V. Et faire face à la vérité / 1
Le soir venu, Mara fit son entrée dans le réfectoire accompagné de Caelan. Elle était restée toute la journée dans la chambre quelque peu paniquée à l’idée de sortir et de se confronter à ce monde inconnu au-delà de toutes ses compréhensions. Caelan avait demandé à Lumia de continuer à masquer son apparence tout comme celle de Béruc. Il voulait introduire lentement l’idée de l’existence d’autres espèces.
En voyant Mara arriver d’un pas incertain dans le réfectoire presque vide, Lumia, Béruc et Tréviane se levèrent aussitôt pour accueillir la jeune femme. Intimidée, Mara salua tout le monde d’un petit geste de main et s’attabla en tenant fermement les bords de la table noir métallique.
— Dame Mara quel plaisir de vous voir sortir de votre tanière. Je tenais à vous remercier pour ce que vous savez (Béruc baissa d’un ton et susurra)… nous avoir sauvé les miches.
Il servit ensuite une pinte de brebek bien remplie à Mara qui le remercia à la limite du chuchotement.
— Ne soyez pas timide ! insista Béruc avant d’être interrompu par Tréviane.
— Il paraît que vous êtes marié. Vous en êtes certaine ?
Caelan donna un coup de coude à Tréviane qui étouffa un rire.
— Excusez-le, il n’a pas appris les bonnes manières. Dès qu’il voit une charmante femme, il oublie qu’il a une tête pour réfléchir.
Mara rougit, elle ne se sentait pas particulièrement attirante en ce moment, mais au-delà d’entendre qu’elle était charmante, cette discussion finalement banale lui offrait une sensation de normalité. À sa place, Zoé n’aurait pas hésité à rembarrer ce Tréviane pour son rentre-dedans déplacé. C’était une fervente féministe.
Mara frissonna, elle réalisa alors qu’elle venait de se remémorer d'un instant de sa vie passée.
— Un souvenir a refait surface ? glissa Lumia voyant le regard absent de Mara.
Cette dernière sursauta et hocha la tête.
— Ça reviendra, j’en suis certaine, ajouta Lumia qui essayait de mettre Mara à l’aise.
Pas sûr que Mara avait retenu le nom des quatre venoris, Caelan les nomma à nouveau.
Après ces nouvelles présentations, et désormais moins crispée, Mara se dit qu’il était temps d’être socialement plus audacieuse.
— Il y a quelque chose qui me tourmente depuis hier, commença-t-elle d’une voix à peine audible.
Voyant que son public tendait les oreilles, elle se racla la gorge et reprit sur un ton plus certain :
— Hier quand je me suis réveillée, vous et Béruc me sembliez différents C'est mon esprit qui m’a joué des tours, on est d'accord ?
Un peu surprise par la remarque, Lumia hésita un instant avant de répondre. Cela n'échappa pas à Mara qui se mit à douter à nouveau.
— Ce n’est pas une hallucination ? bégaya-t-elle
Lumia qui se contenta de sourire jeta un coup d’œil furtif à Caelan. Celui-ci avait demandé à ce qu'on se comporte normalement donc en soit, être soi-même devait bien en faire partie ? En tout cas, c’est ce qu'en conclut Lumia, car elle n’attendit pas l’approbation de son commandant pour confirmer les soupçons de Mara.
— Vous avez raison. Je ne sais pas dans quelles mesures votre monde a pu côtoyer d’autres civilisations, mais je ne suis pas comme vous, tout comme ce ronchon de Béruc.
— Vous me masquez donc votre véritable identité…, avança Mara qui ne cachait pas son trouble.
— Vous êtes perspicace, s’exclama Béruc qui s’arrêta de boire pour zieuter Caelan du coin de l’œil.
Il observait la scène sans rien dire.
— Est-ce que j’ose… ? se permis Mara.
— Vous voulez nous voir tels que nous sommes vraiment ? proposa Lumia d’une voix posée. Vous êtes hardie : n’êtes-vous pas intimidée ?
— Si, je le suis ! Terrifiée même. Mais en même temps, je le suis depuis que je me suis réveillée. Tout me paraît surnaturel ici, donc autant aller jusqu’au bout des choses, rétorqua Mara pour la première fois, sûres d’elle.
— Vous en êtes bien certaine ? intervint Caelan plus récalcitrant.
— Oui, vous m’avez bien dit que vous alliez m’initier aux mystères de votre monde. Pourquoi ne pas commencer immédiatement ?
Il y avait comme une légère hystérie dans sa voix. Mara était si effrayée, qu'elle essayait de masquer ses peurs en prenant tout ce qu'elle voyait et entendait au second degré. C'était probablement plus simple comme ça.
