12. Le dernier souffle
Dans un profond sommeil, le jeune adolescent Kyle rêva qu’il s’aventurait profondément dans une forêt qui lui semblait familière. Au loin, à travers les arbres, il repéra une femme dans la trentaine à la chevelure brune frisée et dense, vêtue d’une robe médiévale. Lorsqu’il s’approcha d’elle, il se fondit dans le corps d’un homme dont la femme le reconnut aussitôt et courut à sa rencontre.
— Askeberd ! Étant le tuteur de mon frère Kenelm, tuez-le pour moi, pour que je puisse régner.
— Mais comment ?
— Voici une fleur toxique. Profitez-en lors de votre journée à la chasse, prenez cette opportunité ! répliqua-t-elle affolée.
L’homme prit la longue tige garnie de petites fleurs blanches et groupées en ombelles. La plante toute entière dégageait une odeur désagréable, rappelant l’urine de chat. Il lui embrassa le dos de sa main et lui promit qu’il le ferait pour son amour pour elle.
Le temps se défila devant ses yeux, pour enfin s’arrêter avec la rencontre du jeune roi Kenelm. Toujours dans la peau d’Askeberd, les deux hommes passèrent la matinée à chasser dans la forêt. Kenelm devenait chaud et avait soif. Son tuteur en profita pour lui offrir de l’eau dans une gourde où la fleur toxique avait été infusée. Après une grosse gorgée sans prêter attention à l’étrange goût, il ressentit un léger regain d’énergie. Kenelm grimpa haut dans un arbre avec son arc pour mieux analyser les environs. Quelques minutes plus tard, il se sentit très fatigué et sa vue s’embrouilla. Ses jambes s’engourdissaient pour complètement perdre la faculté de les bouger. Il chuta brutalement de l’arbre sous le regard impassible de son tuteur et Kenelm perdit connaissance. Persuadé qu’il était mort sur le coup, Askeberd creusa sa tombe sous l’arbre, mais le jeune roi se réveilla soudainement, resta paralysé de ses membres et lui dit :
— Vous pensez me laisser mourir ici ?
Askeberd resta sans mots et arrêta ce qu’il faisait. Il voulait tant le prendre par pitié et s’indigner de son geste, mais ce fut plus fort que lui d’obéir à la femme à qui il avait promis de régner à ses côtés. Il reprit alors sa cadence d’excaver la terre encore plus énergétiquement. Ignoré par son tuteur, Kenelm se préparait à la mort en chantant le Te Deum, un hymne de louange en latin.
— Tais-toi ! lui cria Askeberd avec grande indignation.
Mais le jeune roi continua de chanter faiblement les paroles déclamant la miséricorde pour les péchés. Impatient, Askerberd frappa sa tête par impulsion et l’enterra dans la tombe peu profonde qu’il venait de creuser au pied du tronc.
Kyle se réveilla brusquement en sueur et haletant. Encore dans les petites heures du matin, il ne voulait plus se rendormir. Il n’avait pas sombré dans ce cauchemar depuis des semaines. Il agrippa sa sodalite et la colla contre sa poitrine. L’énergie de sa pierre le calma presque instantanément. Kyle cherchait à comprendre pourquoi ses nuits se résumaient à ce cauchemar horrible, de meurtre et de trahison.
Zoé reposait sur le lit d’hôpital sous sédation, le bras dans le plâtre. Tandis que Blair partit à la recherche d’une machine distributrice plus loin sur l’étage, Brendan observait sa copine par la fenêtre de la porte, impuissant.
— Elle ira mieux, fit Ken derrière son ami.
Brendan serra les poings furieux. Il n’arrivait toujours pas à croire à son acte de violence envers Zoé.
— Jamais je n’aurais dû te suivre dès le départ… marmonna Brendan dans une colère refoulée.
— Je t’avais pourtant bien prévenu de ne pas vous impliquer dans ma vie.
— Je sais Ken ! rugit Brendan en lui faisant volteface.
