8
C’est encore en se tenant la main qu’ils franchirent une porte métallique grande ouverte. Codou saluait tout le monde, dans leur langue étrange. Chacun jaugeait discrètement l’intrus, avant de le saluer avec retenue. Gilles imita leur beau geste en posant sa main sur son cœur. Une jeune fille sortit de la maison, copie de Codou. Ils s'embrassèrent, tandis que la dernière production du moule, d’une douzaine d’années, venait se jeter dans les bras du grand frère. Les deux enfants fixaient ce blanc, interrogatifs. Codou reprit la main de Gilles pour l’inviter à pénétrer dans une pièce sombre. Deux immenses bat-flancs la meublaient. Le sol de terre battue supportait également de petits tabourets disposés autour d’une table basse sur laquelle fumait une grande casserole. Ils venaient d’interrompre le repas. Codou salua longuement sa mère, avant d’ouvrir le bras pour inviter son ami à approcher, absorbé immédiatement dans une embrassade débordante dans laquelle il ne pouvait se débattre.
— Alors, c’est toi, le nouveau mari de Codou ? lâcha-t-elle en le libérant.
Il rougit sans oser répondre, un reste de honte le rendant encore incapable de reconnaître sa liaison avec un homme. Il finit par hocher la tête. Elle était encore jeune et c’est elle qui avait donné cette finesse de traits à ses enfants. Il était perturbé par ce qu’il avait entendu. La mère appelait son fils par son prénom féminin, montrant ainsi l’acceptation totale de son genre. Lui était appelé « mari », avec le rôle de l’homme dans leur couple. Elle savait donc la nature de leur relation. Le plus troublant était le terme de « nouveau » : combien de « maris » l’avaient précédé et, surtout, combien lui succéderaient ? Un frisson le parcourut, alors que la main l’invitait à se poser sur un de ces petits tabourets. Les autres enfants étaient revenus. Il se vit offrir une cuillère et inviter à piocher dans ce qui ressemblait à un couscous. Il n’y avait pas de viande. Le goût était agréable, avant que le piment ravage sa bouche et son estomac. Ses yeux sortirent de ses orbites avant les larmes. On lui apporta un gobelet qu’il engloutit sans éteindre l’incendie. La brulure se calma avec les suivants. Tous paraissaient inquiets. La sœur lui apporta de la semoule qu’elle alla racler dans une marmite. Le goût lui était inconnu, mais cela calma sa faim.
Pendant que la fille faisait la vaisselle, la mère invita le mari de son fils à s’asseoir sous l’auvent de tôle ondulée, muni de ce tabouret qui lui cassait les jambes. Codou avait disparu. Elle l’interrogea sur son nom, sa famille, ce qu’il faisait, combien il gagnait. Il répondait avec amusement à ces questions anodines, espérant en retour en apprendre plus sur son amant. Il sut ainsi que Codou avait toujours été un adorable garçon, que son père s’était tué dans un accident quatre ans auparavant, qu’il avait alors trouvé ce travail à l’hôtel, qui était bien payé. Sans avoir à pousser, il apprit que Codou se trouvait parfois un mari pour une semaine, et qu’il recevait alors des cadeaux qui aidaient la famille. Codou avait besoin d’un vrai mari. Il était le premier à venir.
Elle parlait avec admiration et amour de ce fils étrange qui se sentait comme une fille. C’était difficile ici. Elle avait peur pour lui. Au moins, à l’hôtel, il ne craignait rien. Ils étaient venus s’installer ici, près de l’hôtel. Surtout, il était inconnu ici. Dans leur quartier d’avant, il avait été battu plusieurs fois.
Découvrir la vie de son ami le comblait. Sa mère ignorait, ou voulait ignorer, qu’il vivait de la prostitution. Il allait y mettre sa fin. Cette famille était dorénavant la sienne. Codou surgit alors dans sa plénitude, vêtue d’un boubou discret qui le mettait en valeur. Il s’assit au pied de sa mère, posa la tête sur ces genoux. La main maternelle caressait la tête de son enfant.
— Elle est belle, ma Codou !
Gilles crut voir deux larmes perler des paupières fermées. Un long silence s’installa, dans une plénitude du temps. Cinq minutes avant, ils discouraient sur cet enfant. Sa présence semblait rendre impossible la poursuite. Gilles s’en voulait d’avoir profité du plaisir avec sans s’être intéressé un minimum à cet être exceptionnel. Il se promit dorénavant d’être son père, son frère avant d’être son amant. Les minutes s’écoutaient, inutiles. Puis Codou et sa mère échangèrent dans cette langue incompréhensible. Après un recueillement, la tête toujours sur les genoux de sa mère, Codou prononça :
— Si tu veux, tu peux dormir ici. Ou je te raccompagne à l’hôtel.
Gilles comprit que l’invitation venait de la mère.
— Et toi, que préfères-tu ?