— Très bien, s’exclama Lumia. On commence par moi… Je suis un peu moins (elle regarda Béruc) …déroutante à admirer et surtout beaucoup plus proche des humains.
Visiblement vexé, Béruc s’interposa :
— À mon avis, les Eforis sont aussi laids que les gabascoulis ! Et la première fois que j’ai vu un humain, je n’ai pas dormi pendant trois jours ! Votre peau est si lisse, berk !
Tréviane leva les yeux au ciel face à a cette exagération taquine, mais ne dit rien.
Quant à Mara, elle lança un regard interrogateur. Si la condition humaine semblait aussi hideuse pour Béruc, elle s’attendait au pire. Aurait-il des tentacules ou pires encore, huit yeux et huit pattes comme une araignée. Elle craignait ne pas pouvoir supporter une telle vue si tel était le cas. Elle se demanda alors si c’était une bonne chose de découvrir la vraie apparence de ces deux extraterrestres.
— Un gabascouli ? demanda-t-elle à moitié certaine de vouloir entendre la réponse.
— Ce sont des animaux qui vivent sur Vinter, la planète d’origine de Béruc. Mes mots n’auront de sens sans une image à l’appui. Cela implique plusieurs membres et des ventouses... et des yeux, beaucoup d'yeux et de bouches, marmotta le Commandant en restant évasif au plus possible.
Il y avait comme une forme de dégout certain qui se lisait sur son visage. Il faut dire que, même s'ils étaient inoffensifs, les gabascoulis étaient de loin l’une des créatures les plus laides qu’il avait rencontrées à travers ses nombreux voyages. Il y avait meilleure introduction à l’exobiologie.
Mara blêmit davantage, agrippant la table à en faire pâlir ses doigts. Cette introduction peu élogieuse lui fit regretter sa requête.
— Quand vous voulez…, annonça Lumia qui s'enthousiasmait.
Mara se contenta de donner le feu vert en hochant la tête.
Ainsi, l’illusion prit fin et la véritable apparence de l’Eforie se révéla à Mara. Elle qui retenait sa respiration laissa tomber sa mâchoire époustouflée. Elle avait certes peur, mais elle était également intriguée, voire fascinée.
— C’est incroyable. Vous êtes… Vous êtes… Vous êtes magnifique Lumia.
(Un peu) étonnée, Lumia rougit (enfin, elle jaunit) :
— Cela ne vous fait pas peur ? demanda-t-elle.
— Complètement, murmura Mara qui n’arrivait pas à détacher son regard de l’Eforie.
Mara avait envie d’effleurer la jeune femme, caresser sa peau irisée qui semblait si douce.
— À mon tour, intervint Béruc. Lumia dévoile ma splendide beauté à Mara. Elle verra que dans mon peuple, je fais des ravages auprès des demoiselles.
Mara tourna la tête vers Béruc et se tint prête. Lumia semblait plus réticente.
— On peut encore attendre. C’est déjà beaucoup d’émotion en une fois, releva Lumia soucieuse.
— Allez-y, insista Mara qui fermait à moitié ses yeux.
Lumia obéit et à nouveau, le voile qui masquait l’identité de Béruc tomba. Cette fois-ci, Mara sursauta et devint livide. L’apparence de Béruc était très étrange, très inhabituelle. Bien que paniquée, elle resta immobile sur sa chaise. Elle ne voulait pas vexer l’Ascor. Elle pencha la tête pour mieux l’observer. En fait, il n’était absolument pas laid, bien au contraire (heureusement). C’était plutôt la perspective de voir un adorable animal parler.
— Alors, qu’est-ce que vous en pensez ? pépia Béruc avec ce qui ressemblait à un sourire.
— … Intéressant, chuchota la jeune femme qui mentalement essayait de comprendre ce qu’elle voyait.
Elle avait l’impression d’observer une espèce de renard ou alors un coati géant à cause de son long museau, doté néanmoins de grands yeux obscurs et de longues oreilles arrondies.
— Est-ce que ça va ? demanda Lumia soucieuse.
Mara hocha la tête et marmonna avant de vaciller. Finalement, il y avait peut-être un peu trop d’information à intégrer en même temps. Heureusement pour elle, Lumia retint la jeune femme et essaya de la ramener à la raison. À demi consciente, Mara gémit quelque peu alors qu’elle tentait de saisir ce qui se disait autour d’elle.
— Je vous ai dit que je faisais des ravages, s’esclaffa Béruc en regardant ses amis.
Le Commandant lui, ne semblait pas satisfait d’avoir révélé aussi rapidement l’apparence de ses deux compagnons.
