2. Où je tombe dans un trou et je n’existe plus…
« Vous ne bronchez pas, vous ne soufflez pas, vous ne râlez pas, vous lisez, vous écrivez, vous remplissez des copies, vous passez des examens et des concours, vous étudiez sans effort, vous êtes à côté, derrière, sur le bord, vous êtes vague, vous êtes légère, vous êtes insaisissable, vous êtes nonchalante, vous traversez l’existence comme s’il s’agissait d’un nuage, d’une fine buée, d’une matière cotonneuse et sans résistance, vous vivez en somnambule, vous êtes anesthésiée, vous êtes endormie, vous êtes assommée, rien ne peut vous réveiller. Vous apprenez qu’on peut être ensemble et séparés. Vous vous absentez. »
Que font les rennes après Noël ?
Olivia Rosenthal
La dépersonnalisation est un mécanisme de défense, paraît-il. Déclenchée pour se protéger d’une expérience traumatisante ou d’un stress intense. Une aliénation de soi aussi douloureuse qu’elle en est consciente. On se détache de tout mais plus encore de soi-même. Une tentative de définition résume le phénomène par la sensation de se regarder vivre de l’extérieur mais je ne trouve pas cette explication réellement précise dans mon cas.
Certes je flotte en permanence mais ne me dédouble pas pour m’observer agir en automate comme un spectre au-dessus de moi. J’aurais préféré, car cela signifierait que je pourrais m’en évader. Mais je suis piégée en moi-même en permanence et ne peut y échapper quand ça se produit. Et c’est pire. Ça empire même avec les années et s’est installé de façon récurrente et quasi-continue.
Même si je ne connais pas grand-chose aux jeux vidéo, j’en ai vu assez pour décrire et faire le rapprochement : de derrière mon écran, une vitre épaisse et infranchissable, je donne des ordres et cherche à faire agir et réagir mon avatar qui bouge dans tous les sens, une arme ou un objet indispensable à sa quête dans les mains. Le plus souvent, je ne vois de lui que cette partie, les mains, et sa propre perception de son univers, afin que l’illusion soit parfaite : ce qu’il voit est ce que je vois. Dans ses actions, cet avatar me représente, il est moi mais sans l’être, il est détaché de moi : il est fictif et ne fait qu’obéir à mes ordres, il exécute les actions à ma place mais n’a pas d’existence qui lui est propre. Moi je commande, lui exécute de l’autre côté. C’est précisément cela : je me donne des ordres et je me vois agir sauf que ce n’est pas vraiment moi qui agis et réagis mais une marionnette qui interagit pour moi mais dont je me sens désolidarisée dans mon corps et mon esprit. Une simple figurante qui traverse la journée en fantôme. Trop compliqué à comprendre ? Trop compliqué à expliquer. Mais invivable.
Et c’est comme ça tout le temps en ce moment.
Transposé dans la réalité, la dépersonnalisation me fait l’effet d’être un personnage non-joueur (PNJ) dans mon quotidien. Personnage qui est moi mais que je ne peux contrôler, qui me met dans cet état d’incapacité. La dépersonnalisation, c’est ce sentiment de ne pas être là, vous l’avez peut-être déjà ressenti, même brièvement. Imaginez en permanence.
Au bout d’un moment, je suis tellement déphasée dans mes actions, surtout routinières, que je n’ai même plus conscience de « dépersonnaliser ». Et ça, c’est tellement plus confortable. Car redescendre de ce flou et s’apercevoir qu’on s’est absenté, qu’on a disparu de sa propre existence, même pour un instant, qu’on a été remplacé par un autre qui n’est pas soi, il n’y a rien de plus flippant. Et je panique. Oui je panique parce que je ne sais pas qui vivait à ma place ni où je suis partie. Ce n’est pas dépersonnaliser qui est terrifiant. C’est s’en apercevoir, après coup.