— N’oublies pas aussi que jamais je ne t’ai obligé d’être mon ami, ajouta Ken en se laissant emporter par l’impatience de ce dernier.
Brendan laissa échapper un long soupir pour reprendre son calme, réalisant que la frustration ne menait à rien.
— Désolé Ken… Ça me fâche tout ça. Zoé a toujours été comme ça en amitié. Ce n’est pas facile de lui faire changer d’avis, même si elle est consciente qu’elle peut se mettre dans le pétrin. Brendan dévisagea Ken, je n’ai jamais aimé autant une fille. Je l’aime vraiment. Je voulais être là pour la protéger et j’ai l’impression d’avoir échoué.
— Tu n’y pouvais rien aujourd’hui.
— Oui, je pouvais faire de quoi ! La retenir et l’empêcher d’aller te retrouver. Finalement Curtis avait probablement raison de vouloir se tenir loin de toi. Tu attires vraiment le malheur…
Ken resta silencieux face au propos déprimant de Brendan.
— Je m’excuse, mais j’ai besoin d’être seul avec Zoé. Loin de toi.
Ken l’observa entrer dans la chambre pour s’installer à côté du lit et lui caressa le front en fixant le plâtre, tristement. Démoralisé, Ken détourna son regard au bout du corridor, avec stupeur, il aperçut le fantôme de son père. Ce dernier lui fit signe de le suivre. Pendant ce temps, Blair revenait près de la chambre de Zoé avec une bouteille d’eau et un sac de croustilles. Elle repéra Ken s’éloigner au bout du couloir, elle le fixait de ses yeux inquisiteurs, mais se retint d’aller le rejoindre.
Ken fut guidé jusqu’au pavillon d’oncologie, au soin palliatif, et c’est alors que son père s’arrêta devant la porte d’une chambre fermée pour finalement disparaître. Ken s’approcha avec une certaine crainte. Il ne savait pas à quoi s’attendre. Il ouvrit doucement la porte sans cogner et devant lui, il découvrit son oncle Christophe, couché sur le lit, couvert d’un masque à oxygène. Maigre, le teint terne, les cheveux ébouriffés négligés et une repousse de barbe grisonnante. Ken était atterré de le voir dans cet état. Il s’approcha et lui prit doucement la main. Son oncle ouvrit lentement les paupières et croisa le regard de son neveu. Il semblait ravi de le voir. Ken prit un instant avant de briser le silence.
— Oncle Christophe… Suis-je le seul à être au courant de ton état ?
Il hocha faiblement la tête.
– Aimerais-tu que j’appelle Elena?
Christophe descendit son masque sous son menton.
– Non... Seulement ta présence me suffit, et ton père est ma véritable famille, répondit-il d’une voix étouffée et râpeuse.
Ken lui sourit à contrecœur.
– Je sais que tu as probablement beaucoup de questions.
Ken ne pouvait le nier. Malgré le piteux état de son oncle, il était étonné de voir qu’il avait assez d’énergie pour lui faire la conversation.
– Pardonnes-moi Ken pour tout…
Les larmes envahirent les yeux de Christophe.
– Non, ne t’inquiètes pas, insista Ken en secouant la tête, ne voulant plus qu’il se sente coupable.
– Je dois te dire absolument…que Bill était très curieux du futur. Il croyait au pouvoir du livre de Lemegeton . Il se sentait en complète confiance et tout a commencé lorsqu’il a manifesté la présence d’Ariton. Mais ce démon lui montra une vérité de son futur qui le traumatisa et ne l’accepta pas, Christophe prit une courte pause en reprenant son souffle grâce à quelques respirations dans son masque, pour ensuite le rabaisser.
En entendant le nom d’Ariton, le visage de Ken se crispa. Il repensa à la souffrance que ce démon a fait subir à Kyle et Sam. Il resta attentif au reste de son histoire et s'assit sur la chaise à ses côtés.
