Adrian

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À travers la fenêtre de la salle, la lumière incandescente du soleil couchant se fragmentait en milliers d’éclats. Toute la pièce baignait dans une clarté irréelle. Adrian Phos Gantulga III, empereur du Vieux continent, posa une main soignée, aux doigts élégants sur la surface de verre ; il la trouva étrangement glacée. À pas lent, il retourna s’asseoir sur le siège à haut dossier qui dominait la table de réunion.

Les combats avaient pris un tour favorable ; les dernières résistances s’effritaient. Le conflit n’avait pas porté d’atteintes trop graves aux finances de l’Empire. L’opinion publique l'associait à ces succès, quand bien même il laissait ses généraux se charger des décisions les plus importantes. Il était devenu un simple spectateur, qui observait avec un ennui croissant le jeu des puissants.

La voix de ses conseillers lui parvenait comme un bourdonnement d’insecte.

« Votre Majesté, les nouvelles du front du Nord…

— Votre Majesté, nous avons engagé de nouvelles unités sur les rives du fleuve…

— Votre Majesté, deux autres états ont sollicité un armistice… »

Hiératique dans son uniforme surchargé de dorures, Adrian gardait le silence. Son visage aux traits aigus demeurait énigmatique, un masque qui cachait à merveille le vide qui l’habitait. Pour se donner une contenance, il baissa le regard vers la carte au centre de la table, qui figurait l'essentiel du continent. Des drapeaux de couleurs représentaient les différentes unités et les objectifs à prendre. L’Empereur ne parvenait pas à relier cette image symbolique à une quelconque réalité.

Ses yeux se promenèrent sur les murs ornés de fresques qui mettaient en scène les exploits militaires de ses ancêtres. Peut-être aurait-il dû avancer à la tête de ses armées, juché en haut d'un char. Hélas, l'âge des souverains guerriers était révolu depuis longtemps. L’Empire devait plus ses victoires aux usines d’armement qui tournaient à plein régime qu’à l'art complexe de la guerre.

La réunion se termina ; les conseillers se retirèrent avec des courbettes. Dès qu’il quitta la place, un secrétaire vint lui rappeler qu’il devait se préparer ; ce soir, il se rendait à l’Opéra. Adrian avait failli l’oublier. Ces dernières années, les spectacles avaient constitué son ultime remède contre l’ennui. Il avait observé les performances de milliers d’artistes : des acrobates et des jongleurs aux talents surhumains, des chanteurs à voix d’or et des acteurs capables de susciter le rire comme les larmes, des illusionnistes dont l’habileté pouvait laisser croire à la magie… mais plus rien ne le touchait. À présent, seul un vague souci du protocole le poussait à se transporter dans la salle tendue de draperies pourpres.

Tandis que ses domestiques le paraient de son plus beau costume d’apparat, il avait l’impression de n’être qu’un mannequin dans une vitrine de luxe.

Entre deux rangées de soldats qui lui taillaient un chemin dans la foule, l’Empereur descendit de sa voiture étincelante et s’avança sur le tapis rouge. Derrière lui venait une grappe de dignitaires, accompagnés de leurs épouses, qui riaient un peu trop haut et un peu trop fort dans leurs habits de soirée. Adrian prit place dans la tribune. La lumière s’éteignit et le rideau s’ouvrit sur une scène champêtre ; les artistes apparurent et commencèrent à chanter. Nul ne pouvait mettre en doute leur talent, évident même pour le moins assidu des amateurs. L’histoire allait de péripéties en rebondissement. Pourtant, l’Empereur s’ennuyait. Il aurait tout aussi bien pu contempler un mur blanc. Son entourage attribuait sa gravité croissante à la guerre ; il ne cherchait pas à les détromper.

Enfin, l’intrigue se termina avec son le lot habituel de morts et de cœurs brisés à jamais ; le rideau retomba sous les applaudissements. Adrian frappa ses mains l’une contre l’autre avec docilité et attendit le signal de ses gardes pour quitter sa place. Alors qu’il avançait de nouveau entre deux murs d’uniformes, ses oreilles accrochaient quelques réflexions qui s’élevaient du public. Il n’y prêta guère attention jusqu’au moment où il remarqua que certains mots se répétaient :

« … Ne valait pas mademoiselle Galle…

— …selle Galle est bien meilleure.

— Pas la peine de payer autant une diva quand mademoiselle Galle… »

Interloqué, Adrian se tourna vers le duc et le général qui marchaient à ses côtés :

« Avez-vous entendu parler d’une chanteuse nommée mademoiselle Galle ? »

Les deux hommes échangèrent un regard surpris avant de répondre :

« Non… jamais… »

De tous ceux qu’il interrogea, Adrian reçut la même réponse. Quand son valet vint l’aider à se dévêtir, il tenta une dernière fois sa chance :

« As-tu entendu parler d’une mademoiselle Galle ? Une chanteuse ? »

L’homme se figea, surpris, avant de bafouiller :

« Votre Majesté, on parle à l’office d’une jeune femme… Une réfugiée du front, une fille ordinaire. On dit que sa voix est si pure qu’on ne peut l’entendre sans, rire ou pleurer… Ou les deux à la fois. »

Un ultime espoir naquit dans le coeur gelé d’Adrian, celui que miss Galle pourrait faire renaître un peu de lumière dans les ténèbres de son être. Il fit convoquer son maître des cérémonies dans son bureau privé.

« Demain soir, je souhaite entendre dans le théâtre du palais la fameuse mademoiselle Galle. Elle réside dans des quartiers modestes...»

L’homme, qui ne lui connaissait pas de telles lubies, lui lança un regard effaré… Mais on ne disait pas « non » à un Empereur. Il partit à toute hâte pour exhausser sa volonté.

Le soir venu, Adrian se présenta dans sa salle de spectacle privée, à peine moins vaste que celle de la ville. L’empereur bouillait d’impatience. Quand, enfin, le rideau s’ouvrit, il vit apparaître une fraîche jeune femme blonde dans un costume de satin, qui le salua avec grâce. L’Empereur agrippa le rebord de la tribune et se pencha en avant, prêt à recevoir ce miracle…

Les premières notes de sa chanson résonnèrent… mais cela ne ressemblait en rien à ce qu’il avait imaginé. En y regardant mieux, l’empereur reconnut la diva qui avait tenu le premier rôle dans le spectacle de la veille. Il retomba assis, frappé par une immense déception, suivie d’une fureur sans limites. Enfin, il bondit sur ses pieds et ordonna qu’on fît venir son maître des cérémonies. Le fonctionnaire grisonnant reconnut sa faute :

« Votre Majesté… Nous nous sommes renseignés : cette miss Galle… C’est une pauvre fille, qui chante dans des cabarets dans les faubourgs. Nous avons préféré faire appel à cette jeune dame qui triomphe actuellement sur la scène de l’Opéra de ville ! »

L’Empereur le fusilla du regard :

« J’ai dit que je voulais entendre miss Galle et nulle autre ! Pour qui vous prenez-vous pour décider à ma place ? Ramenez-la-moi et j’oublierai cette faute ! »

Tout tremblant, le fonctionnaire homme envoya deux employés du palais à la recherche de cette merveille méconnue, en espérant qu’ils seraient assez rapides pour faire oublier à l’Empereur son courroux.

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