Souvent je ne sais pas si c’est réel ou non, si je dépersonnalise ou si c’est moi qui ai le contrôle. Ça s’est attaché à moi, à force. La dépersonnalisation, c’est une sorte d’inception en inversé : la plupart du temps, tu sais que c’est réel mais tu ne sais juste pas comment te réveiller pour l’intégrer, ce réel. Tout au fond de toi est déconnecté, tu n’effleures que la surface alors que tu hurles en dedans. Et tu en as conscience. Franchement, je ne connais pas de pire cauchemar que celui-ci.
Quand j’étais petite, je m’évanouissais régulièrement pour un rien, à cause de trucs « sensibles » : l’opération à la fin d’E.T - paf dans les pommes, un cœur qui bat un peu trop bruyamment sur le documentaire en SVT – rebelote, la description de l’opération d’une petite cousine qui retire ses aiguilles car elle ne les supporte plus -… J’avais fini par développer une angoisse palpable des symptômes de l’évanouissement (bon faut dire que je suis une grosse angoissée de la vie, de base) au point de les relier à ceux de la dépersonnalisation (phénomène dont je ne connaissais évidemment pas l’existence mais qui a commencé à se développer dans ces mêmes années, vers mes dix ans, donc). L’évanouissement égal la dépersonnalisation, cette sensation de disparaître dans un trou. Où je tombe dans un trou et que je n’existe plus... Voilà ce que j’ai retrouvé dans un de mes premiers journaux intimes de cette époque. Oui, j’ai commencé tôt à tenir un journal et je ne suis pas vraiment sûre qu’on puisse parler de journal dans la mesure où chacune de mes phrases étaient barrées de la sorte en mode : check, ça (c)s’est fait, on peut passer à autre chose. Drôle de manière de noter des évènements anecdotiques trèèès percutants. Je ne suis pas certaine de savoir à quoi se rapporte cette phrase-ci. Elle était le seul report du moment et reproduite tel quel ; je ne sais pas si je parle d’évanouissement (où je tombe bel et bien dans un trou noir), de dépersonnalisation ou de la peur de disparaître.
Car aujourd’hui je n’ai pas peur de mourir, j’ai peur de disparaître en vivant, de m’effacer au-dedans de moi et de ne jamais pouvoir en ressortir. De m’enfoncer dans le néant. Plus j’avance et plus le monde me paraît contondant, plus précis, plus réel, de plus en plus détaillé. Il n’y a que moi qui m’efface, qui m’éloigne des autres et de la vie. Je ne déréalise pas, je dépersonnalise, c’est une nuance.
Il y a la dépersonnalisation et il y a également ce que je qualifierais de crise de dépersonnalisation, comme une angoisse qui vous saute à la gorge, surtout quand je suis dans le mouvement et dans un lieu public, au regard de tous ; je marche et apparaît cette touche de panique bien reconnaissable en même temps que ce « dédoublement » : cette impression qu’on n’a pas le choix de donner le change, qu’on doit continuer de marcher au risque littéral de fondre sur place, de se liquéfier dans le néant. S’arrêter c’est la mort, je ne dois pas me laisser aller ou ça va fourmiller je vais m’évanouir ou disparaître, je dois continuer, je dois marcher, je dois respirer bien fort, de façon mécanique et machinale je dois serrer les poings et enfoncer les ongles dans les paumes je suis réelle je suis réelle je suis présente.
Mes parents, ma mère, s’inquiètent de me voir si peu sociable, si atypique, si solitaire au milieu des autres. Se désespèrent parce que je ne me trouve pas à la hauteur, je me dénigre, je ne me dis pas que je le vaux, je ne sors pas, je ne suis pas intéressée par une relation, je fuis. Mais comment leur expliquer qu’il est difficile de s’affirmer quand on doit se pincer, se mordre ou repousser les murs pour se prouver qu’on est dans la réalité et non dans la dépersonnalisation ? Qu’on se répète en mantra « je suis réelle je suis réelle » pour s’en convaincre alors que tout tourbillonne ?
