Ch.2
Oscar n’est pas enfoncé dans le fauteuil de velours rouge comme les autres spectateurs de l’Opéra Garnier. Le buste droit, le regard scrutateur, il fixe le cortège des danseuses en tutus blancs qui se dispersent dans la lumière. La nuée arrive avec légèreté, comme poussée par un souffle extérieur, mais les ballerines retrouvent aussitôt leur aplomb et s’inclinent dans une gracieuse révérence. Le cœur d’Oscar s’emballe. La musique de Tchaïkovski explose, quant-à-elle, jusqu’à en faire trembler les dorures de l’Opéra.
La scène si distante, comme un horizon lointain, ne permet qu’une vue d’ensemble. Les danseuses volettent harmonieusement, dans un azur sans nuage. Oscar se rend compte de l’ambivalence de la situation. Alors qu’elles sont dans le même palais, dans la même salle, à portée de regard, ils sont tragiquement séparés. Aucun contact possible. Les ballerines ondoient au rythme des accords, sous le rayon dompté d’un projecteur ; Oscar lui, plongé dans l’obscurité, n’est qu’une ombre parmi les ombres. Emportées dans des pirouettes fluides, elles se laissent aller à des éclats de joie de vivre. Lui, à des soupirs de désolation. Bien que réunis, ils occupent deux mondes à part, elles au paradis, lui en enfer.
Ses premières rencontres, avec Marjorie, avaient eu lieu dans la file d’attente de la boulangerie du Moulin d’Azur. Il l’avait vu arriver et, aussitôt, il l’avait considérée comme unique, du moins sans rapport avec les autres filles de Ville Nouvelle du même âge.
Les filles de Ville Nouvelle ont, pour la plupart, le visage empâté de maquillage, des bijoux clinquants, des tenues criardes mal ajustées, trop souvent entâchées de vulgarité. Ces filles-là, victimes de la mode et de la société de consommation en général, sont souvent tapageuses comme des affiches publicitaires. Il n’aime pas leurs attachements matérialistes et leurs exigences de petites princesses décomplexées. Dès la première apparition de Marjorie, il ressentit la force d’un contraste. Avec son pas aérien, sa silhouette longiligne, la douceur de son regard clair en amande, sa chevelure blonde, soigneusement lissée et attachée, Marjorie semblait issue d’une autre galaxie, pourtant elle venait chercher son pain au même endroit que lui. Ayant aussi remarqué sa discrétion et sa timidité, les premières fois il n’avait pas osé l’aborder. Il s’était contenté de l’observer. D’ailleurs, elle le subjuguait tellement qu’il s’était lui-même interdit de l’importuner.
Comme un fantôme, peu après, elle s’était effacée de son champ de vision, mais sa présence furtive avait néanmoins suffi à le hanter.
Un matin, comme par miracle, quand il rejoignit la file de la boulangerie, Marjorie était juste devant lui. Oh ! Comme il aurait aimé que l’attente s’éternise à l’infini…
Après s’être présenté, il avait fini par connaître son prénom, mais aussi la douceur de sa voix, le pétillant de son regard, ainsi qu’un sourire lumineux, qui ne s’était adressé qu’à lui.
Il avait alors été encouragé à l’interroger. Il lui demanda si elle habitait dans le coin.
– J’habite même à deux adresses.
– Vraiment ?
– Oui, mes parents se sont installés à Ville Nouvelle pour se rapprocher de mon oncle et de ma tante. Parfois, je pars habiter quelque temps chez eux. Chez mon oncle et ma tante, c’est beaucoup plus grand. C’est plus pratique pour moi, car je dois toujours apprendre à perfectionner ma danse.
– Vous dansez ? Des danses modernes, je suppose.
– Pas du tout. C’est de la danse classique. Je suis petit rat dans un corps de ballet de l’opéra Garnier.
– Vous êtes une danseuse étoile ? répéta Oscar éberlué.
Il préférait nettement comparer la jeune fille à une étoile qu’à un rat.
Elle confirma d’un signe de tête.
Il ajouta :
– En ce qui me concerne, je suis architecte. J’habite aussi Ville Nouvelle. Ravi d’avoir fait votre connaissance.
Comme elle ne posa aucune question, de son côté, il se risqua encore à préciser :
– J’ambitionne de pouvoir travailler pour la ville. Mais encore faut-il qu’ils acceptent mes projets. Je me suis inscrit à un concours.
