1. "Kill 'em with kindness"
Au-dessus de mon neveu, je m’extasie.
Ravi, le petit se tortille dans un de ces numéros de charme dont seuls les bébés ont le secret. Il sort de la sieste et est donc lancé au maximum de sa forme.
Je roucoule telle une imbécile, décuplant l’hilarité du petit bout fier d’être au centre de toutes mes cajolades. Mais consciente que je le leurre lui aussi, sans même le vouloir réellement. Ce n’est pas son attention que je cherche à attirer, mais celle de ma mère, de l’autre côté de la porte.
Dans la petite salle de bains attenante, maman se change. Elle m’écoute sûrement, et de s’en attendrir : je suis tellement douce et gentille avec les enfants, a fortiori avec mes neveux que j’adore et qui me le rendent bien. Une vraie « petite marraine ». Je sais m’y prendre.
Nous savoir épiés dans nos tendres échanges redouble mon escalade d’affection et je m’extasie de plus belle.
Seulement voilà, il en redemande et ma créativité s’essouffle à le distraire. Pressée que ma mère sorte pour nous surprendre sur le charmant tableau de la jeune tante penchée au-dessus du lit-cage. Maman s’éternise et je me lasse. J’attrape M*** dans mes bras et le cale sur ma hanche. C’est à son tour de roucouler ; maman ne sort pas. Je lui répète qu’il est mon petit trésor en le balançant pour le faire rire aux éclats ; maman ne sort toujours pas. Finalement je vais toquer à la porte ; maman ne répond pas.
Maman n’a jamais été là, là en train de se changer dans la salle de bains.
Je donne le change en dévorant le bébé de baisers enflammés ; il n’y voit que du feu. Mais la flamme n’y est plus, soufflée en un coup de vent, par une porte ouverte. Mes embrassades manquent cruellement de conviction soudain.
M*** s’agite, surexcité. Il ignore totalement que mon cœur se délite en silence, choqué par sa propre reddition. Et en moi mon cri de détresse qui traverse mon paraître de carton-pâte pour trouer tout mon être.
Par le passé, j’avais souvent composé avec ce genre de « mises en scène » aussi réalistes qu’artificielles. Je ne sais pas pourquoi je faisais ça. Je voulais qu’on me remarque, moins par le désir de briller – j’étais loin d’exceller en quoi que ce soir – que pour leur prouver que j’existais et que j’avais une place. Le monde en tant que théâtre ? Une notion que j’ai vite pigé avant d’en apprendre le concept : je me sentais gauche. Le monde me paraissait si flou et, vis-à-vis de lui je m’en sentais si irréelle que je m’inventais pour me l’approprier à ma sauce. Ainsi ce monde était pleinement mien. Démesuré. Surjoué. Mais à ma portée, même en imagination. Je n’en manque pas.
Tout en sachant pertinemment que c’est faux, je m’adaptais à toute situation à la manière d’un caméléon :
Faire semblant de dormir sur de longs trajets pour les émouvoir (ou savoir ce qu’ils pensent de moi), faire traîner mes lectures ou mes écrits pour les faire remarquer, chantonner une chanson sur le passage ciblé d’un de mes frangins pour qu’ils la trouvent cool ou les faire chantonner avec moi, m’inventer des scénarios et des dialogues sur quelle attitude adopter quand je les revois… des situations où j’ai toujours le beau rôle, forcément.
Je ne manquais pas d’inspiration pour plaire à mon entourage et me faire passer pour quelqu’un que je n’étais pas. Je ne peux pas dire que cette méthode fonctionnait. Et pourtant l’utilise-je encore. Comme arme, je ne possédais rien de bien particulier si ce n’est que j’étais gentille.
Je le suis encore.
Mais ce jour-là, devant une porte ouverte et une pièce attenante vide, en un battement de cœur, j’ai compris que ces simulacres dont j’avais si souvent eu l’habitude dès l’enfance s’étaient profondément ancrés en moi au point de coller à ma peau contre ma volonté. En une poignée de secondes, je me suis ouverte à cette dure réalité : je m’étais tellement cachée sous cette composition de façade, de m’avez-vous-vu-, par-pitié-remarquez-moi ! pour finalement disparaître au-dedans.
J’avais toujours sur-joué pour me donner un rôle, principalement celui de la gentille. Et les autres de me conforter dans ce cantonnement que j’avais fabriqué de mes retranchements : « merci de votre gentillesse, vous êtes adorable… », « on t’a envoyé la plus gentille de toutes », « oh, mais vous êtes gentille ! (*sur le ton de la surprise incrédule*) ».
Dans un premier temps, je me rengorge sous ce compliment, parce qu’être gentille, c’est mon meilleur atout. Mais dans le même temps, c’est un commentaire à double tranchant qui me transperce un peu plus à chaque fois. Mon sourire est de façade, la chaleur dans ma voix est de moins en moins sincère ou spontanée, passez à ma caisse régulièrement et vous finirez par vous en apercevoir… un jour, peut-être. Ou peut-être jamais. Je suis douée pour faire semblant. Pour être gentille. Vous savez l’adage, trop bon, trop c… Oui, aussi. Je me suis fait bouffer le bras un nombre incalculable de fois. Mais je suis incroyablement naïve. Ou c'est peut-être autre chose.
Un jour j’ai attrapé cette citation au détour d’un film : « je n’étais pas gentille, mais ridiculement faible depuis le début ».
C’est ça. De base, j’étais naturellement gentille. Mais au fond bouillonne un feu qui se noie sous une couche de passivité. Je suis gentille parce que je pensais que je ne savais rien faire d’autre. Parce que je n’avais pas le courage de faire autre. À présent il me paraît difficile d’être moi sous toute cette couche de gentillesse. Même si je sais qu’en creusant un peu la surface, je me retrouve de plus en plus. Mais c’est un effort qui ne m’est pas naturel. Ce qui l’est, c’est que je me sens toujours obligée de jouer comme si je me sentais épiée. Ne serait-ce que par une ombre de moi-même. Je confonds encore les instants où je suis moi et ceux où je fais « mon show » pour les autres.
Je sur-joue toujours aujourd’hui.
Mais le seul ennui, c’est que je ne joue plus.
Je ne veux plus jouer.
Je n’arrive plus à me défaire de cet oripeau. D’échappatoire, mon masque s’est mué en prison. Et l’ennui, c’est que je peine à m’en sortir.
La dépersonnalisation n’aide pas. Elle en est une des causes ou des symptômes de ce masque, je ne saurais dire. Mon masque qui se fissure. Et j’ai peur, je crève de peur parce que je ne sais pas ce qui se cache dessous. Un autre masque peut-être. Ou peut-être rien d’autre que le vide intense qui se terre en moi. Je flirte en permanence avec ce vide, je sais que je ne suis pas la seule, mais ça me fait une belle jambe.
Un jour ce vide me dévorera. De l’intérieur. Il l’a déjà fait ; il m’érode, le vide. Je sais me relever. Tant mieux pour moi, j’ai pour moi un énorme tas de résilience.
Et de la gentillesse. Un lot inépuisable de gentillesse. Tant pis si elle m’épuise, en fin de journée.
« Kill ‘em with kindness ». Oui, basculez dans le camp des gentils, on a des cookies !
J’espère que vous aimez le thé à la prune.
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