– C’était la destruction et la mort des siens qu’il aperçut. Pendant le rituel, l’esprit d’une femme, Cynethryth est apparu. Elle lui insuffla d’incarner Abaddon en lui convainquant que les hommes qui vénéraient ce démon au cours de leur vie avaient la chance d'être sauvés.
Christophe prit une autre inspiration dans son masque et reprit son récit, malheureusement Abaddon ne figurait pas dans le livre, donc il ne pouvait pas avoir un contrôle absolu et mettre fin à son invocation. Il trouva alors le moyen de l’enfermer dans une urne et il l’enterra sous le plancher dans la pièce de ton sous-sol, mais il manquait le sceau de Salomon pour garder en contrôle le démon. Dans le livre, c’était clairement mentionné de dessiner le sceau respectif sur l’urne, mais jamais il n’a trouvé le symbole associé à Abaddon.
– Qu’est-il arrivé à Cynethryth ? s’enquit Ken.
– Elle posséda Bill cette nuit-là et tua tes parents.
– Et mon frère… ajouta Ken attristé.
– Non… lui… c’est à cause d’Ariton. Il n’était jamais parti et hanta ta maison en compagnie de cet esprit. Bill a été si perturbé par la présence d’Abaddon qu’il ne scella jamais Ariton. C’est pour cette raison qu’il voulait retourner chez toi, pour réparer son erreur… et trouver le sceau manquant pour Abaddon, sa voix cassa en formulant cette dernière phrase, puis s’étouffa en toussant de manière incontrôlable.
Ken l’aida à remettre son masque d’oxygène.
– Repose-toi mon oncle.
Mais une question traversa son esprit.
– Comment sais-tu tout cela ? interrogea Ken sceptique.
Christophe respirait bruyamment et profondément, puis il descendit légèrement son masque sous sa bouche pour prononcer difficilement ces mots :
– J’étais là…Je savais que Bill allait retourner chez toi cette soirée-là… Mais il était trop tard… je me tenais à l’entrée lorsque j’ai vu ton frère courir du salon vers la cuisine… J’étais pétrifié. Je suis resté planté là… Le regarder mourir devant mes yeux…
Les larmes coulèrent sur le visage de Christophe, submergé par la culpabilité. Ken compris pourquoi il ressentait autant de châtiment sur lui.
– Je ne crois pas que tu aurais pu les sauver.
Son oncle toussa et reprit son souffle.
– Je suis fatigué de me battre. Je veux retrouver mon frère, Thomas. Je m’ennuie de lui. Je me sens en paix depuis que je sais qu’il m’a pardonné.
L’esprit de son père apparut à côté de Christophe. Ken savait qu’il ne restait plus grand temps pour son oncle. Il serra sa main digne d’un adieu.
– Ken… Promets-moi de ne jamais perdre la foi…et de rester fort pour ceux que tu aimes, dit son oncle faiblement.
Il acquiesça en s’efforçant de sourire. Les larmes montaient à ses yeux car il savait que son oncle s’éteignait peu à peu. Son père lui échangea un doux regard qui rassura Ken. Il dégageait tant d’amour que même les mots n’étaient pas essentiels pour décrire ce qu’ils ressentaient. Il serrait plus fort la main de Christophe qui ferma les paupières, épuisé. Thomas se pencha au-dessus de son frère et lui toucha le cœur. Ce dernier laissa échapper un dernier souffle et toute sa souffrance s’évanouit avec son père qui s’évapora au même instant.
– Bon voyage… marmonna Ken en laissant couler une larme.
Le temps semblait ralentir en attendant le signal sonore de la machine cardiaque faire son dernier bip. Peu de temps après, deux infirmières entrèrent dans la pièce pour atteindre les machines et couvrirent le visage de Christophe, maintenant endormi dans un sommeil éternel. Ken recula tranquillement jusqu’à la porte et réalisa le vide à cet instant même. Mais il savait maintenant que son oncle était en sécurité, qu’il ne connaissait plus la peur ni la maladie et ni la souffrance.
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