XII. Ce qui jadis fut
Aldaram fut jadis colonisée par les exilés d’Alkian. Contrairement à cette dernière, la planète n’avait rien d’un paradis, mais elle avait été une terre d’accueil en des temps sombres. Et surtout, elle avait été le fief de la Fédération d’Aramell pendant plusieurs siècles avant d’être supplanté par Ravenn, une planète plus propice à la vie.
Lorsqu’on découvrit Aldaram, les conditions pour y habiter étaient réunies, bien que sa température fût froide et que la terre n’était pas particulièrement fertile. Cependant avec le peu de ressources dont ils disposaient, les premiers colons avaient réussi à bâtir quelques cités prospères, là où le climat était le plus doux.
Durant cette lointaine époque, nul ne se doutait du phénomène qui rongeait petit à petit la planète. Ce qui plus tard fut nommé la « déchirure », était localisé dans une partie majoritairement océanique de la planète. Visible depuis l’espace, cette zone recouvrait des milliers kilomètres de surface terrestre. On pouvait y voir un amas de nuages tempétueux aux bords irréguliers. Depuis la terre ou la mer, le paysage était semblable : une épaisse brume perpétuelle où l’on distinguait des éclairs aux couleurs variées.
Le phénomène bien qu’intriguant fut longtemps négligé. Les colons n’avaient pas le temps et l'envie de s’y intéresser, et à vrai dire, leurs regards étaient tournés vers leur survie et l’espace. Ils avaient connu Alkian, une planète parfaite. Aldaram était loin d’être un rêve. C’était plutôt un cauchemar.
On cessa d’ignorer la déchirure lorsqu’on comprit qu’elle grandissait insidieusement et que la brume perpétuelle s’étendait de plus en plus rapidement. Quelques astroms et scientifiques s’étaient penchés sur la question.
Ce qu’on en avait conclu c’est que lorsqu’on s’approchait trop près de la déchirure, les instruments subissaient des avaries et la magie devenait instable et imprédictible. De la déchirure émanaient des ondes qu’on avait nommées « aldamagnétiques ». Elles avaient d’étranges propriétés qui défiaient toutes les lois de la physique.
Il avait fallu peu de temps pour comprendre que vers cet horizon infini, on y trouvait que la mort. Il était impossible de s’y rendre. En tout cas, tous ceux qui avaient tenté le périple n’étaient jamais revenus. Aucun engin, aucune technologie, aucune magie ne parvenait à percer le mystère. Certains prétendaient poétiquement que c’était la fin de l’univers.
Avec les nouvelles explorations spatiales, on avait petit à petit abandonné Aldaram et son étrange phénomène au profit de Ravenn, le nouvel Eldorado des colons exilés.
La population restante avait choisi de s’installer le plus loin possible de la déchirure, ou en été, les températures se stabilisaient à 20°. Aldaram fut même pendant un certain temps riche en sageonites, jusqu’à ce que la ressource s’épuise. Aujourd’hui, il ne demeurait que le rêve brisé et increvable d’un meilleur jour.
Basiquement, la plupart des villes se situaient sur la zone méridionale du supercontinent. Et c’est sur la cote sud-est que se dressait l’ancienne capitale administrative d’Aldaram : Tanderim.
C’est ici que le Romus Darven avait vu le jour, qu’il avait grandi et qu’il avait enterré sa mère. Or son statut de Roi l’obligeait à vivre le plus souvent dans la nouvelle capitale de la Fédération : Ichiro, implantée sur Ravenn. Mais, dès qu’il le pouvait, Romus fuyait la capitale pour retrouver Tandérim. Il aimait l’odeur du sel marin mêlée aux parfums des fleurs de Lavienas. Une plante grimpante qui envahissait la ville. C’était d’ailleurs l’une rares qui poussaient dans le coin.
Tandérim dominait l'océan infini depuis les abords d’une falaise. C’est sur le moins culminant du promontoire que se trouvait la résidence royale. Reconnaissable grâce à sa forme atypique, le palais avait deux tours qui se noyaient la plupart du temps dans le brouillard, mais également une autre extension qui se jetait en direction de l’océan, là ou les vagues venaient se fracasser contre la roche noire.
Le Roi Romus avait quitté Ichiro quelques jours plus tôt pour rejoindre sa demeure locale et à peine arrivée, il se précipitait déjà dans les tréfonds de l’extension basse pour retrouver sa plus fidèle confidente Tririel Ganast. Cette Eforie préférait les lumières tamisées et les lieux humides. En contrebas, elle pouvait entendre l’océan tempétueux s’acharner contre les parois rocailleuses durant les jours d’orage.
Romus entra s’en crier gare dans l’office de Tririel. Il était contrarié. Une nouvelle fois, le sénat royal avait refusé de mettre à l’ordre jour son projet. Bien que Romus était le roi, il était soumis aux triumvirats de chacune des planètes de la fédération. Ces triumvirats étaient composés par trois émissaires, élus par des conseillers qui étaient eux-mêmes élus par le peuple. Pour des raisons historiques, certaines planètes de la Fédération, comme Hordoane, avaient dans leur Triumvirat, non pas trois émissaires, mais deux. Le troisième représentant était un Holéron, un titre hérité par le sang. Les Holérons étaient pour la plupart du temps généalogiquement connecté à la famille royale. Les Triumvirats avaient le devoir de représenter leur planète auprès du Sénat.
— C’est moi le Roi, je devrais tous les brûler et prendre seul les décisions.
Le visage de Tririel resta impassible même dans la pénombre. Ses yeux miels luisaient dans l’obscurité et toisaient sévèrement Romus.
