J’ouvre les yeux. La nuit est encore présente. Je bouge à peine, conscient que tout mouvement est un risque.

Victor dort dans son coin, je vois son torse se soulever régulièrement, je ne sais pas comment il arrive à se laisser aller si facilement dans les méandres du sommeil.

Elsa, elle, est recroquevillée contre le mur. Elle a enfoui sa tête dans ses genoux. Je ne vois que ses cheveux ondulés qui la masquent et la protègent des regards.

Le jour sera là dans deux heures, et il faudra bouger. Pour aller où ?...

Je ferme les yeux…et les souvenirs me reviennent en mémoire.

Je suis né dans une petite ville de la région parisienne, à une quarantaine de kilomètres à l’est de Paris.

J’ai grandi dans le pavillon d’un quartier résidentiel, entouré de la chaleur et de l’amour de mes parents.

J’ai étudié dans cette petite ville, j’y ai eu plein d’amis !

J’étais un jeune homme bien sous tous rapports, confiant dans l’avenir, apprécié de mes amis et respectueux des autres.

Je rouvre les yeux…Elsa a bougé, elle a redressé la tête et son regard fatigué croise le mien. Je lui souris, elle reprend sa position, semblant rassurée de constater que je veille.

Je refuse de le reconnaître mais je me sens puissant dans cette déchéance que nous vivons. J’ai appris à survivre depuis 3 ans, depuis l’anéantissement, depuis ma première victime. C’était lui ou moi, je le revois comme si la scène avait été filmée.

J’avais 16 ans lorsque j’ai tué pour la première fois.

Depuis lors je suis devenu un expert pour la sélection de mes proies, l’étude de leurs points forts et de leurs faiblesses, le choix du lieu de l’attaque, enfin la fuite ou le camouflage si je dois rester sur place.

Je replonge dans mes souvenirs comateux

Je n’avais jamais pensé à faire du mal auparavant, je n’étais pas un bagarreur, je me partageais entre études et sport dans un club d’aviron.

Je vivais bien, entre mon père et ma mère, tous deux fonctionnaires, souvent en balades ou en week-end d’escapade, me laissant seul à la maison mais gâté comme un coq en pâte de toutes leurs attentions.

Bref un enfant unique choyé et heureux.

Les événements mondiaux qui ont suivi m’ont fait devenir un tueur, un homme impitoyable et solitaire. Je suis devenu inhumain.

Je suis devenu un monstre.

Mais la survie est à ce prix. La vie est impitoyable, l’Amour n’existe plus.

Souvent je pense à une autre vie. J’aurais aimé devenir vétérinaire, ou policier, ou encore militaire de carrière.

J’aurais pu me marier, avoir des enfants, un chien, une belle voiture.

Je serais parti en vacances, j’aurais eu des loisirs, des sorties, des amis.

Tout ça je ne l’ai pas connu, et je ne le vivrais jamais.

Ma vie – comme celle de millions d’individus - a brusquement basculée dans le chaos total et irréversible, ce petit matin du 3 décembre 2020.

J’aurais pût partager le sort des millions de gens pour qui la vie s’est arrêtée nette, mais je suis là, prêt à continuer de tuer pour survivre, prêt à tout pour trouver un semblant de paix qui doit bien exister quelque part…

Je me réveille définitivement. Le temps me semble long. J’aimerais que nous bougions dès maintenant, mais le quartier est blindé de guetteurs qui savent détecter la chaleur et le mouvement.

Mes compagnons de voyage sont fatigués, ils ont besoin de recharger leurs batteries, le sommeil va les guérir momentanément de leurs peurs et de leurs angoisses.

En attendant je déplie le plan dérobé dans un magasin.

Nous sommes à Bordeaux, en plein centre-ville, cachés dans la cave à vin d’un restaurant détruit.

Je dois trouver un nouvel endroit pour la nuit suivante, mais aussi des vivres et des munitions. Je suis las d’attendre.

Enfin le jour pointe son nez je vois de la lumière traverser le parquet du plafond. La survie va reprendre…