillants, avant de consigner tout ce qu’ils voient. Leurs collègues les regardent, restent plus mesurés dans leur réaction. Après tout, ils sont dans un lieu inconnu et, même s’ils ont balisé le chemin depuis l’avion, il n’y a aucun moyen de communiquer si jamais il arrive quelque chose. En bons scientifiques, ils calculent les risques et les bénéfices et finissent par se joindre à la liesse des deux professeurs.
- Un grand pas pour l’humanité si on arrive à percer le secret des Montagnes Infinies.
- Là où l’hiver n’a pas de fin.
- On va enfin résoudre ce mystère et on sera accueilli comme des héros.
Ça y est, l’excitation est à son paroxysme. Ils font des plans sur la comète, s’agenouillent dans la neige à la recherche d’indices, s’arment de leurs appareils de mesures, de leurs jumelles. Le froid mordant perce leurs combinaisons, l’oxygène baisse, heureusement pour eux ils ont des bombonnes grande capacité. Le Professeur Weirstan prend alors la parole :
- Notre réserve d’oxygène indique qu’on a bien deux heures devant nous avant de manquer d’air. On avance, on fait le marquage, on cherche et ensuite on retourne à l’avion pour faire le plein.
- On peut faire ça trois fois, au-delà on aura plus de réserves et il nous faudra repartir, donc j’espère que ça nous suffira ! dit Anil Jomba.
Fouettés par des rafales de neige, l’équipe peine à avancer dans le paysage glacial, l’abondance de blanc rend leur vision floue. Ils sont obligés de s’arrêter tous les trente mètres pour nettoyer la visière de leur combinaison. A distance égales, ils marquent le sol à l’aide de balises luminescentes, prennent des échantillons de neige et de glace. Alors qu’ils s’arrêtent une nouvelle fois pour prendre des forces à l’aide de boissons vitaminées et de barres protéinées, l’un des membres de l’équipe aperçoit quelque chose.
- Là ! Je vois quelque chose, dans la montagne !
- Va falloir être plus précis, Mitch ! Je te rappelle qu’il y a que ça ici ! se moque Ryan Weirstan.
- Prends tes jumelles avant de te foutre de moi, à dix heures.
Le Professeur Weirstan ne peut réprimer un sourire, en effet, devant lui à quelques centaines de mètres, un trait barre l’une des montagnes. Il avise sa bombonne d’oxygène.
- On est large, on peut y aller, baliser le tout et faire demi-tour pour revenir.
- On y va ! exulte Anil.
Plus ils avancent, plus leurs membres sont lourds. Ils ont du mal à marcher, manquent de perdre l’équilibre, leurs yeux font mal, une migraine pointe le bout de son nez. Pourtant, l’oxygène est encore largement suffisant. La montagne est là, à quelques mètres et le trait qu’ils avaient aperçu n’est autre qu’une fissure noire d’où émane une fumée grisâtre. Les scientifiques avancent prudemment, l’impression d’avoir la gorge compressée, l’envie de faire demi-tour, mais l’envie de découverte est plus forte.
Un son rauque vrille leurs tympans, le premier arrivé sort un piolet et gratte lentement la fissure. La fumée disparait, le son également pour laisser place à des hurlements qui font tomber l’équipe au sol, les mains sur leurs oreilles, le corps engourdi parcouru de haut-le-cœur. Le piolet tombe lui aussi dans la neige, emportant avec lui un gros morceau de glace ainsi que le pan de la petite montagne qui s’écroule sans bruit.
Une entrée se dévoile devant leurs yeux ébahis. Des symboles recouvrent chaque centimètre. Encore secoués, les scientifiques se relèvent difficilement, s’approchent un peu plus. Plus aucun son, plus aucune fumée, leur migraine a disparu.
- C’est… une porte ! réussit à dire Ryan.
- Je ne reconnais pas ces symboles, chuchote Anil. On dirait une langue très ancienne, un mélange d’araméen, de sumérien et de…
La porte se met à briller d’une lueur noire comme la nuit, s’ouvre dans un grincement lugubre.
- Sanskrit il me semble, continue le Professeur Jomba en approchant sa lampe torche.
- D’aussi loin que les archives remontent, il n’y a aucune mention de cet endroit, c’est pour ça qu’on est ici. C’est magnifique ! s’emporte Ryan.
- Ce n’est pas normal, je serais d’avis de faire demi-tour…
- Moi aussi, un mauvais pressentiment…
Les autres scientifiques ne sont pas aussi enthousiasmés, ils veulent reculer mais n’y arrivent pas.
Une ombre dans la montagne. Une autre. Un hurlement. Des voix, des promesses, des menaces. Malgré eux, l’équipe avance, en ligne droite, Ryan en dernière position. Une longue queue hérissée siffle dans l’air, un cri guttural retentit dans la grotte. Un liquide visqueux tombe sur leur combinaison. Des silhouettes immenses se dessinent dans les profondeurs, de longues pattes, des gueules béantes.
Terrifiés, des larmes gelées sur leurs joues, les scientifiques ne peuvent s’enfuir. Seul Ryan réussit à arrêter sa marche en avant, l’un de ses pieds n’étant pas encore à l’intérieur de la montagne. Ce qu’il voit lui retourne l’estomac : des entrailles tapissent les murs, des yeux le fixent du plafond… Une griffe jaillit de l’obscurité…
- Ahhhhhhhhhhhhhhhhhhh !
Ryan se réveille en sueur, les cauchemars encore accrochés à l’esprit, des mains le maintiennent à son lit, le forcent à ouvrir la bouche. La gélule avalée, les surveillants le lâchent et s’en vont.
Il allume sa lampe de chevet, commence à compter. Généralement, au bout d’une minute, le médicament fait effet. Ce sont les psychiatres qui lui ont conseillé de compter pour se calmer. Le calme est angoissant, seulement brisé par à-coups par d’autres hurlements provenant des chambres voisines. Mais ce soir, ça ne fonctionne pas, pas tout de suite du moins.
Ryan pleure à chaude larmes.
Des années après cette horrible aventure, le Professeur Weirstan n’est plus que l’ombre de lui-même. Tous les soirs, il se voit les entrailles à la main poursuivi par d’immenses créatures et il se réveille en hurlant. Tous les soirs, les aides-soignants sont obligés de venir en urgence pour le maintenir.
A chaque fois, à chaque médicament pris, à chaque rendez-vous médical, à chaque session avec un psychiatre, il se sent soulagé d’être fou, mais à chaque fois il lui suffit de toucher la cicatrice qui barre son œil droit pour se rappeler l’expédition et trembler à nouveau.
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