— Tu ne ferais que retourner le peuple et les Holérons contre ta cause. Il faut que tu apprennes la patience, combien de fois je te l’ai répété !
Elle se leva et s’approcha furtivement de Romus. Elle semblait glisser sur le sol plutôt que marcher. Elle lui donna une caresse affectueuse comme on l’aurait fait une mère avec son fils, puis se détourna du jeune homme.
— Nous sommes en train de travailler pour ta victoire Romus. Alkian sera bientôt tienne ainsi que les sources divines. La tablette nous parle.
— Je me fiche des tablettes. Ce sont que des tas de mots insensés. Je veux ce que tu me fais miroiter. Je me demande parfois à quoi tu sers !
Le visage jadis beau de l’Efori s’aigrit. La balafre qui traversait de part et d’autre son visage défigurait ses expressions si tant est qu’elle pût en avoir. Elle leva la main et gifla le roi :
— C’est moi qui t’ai toujours soutenue Romus, ne l’oublie pas. Ton père était trop occupé avec ses amantes pour t’instruire. Tu ne serais pas ce que tu es aujourd’hui sans moi ! rugit Tririel.
Romus posa sa paume sur sa joue en feu et jeta un regard noir à l’Efori rouge. Il voulut lui rendre un coup quatre fois plus fort, mais il se retint.
— Et moi je suis ton roi, alors ne t’avise plus de…
Tririel l’interrompit avec son regard enflammé :
— Ne t’avise plus de quoi ? N’oublie pas qui je suis Romus. Tu n’arriverais à rien sans moi, brama Tririel qui se savait en position de supériorité. Les tablettes sont essentielles que tu le veuilles ou non. Elles ont prédit la venue d’un être d’exception à Magnus. Toi, continue à faire ce que tu sais si bien faire ! Bouge l’échiquier politique.
Romus se calma. Tririel l’invita a lui exposé les autres nouvelles du jour. La voix du Roi était devenue plus censée, gagnant en quelques secondes une maturité étonnante.
— La population continue à fuir Aldaram. La déchirure gagne du territoire chaque jour, et avec ça ses conséquences ! ajouta-t-il.
Les nouvelles annonçaient toujours la même chose : des famines induites par les mauvaises récoltes, un climat de plus en plus défavorable et froid, la désertification des sols et surtout la lente percée des brumes perpétuelles.
À l’époque déjà, Romus, encore jeune prince, avait demandé des explications. Les scientifiques, les Astroms n’avaient pas trouvé d’autres raisons que l’insertion méticuleuse d’une force magique en provenance des brumes perpétuelles. D’autres avaient évoqué la position astrale d’Aldaram, proche de ce qu’on appelait la nébuleuse rageuse et qui provoquait des tempêtes géomagnétiques persistantes. Ces inepties auxquelles il ne croyait pas n’avaient pas convaincu Romus, d'autant plus que ces réponses ne lui permettaient pas de sauver la planète qui l’avait vu naître.
Ce fléau étrange qui venait tuer à petit feu Aldaram avait poussé le jeune Romus, à tenter de soigner sa planète mourante. En partant d’une noble cause, il s’était plongé corps et âme dans la recherche d’une solution. Ayant été éduqué dans la foi Paontoïste par sa mère, l’Holéronne d’Aldaram, Kalira Sonderia, il avait fini par trouver l’espoir dans la légende des sources divines avec leurs soi-disant pouvoirs infinis. Emballé à l’idée de partir en quête des sources, il en avait parlé à son père, le Roi Reïm, mais celui-ci l’avait envoyé paître, prétextant une folie insensée qu’il n’allait pas cautionner. Comme Romus, Reïm avait longuement partagé sa vie entre Ichiro et Aldaram. Mais contrairement à sa femme, il ne s’était jamais intéressé à la déchirure. La Fédération avait des problèmes plus essentiels que cette maudite planète sans avenir.
Hormis Aldaram, Romus avait très jeune remis en question le fonctionnement politique de la Fédération d’Aramell. Féru d’histoire, Romus ne comprenait pas la raison pour laquelle la Fédération d’Aramell avait développé un système de monarchie fédérative. Le père fondateur d’Aramell s’était battu contre la monarchie toute sa vie, et avait souhaité faire d’Aramell une fédération avec un régime parlementaire, sans monarque. Or, plus de mille années plus tard, lui, Romus Darven, était héritier du pouvoir parce que son géniteur était lui-même Roi. Sachant qu’un jour, ce serait à son tour de régner, il s’était dit qu’il allait utiliser sa position pour changer les choses.
À la mort de Kalira, le Roi Reïm qui n’avait que Romus comme héritier direct, lui accorda l’une de ses requêtes : l’enseignement de l’Oniricie, l’art magique particulièrement bien maîtrisé par les Monternites. C’est ainsi que Tririel avait été engagée en tant que spécialiste de l’Oniricie. Très vite, Romus avait trouvé en l’Eforie une confidente et une mère de substitution. Son innocente jeunesse et ses nobles motivations s’étaient évaporées à mesure qu’il avait passé du temps auprès d’elle. Puis quelques mois avant son couronnement, sa cause s’était subitement transformée en une obsession malsaine et obscure. La quête des sources divines était devenue son unique objectif, quitte à tout renverser s’il le fallait.
Aujourd’hui, Romus n’était plus que l’ombre du jeune idéaliste et ses objectifs étaient embrouillés dans un discours incohérent. Est-ce que Romus se rendait-il compte de sa folie naissante ? Nul n’aurait su le dire.
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