Codou ouvrit les yeux pour le regarder.
— Dormir chez ta mère est un grand honneur. J’accepte sa gentillesse.
L’éclair dans les yeux sombres confirma son intuition. Le silence revint. Codou se redressa.
— Viens ! Je vais te montrer mon village. Nous avons le temps. Il disparut dans la cabane.
— Codou a beaucoup de chance ! Je t’ai regardé quand il est sorti. J’ai vu ton amour pour lui.
Gilles entendit le mot, son cœur battit plus fort. C’était donc cela ?
Codou reparut dans sa tenue habituelle. Gilles leva ses yeux sur ceux de la mère. Il perçut sa bénédiction.
En sortant, Gilles lui prit la main, sevré de son contact depuis trop longtemps. Codou murmura en la repoussant :
— Ici, on ne tient pas une fille ou sa femme par la main. Il n’y a que les amis qui peuvent le faire.
Tout le monde l’appelait Codou. Il embrassait beaucoup. Chaque fois, il présentait Gilles comme « un ami ». Il lui murmura :
— Si je dis que je suis ta femme, ils vont tous vouloir un cadeau !
Sans penser à l’impossibilité de s’afficher ainsi, Gilles entendit que, pour Codou, il était son mari. Gilles accepta ces mots, sans plus avoir honte de sa liaison. Ils se promenèrent ainsi dans la lumière du soir, tamisée par la poussière omniprésente. Gilles aimait cette ambiance apaisée où les échanges se terminaient dans les rires. Il pensa à Paris, à sa petite banlieue, au froid, à la gueule triste et hargneuse des gens. L’idée de vivre ici en permanence apparut à ce moment. Il connaissait si peu de ce pays, mais il le sentait tellement. Il tourna la tête vers sa beauté. Le choix s’imposa. Rien ne le rattachait à la grisaille. La chaleur et la joie étaient ici ! Il accepta cette évidence si bouleversante, qui mettait fin à son passé. Il devinait la question qu’il ne voulait pas entendre, refoulant le « Pourquoi moi ? »
Après avoir traversé le village, ils débouchèrent sur la plage, avec l’océan immense sur lequel le soleil venait se poser.
— Tu vois, là-bas, après la pointe, c’est l’hôtel. Cinq kilomètres par la plage. Mais c’est plus loin par la route.
La plage était déserte. Une folle envie saisit Gilles qui attira Codou par la main.
— Non, Gilles ! Il y a toujours quelqu’un pour voir. Si ça se sait, je devrais partir…
Ils descendirent la plage. Gilles admirait les pirogues décorées qui dormaient sur le sable. Une odeur forte surgit. Sur d’énormes séchoirs, des tonnes de poissons séchaient, couverts de quelques mouches. Le fumet était insupportable. Quelques femmes s’éloignaient, un énorme paquet sur la tête.
— Tu vois, ici, c’est le travail des femmes. Elles grattent, elles coupent, elles transportent. C’est trop dur. Ce sont toujours les femmes qui travaillent, alors que les hommes palabrent. Je suis content d’être un homme. Pour tout !
Gilles acquiesça en silence. Que c’était compliqué pour lui, pour les gens d’ici ! Comment se sentir femme dans ce pays ? La pression sur sa main effaça ses questions. Encore une fois, ce diable était dans son esprit. Ils revinrent en faisant un détour. Ils prirent place avec les autres. Une assiette spéciale lui était réservée. En mangeant, ils parlaient fort. Gilles se laissait aller, heureux de ce repas familial. Profitant d’un silence, il lança :
— Tu ne m’as pas présenté ta sœur et ton frère…
— Ah, oui ! Voilà Khadija. Elle est au collège à la ville, là-bas, chez les prêtres. Elle travaille bien. Elle veut être religieuse.
C’est Codou qui paie ses études, et tout…
— Lui, le petit malin, c’est Samsidine ! Il vient d’entrer au collège, chez les frères également.
— Mais l’année prochaine, il travaillera, car deux études, on ne peut pas payer.
Dans la faible lueur, Gilles vit les yeux intelligents du gamin. Sa décision fut prise immédiatement.
— Il n’y a que les prêtres qui tiennent les écoles ?
— Non, il y a aussi l’école publique. Mais chez les prêtres, c’est mieux, même s’il faut payer.
— Il faut être catholique pour y aller ?
— Nous sommes catholiques ici, en majorité. Mais les musulmans y vont aussi.
Avec l’arrivée brusque de la nuit, les chants d’animaux montèrent, accompagnant cette soirée magique. Il imita leurs ablutions, avant de rejoindre Codou sur un des bat-flancs. La couche était très dure, mais il sentit la chaleur de son amoureux contre lui. Il venait d’employer ce mot… il n’osait pas le toucher, quand Codou vint déposer un discret baiser sur ses lèvres. Il lui prit la main et s’endormit instantanément.
Annotations
Versions