— Comment est-ce qu’on peut tomber dans les vapes dans un rêve ? murmura Mara qui reprenait gentiment conscience, affalée dans les bras de Lumia.
— Vous vous croyiez dans un rêve, Mara ? s’inquiéta Lumia.
— Évidemment ! Quoi d’autre ?
Mara finit par ouvrir les yeux pour constater que quatre personnes l’observaient le regard préoccupé. Elle esquissa un sourire et finit par éclater de rire. Elle réalisait de plus en plus l’absurdité de ce monde. Elle se demandait d’ailleurs, si elle n’avait pas définitivement perdu la tête. Plus elle réfléchissait, plus son esprit s’embrouillait. Elle cessa de rire et s’excusa gênée.
— Ne vous excusez pas, trésor, rétorqua Lumia d’une voix rassurante. Buvez donc ça.
Lumia présenta un verre rempli d’un liquide rougeâtre.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Buvez, cela vous fera du bien, insista Caelan en soupirant.
Mara ne se fit pas prier, elle avala le liquide inconnu. C’était salé, un peu comme du bouillon. En tout cas, l’effet fut immédiat. Elle se sentit revigorée.
— Nous devrions peut-être nous en arrêter là, proposa Caelan perplexe face à l’état mental de la jeune femme.
— Non, non, je vais parfaitement bien. On vient à peine de commencer mon initiation. J’ai déjà passé toute la journée dans ma chambre, s’opposa Mara.
— Très bien, concéda Caelan qui retourna s’asseoir.
Mara se retourna vers Béruc pour l’observer une nouvelle fois.
— Pardonnez-moi, dit-elle confuse. Je ne voulais pas vous vexer.
— Me vexer moi ? Ma beauté a réussi à vous faire chavirer, plaisanta Béruc pour détendre l’atmosphère.
— Je dirais surtout que vous êtes adorable ! corrigea-t-elle en essayant de s’habituer à cette peluche parlante.
— Adorable, moi ? Apprenez à me connaître, on en rediscutera, maugréa Béruc un brin surpris.
C’était bien la première fois qu’on le qualifiait de la sorte. Et il se mit à marmotter intérieurement « un sasouki c’est adorable, un babok c’est adorable… moi adorable… ? »
— Maintenant que le pire est passé, qu’est-ce que vous avez envie de savoir ? entonna Tréviane abandonnant Béruc à sa liste d'animaux "adorable".
— Tout, enfin… ce qu’il faut, rétorqua Mara à la fois enthousiaste et appréhensive.
Autour d’un simple repas et du Brebek, Mara écouta avec passion l’origine des Eforis et des Ascors. Elle s’ouvrait de plus en plus à ce qui l’entourait (quoique le Brebek l’aidait sûrement à se détendre). Peut-être qu’elle faisait simplement un rêve très réaliste ou peut-être pas, mais tout ce qu’elle vivait était une expérience unique dont il fallait tirer profit. Éprise par cette envie irrépressible de savoir, elle continua à poser d’autres questions.
— Qu’est-ce que c’est cette boisson délicieuse ? demanda Mara au bout du troisième verre.
— Une spécialité locale, rétorqua Tréviane. Ça aide à débloquer les situations inconfortables.
Comprenant qu’il s’agissait d’un alcool doux, Mara sourit et se resservit un verre, renversant maladroitement quelques gouttes sur la table. Cela ne pouvait faire que du bien au stade où elle en était.
Durant ce passionnant moment, elle apprit ainsi qu’il existait sur les planètes jumelles Telhua plusieurs castes d’Eforis : les Eforis monternites, qui vouaient un culte particulier à « l’Oniricie », une magie qui leur permettait de voyager à travers les mondes oniriques. Leur peau était le plus souvent bleue, violette ou verte ; et les Eforis edernites considérés comme des précurseurs en matière de sortilège. Il y avait parmi ces derniers une plus grande proportion d’Eforis au teint or, jaune ou rose. C’est comme ça que Mara apprit que Lumia était une Sylvernite, une métisse qui partageait un point commun avec les deux cultures.
— Et la magie, les pouvoirs alors, comment… qu’est-ce que c’est ?
Lumia sourit, elle appréciait l’engouement de Mara.
— J’espérais que tu poses la question. C’est un don qui toutefois reste largement minoritaire dans tout l’impérium, le plus souvent c’est héréditaire, mais ce n’est pas une constante. La magie se manifeste sous diverses formes et peut être plus ou moins puissante, plus ou moins dangereuse. Ce pouvoir à une règle : tout ce qui est fait peut être défait, et un prix : elle consomme de l’énergie. D’où l’importance de se reposer suffisamment. Certains l’emploient avec sagesse d’autres pour faire souffrir. Parce qu’elle n’est pas toujours bien perçue et qu’elle peut être mal utilisée, ceux qui détiennent le don ont une grande responsabilité.
