Anouk et le complot de modeste envergure
Thèmes adultes dans cette histoire.
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L'air sent le soufre et l'amande et Anouk fait plusieurs fois le tour de la pièce. Elle regarde dans le four, dans le frigo, sous la machine à laver, dans le panier à linge, dans le micro-onde, dans le four, dans le four, dans le four, dans le four, mais rien.
Elle voudrait demander à Tito de vérifier, mais elle l'a viré de chez elle la veille, pieds nus et en robe de chambre — Tito Alvaréz, futur héritier de l'empire pétrochimique nicaraguayen du même nom. Jeté à la porte à deux heures du matin, après six mois de vie commune. Il était scié. On ne lui avait jamais fait le coup. L'espagnol vite acquis d'Anouk avait pris les teintes les plus fleuries. C'était allé très vite. Elle avait trouvé quelque chose de bizarre dans son regard.
Elle trouve un maillot de corps de Tito sur le sol de la salle de bain principale et le jette rageusement en direction de l'étagère où il avait l'habitude de garder ses eaux de cologne. Les spectateurs du Anouk Show qui la regardent par la caméra cachée dans le bouchon de son flacon de Numéro 5 doivent bien se marrer. Elle rit aussi, très fort, à cette idée stupide. Ils peuvent bien essayer, ils ne lui enlèveront pas cette capacité à réfléchir à cent à l'heure, à inventer des trucs et des machins aussi sûrement qu'une imprimante crache de l'encre.
C'est sa force, son roc. Elle s'est faite seule, elle a été femme dans un monde d'hommes, elle s'est fait respecter. Elle en est fière. Tous les soirs, en faisant ses exercices de gratitude, au moins deux des trois déclarations ont un rapport direct avec ce qu'elle s'apporte à elle-même. Elle s'engouffre dans ses nuisettes dentelle et satin, entre les longs rideaux ouverts de la fenêtre de sa chambre, un verre de vin à la main, et elle pense.
Elle pense à froid à toutes les manières dont elle pourrait s'échapper. Lucide, calme, disciplinée, elle regarde tous les vols vers tous les pays du monde. Elle compte et recompte les gros billets cachés dans une boîte dans le troisième tiroir de gauche, sous la lingerie. Elle vérifie que le passeport qu'elle s'est fait faire à un autre nom est toujours là. Elle calcule un temps de trajet. Si elle choisit la ville d'Albury, en Australie, où personne ne la connaît, il faudra le temps d'aller à l'aéroport en taxi, de prendre l'avion, d'arriver, et de prendre un autre taxi pour atteindre l'appartement loué pour l'occasion, en cash, à un local. Combien d'heures pour chaque étape ? Avec quelle marge d'erreur ? Et, en un tel laps de temps, de quelles façons ses poursuivants peuvent-ils se coordonner ?
À chaud, dans le feu brûlant de l'action, elle est plus efficace, mais beaucoup moins méthodique. Elle commande les premiers billets venus, appelle un taxi, le fait suivre par un autre pour s'assurer de sa bonne foi, jette dans une valise deux ordinateurs portables, la Bible, l'intégrale des Rougon-Macquart et douze maillots de bain, et la voilà à trois heures du matin sur le pas de sa porte à tourner en rond.
Ça a commencé il y a quelques années. C'est arrivé assez brutalement dans sa vie, comme une vague sur le rivage. Elle a commencé à penser que les gens dans la rue la suivaient, que ceux dans les magasins la fixaient. On cherchait à attirer son attention. On voulait l'attraper et l'emmener, sans doute, comme on fait aux enfants du journal télé.
Elle n'a pas de chance, Anouk. Pour elle, contrairement aux autres gens dans son cas, tout ça est avéré. On sait qui elle est. On la regarde, c'est vrai, partout et tout le temps. Et, pour ce qui est de l'enlever, il serait normal que l'un de ces hommes d'influence qu'elle compte parmi ses clients décide de la mettre hors d'état de nuire. Il y a ceux qui ont trompé leur femme avec elle, ceux qui lui ont, dans l'émotion, révélé ce que leur bras droit ne sait pas. Et puis, bien sûr, des tripotées lui ont montré une face sombre qui ne doit en aucun cas devenir publique.
Allongée dans son jardin, Anouk absorbe la certitude pesante et viscérale qu'elle n'est qu'une minuscule étoile noire au milieu d'une galaxie qui pourrait être effacée en un instant par les caprices de l'univers. L'idée de rentrer dans la maison est encore plus angoissante maintenant qu'elle y est seule. Le ciel est son ami. Contrairement aux murs, il ne peut dissimuler aucune présence hostile.
Parfois, Anouk rationalise. Et si elle lâchait prise ? Elle a connu des mains autour de son cou, des pistolets sur sa tempe, des couteaux sous sa gorge. Que le geste se prolonge une seconde seulement, et l'affaire serait réglée. Elle pourrait le supporter. Elle a supporté bien pire.
Et puis, ce serait sans doute de loin. On aurait tout intérêt à faire ça vite, caché, sans heurts. Depuis un toit, des snipers sur-entraînés, ou une fléchette empoisonnée tirée du bout d'un parapluie depuis le trottoir d'en face. Elle n'aurait pas à voir des inconnus s'approcher, l'encercler, raréfier son précieux oxygène. Mieux, elle ne se verrait pas mourir. Le rideau tomberait, tout simplement.
Mais nous sommes des milliards sur cette Terre, et la plupart meurent dans un lit. Quand Anouk va au marché, les gens sourient un peu devant ses tenues extravagantes et ses cils longs et mobiles comme les ailes d'un colibri. Elle les analyse. Elle recoupe les visages des hommes et de certaines femmes avec ceux des héros des faits divers dont elle se nourrit quotidiennement. Il est rare qu'elle trouve des points communs significatifs. Soit on tue, soit on ne tue pas, et, le plus souvent, les gens ne tuent pas. À force, elle rend quelques sourires, et elle finit par danser sur des places où on passe de la musique avant que la panique ne lui fasse regagner sa porte en courant.
Alors elle craque. Elle appelle un homme, un inconnu professionnel et discret. Elle lui murmure à voix basses toutes ses craintes, et il s'assure qu'elle les vive aussi sûrement que dans un rêve fiévreux. Pendant des heures, il tire, pousse, frappe, coupe, porte, lâche, attache et libère, serre et desserre. Il termine brûlant de sueur et elle froide comme la nuit. Elle ne le laisse pas partir tout de suite. D'abord, elle lui demande de vérifier les différents placards de la maison.
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