Je panique sur l’autoroute ou après plus d’une heure de conduite. J’ai du mal à tenir au-delà, je m’égare ensuite. Une partie de mon esprit conduit et se conduit très bien, trop bien aux yeux de cette autre partie qui se dit que tout se passe trop pour le mieux qu’il y a un truc qui ne va pas parce que tout ce que je fais je le fais foirer, que je suis aussi blasée parce que je dépersonnalise et qu’il va se passer quelque chose parce que je ne suis pas là et là ça devient viscéral, je ne peux plus conduire, cela m’attaque à la gorge, dans mes mains, j’ai l’impression que je vais me désintégrer et je te jure que je dois m’arrêter maman ! Une conséquence de l’automatisation de mes actions. Ironie du geste, je suis incapable de rester longtemps dans un même job alors qu’en ce moment, je suis caissière. Plus automatisé tu meurs. Et pourtant jusqu’à présent je m’y plais dans ce poste. Parce que, justement, je m’enfouis sous cette automatisation pour ne plus m’entendre penser et m’apercevoir que je dépersonnalise. Oui, le cercle vicieux par excellence, je sais.
La dépersonnalisation est initialement déclenchée par une expérience traumatisante ou un stress intense. Un mécanisme de défense, donc. Pour m’en tenir à distance, mon inconscient choisit de me protéger en me faisant relativiser. Mais de fait j’angoisse de dépersonnaliser. On peut dire que mon cerveau est rudement intelligent quand-même.
J’angoisse aussi de ne rien ressentir et c’est un autre des effets de la dépersonnalisation, un vide émotionnel important, un vide intérieur. Comme je l’ai évoqué, tout reste en surface et est éphémère. Il y a longtemps que je n’ai pas ressenti une véritable émotion, que j’ai développé un véritable sentiment. Les émotions que je crée en ce moment sont plus des habitudes que je reproduis en fonction des situations que des émotions nées de l’instant. J’ai souvent de la tristesse et de l’amertume en moi qui s’apparentent à de la dépression. Mais au fond, même si je suis d’un naturel mélancolique, j’ai toujours une capacité à me relever qui me sidère. Je devrais me sentir fière d’avoir un inconscient aussi soucieux d’assurer ma protection. Je devrais être heureuse d’être aussi combative, de savoir me relever à chaque fois, une véritable warrior de la constance.
Et c’est peut-être là la raison pour laquelle je surjoue à m’inventer, que je crée quelqu’un qui est aussi faux que bruyant, qui cherche à occuper une place que je peine à prendre. Parce qu’au fond de moi je suis une survivante. Même si je dois cohabiter avec ce vide omniprésent qui m’étouffe dans la solitude ou dans la foule au point que tout me devienne égal. J’ai tenté de m’en débarrasser une bonne fois pour toutes, de ce vide, de mon fantôme, il y a un an. Si on peut dire que j’ai lamentablement échoué mon suicide, je pense que c’est à cause de l’Autre qui a pris les commandes à ce moment. Je ne veux pas m’étendre sur le sujet. Oui je suis suivie pas d’inquiétude, je vais mieux. Ma psy pense finalement que je me suis totalement effacée mon existence durant, ce que je savais. Ce soir-là j’avais juste eu envie de concrétiser définitivement un délitement que je refusais de voir jusqu’au bout. Bon gré, mal gré, il faudra le suivre. Quitte à l’amenuiser.
J’ai encore du mal à m’approprier qui je suis. Mais je sais ce que je ne suis pas et c’est déjà vraiment pas mal. Je m’affirme en théorie et en pratique ça marche de pire en mieux, je ne peux qu’avancer. Même si ça doit être avec l’Autre.
L’écriture est un de mes exutoires à la dépersonnalisation. Entre autres, bien qu’ils restent rares. Mon frère m’a dit un jour « c’est ce qui te fait peur qui t’inspire » et je dois reconnaître qu’il a entièrement raison. Chacun de mes personnages porte une marque plus ou moins visible de mon combat contre la dépersonnalisation et s’en débat plus ou moins bien : dans mes nouvelles, mes romans, mes poèmes même, je la retrouve parfois.
Dans l’écriture comme dans la vie, je recherche ce que je nommerai les instants d’éternité, et tant que j’en trouve encore, je me dis que ça me suffit.
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