Mara n’en croyait pas ses oreilles, on parlait de magie comme une condition normale. Elle était à la fois envoûtée et effrayée. Elle demanda alors quels étaient les différents pouvoirs et comment on savait qu’on avait le don.
— Tous les astroms n’ont pas la même puissance ni les mêmes capacités, expliqua Lumia.
— Vous en avez déjà rencontré un ? demanda Mara déconcertée.
Lumia hocha positivement la tête, attendrit par l’enthousiasme de Mara.
— Et comment est-ce que l’on maîtrise les capacités des astroms ? s’enquit Mara toujours aussi curieuse et secrètement exaltée par cette aptitude.
— Il existe ce qu’on appelle les « sanctuaires ». Ce sont des lieux qui enseignent aux novices la manipulation de leurs pouvoirs. Certains Astroms sont plus puissants que d’autres. Nous n'avons pas tous les mêmes pouvoirs...quoique certaines personnes excellent dans tous les domaines.
Il y avait beaucoup d’informations à assimiler et Mara avait tellement de questions, les réponses apportant une série d’autres interrogations.
— Mara, on vous a beaucoup parlé de notre mode de vie, mais il faudra bien que tôt ou tard, vous essayiez de nous évoquer le vôtre ! intervint Béruc.
— Ma mère m’a expliqué qu’on ne pouvait pas rester complètement amnésique. On finit par retrouver nos souvenirs petit à petit, mais cela peut prendre du temps, déclara Mara sur le ton de l'évidence.
Réalisant ce qu’elle avait tout juste de déclarer, Mara s’interrompit.
— Je viens vraiment de dire ça ? Je crois que ma mère pourrait être médecin....
— Et bien, on dirait que votre mère n’a pas tort. Vos souvenirs semblent effectivement émerger au fur et à mesure ! répliqua Tréviane.
— J'ai l'impression que c'est là, mais ça m'échappe, comme un mot que vous avez sur le bout de la langue, ronchonna Mara en hochant la tête.
— Donnez-vous du temps, conclut Caelan.
Estimant qu’il était temps d’aller se reposer, Caelan enjoint ses compagnons à regagner leurs chambres. Demain, ils repartaient pour Ilyiée.
Caelan raccompagna Mara devant sa chambre. Elle était un brin éméchée et il voulait s’assurer qu’elle retrouve son chemin.
— Je dois vous dire une chose, Mara. Peut-être que cela vous aidera avec votre problème de mémoire, mais je crois savoir à quoi correspond le « A » de votre anneau, commenta Caelan.
Mara ravala sa salive tout ouïe.
— Hier soir, Lumia a essayé de vous aider à vous souvenir. Vous avez prononcé plusieurs mots et parmi ceux-ci, vous avez dit Anthony.
Le prénom Anthony ne lui évoquait pas grand-chose, aucun visage ne lui venait à l’esprit, pourtant, elle sentait dans ses entrailles que ce "A" concordait bien avec Anthony.
Elle remercia le Commandant avant de regagner sa chambre austère.
Se retrouvant à nouveau seule, elle resta un long moment étendue, à observer l’obscurité. Elle venait de passer la soirée à apprendre une multitude de choses sur un monde qui lui était inconnu, pourtant elle ignorait tout de son origine. Au final, cette curiosité inassouvie n’était-elle pas un moyen de masquer ses véritables interrogations ? De quelle planète provenait-elle ? Comment était-elle arrivée là ? Pourquoi tout ce qui l’entourait ne revêtait rien de familier ou d’ordinaire ?
Actuellement dépourvue d’horizon, Mara se dit qu’elle allait continuer à évoluer dans ce rêve ne perdant pas son objectif premier qui était de retrouver sa mémoire. Elle avait forcément un passé et pour s’endormir, elle se mit à imaginer divers scénarios à son sujet. Une princesse kidnappée, une grande astrom a qui ont avait effacé la mémoire, une rescapée d’un crash de vaisseau spatial en pleine expédition, une exploratrice temporelle qui avait perdu la mémoire à cause du changement de temporalité, une criminelle en fuite sur qui ont avait mené des expériences secrètes… ou simplement une victime qui avait créer un monde imaginaire pour fuir une terrible réalité. Cette dernière spéculation ne lui plaisait pas du tout, pourtant elle ne pouvait pas s’empêcher de penser qu’elle était folle et que demain elle se réveillerait dans un hôpital psychiatrique.
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