Sa dernière remarque eut pour avantage de produire l’ensoleillement d'un nouveau sourire.
Mais la file de la clientèle de la boulangerie s’était entièrement résorbée. Marjorie dut se tourner vers la vendeuse. Elle passa commande, déposa l’appoint sur le comptoir, adressa un léger salut de la main à Oscar avant de s’estomper dans le paysage urbain.
Le regard fixe, Oscar songea encore à cette expression de « petits rats de l’Opéra ». Il réalisa soudainement que le mot « rats », inversé, donne « star ».
« Ça c’est tout de même assez étrange, comme coïncidence », songea-t-il.
Il revit sa grande star, petit rat et étoile à la fois, les matins suivants et s’enhardit à l’aborder de nouveau. Dès lors, il n’avait plus besoin d’être à côté d’elle pour lui adresser la parole. Cependant, il ne continua pas à l’interroger sur sa vie personnelle. Une nouvelle priorité, pour lui, était de parvenir à lui plaire. Après tout, avec ses boucles châtaines, ses yeux verts, ses airs réfléchis et sa silhouette avenante de beau garçon, il pouvait s’autoriser à nourrir de grands espoirs. Alors, il préféra mieux se faire connaître auprès d’elle et tout entreprendre pour susciter en elle des émotions, de nouveaux sourires, des rires peut-être… Ses espoirs, dès lors, étaient de parvenir à tisser des liens invisibles, à la capturer puisque lui-même était devenu captif de sa beauté sans artifice, cependant il devait veiller à ne pas trop se mettre en avant, à ne pas paraître arrogant. Enfin, il sentait aussi qu’il devait la rassurer, tant elle semblait sur ses gardes.
Marjorie l’écoutait, silencieuse, mais avec tant de réserve et de discrétion, qu’il ne savait pas ce qu’elle pensait exactement. Il était cependant rassuré de la revoir chaque matin, au même lieu, à la même heure. Le rendez-vous à la boulangerie était devenu leur rendez-vous secret à eux deux. Qu’importe les nombreux passages de la clientèle, les multiples têtes qui se penchaient pour mieux s’assurer que la file avançait. Tous les autres clients n’étaient que les pantins de leur décor. Eux n’étaient plus que seuls sur cette scène improvisée et la boulangerie, plus que le manège de leurs rêves amoureux, qui leur tournaient la tête. Les odeurs de pains chauds et de croissants les étourdissaient comme des parfums capiteux. Les humer suffisait à les déguster, à susciter l’extase. D’ailleurs, depuis qu’il avait rencontré Marjorie, chaque fois qu’il retournait à la boulangerie, Oscar avait l’estomac noué et plus du tout d’appétit. Acheter du pain était juste devenu le rituel de leur rencontre.
Puis un matin, il ne la vit pas revenir. Les jours suivants, avec une anxiété grandissante, il retourna à la boulangerie du Moulin d’Azur, mais Marjorie continuait de ne pas apparaître. Il y eut encore d’autres jours, d’autres semaines, d’autres mois… Chaque matin, Oscar retournait sur le lieu, mais parmi tous les visages ternes, fermés et ridés qui s’orientaient dans sa direction, quand il faisait retentir le carillon de la porte du commerce, aucun n’était celui de Marjorie.
D’un rêve éveillé, Marjorie devint le cauchemar d’une absence. Oscar se savait inconsolable. Jamais rien ni personne n’allait la remplacer. Des questions le tarabustaient. Avait-elle cherché à le fuir ou avait-elle été simplement obligée de se rendre ailleurs ? Avait-il été maladroit avec elle ? Et comment ne pas envisager l’hypothèse grave d’un accident ou d’une maladie ? Enfin, il se demandait si elle allait elle-même tenter de le recontacter.
Cherchant l’apaisement dans la turbulence de ses ruminations incessantes, il se rappela qu’elle lui avait signalé habiter deux adresses, dans Ville Nouvelle. Aussi la raison de son absence était peut-être très simple : elle avait dû quitter la maison parentale pour se rendre chez son oncle et sa tante, à moins que ce soit l’inverse. Mais il ne l’avait pas assez interrogée pour savoir où étaient implantées les deux habitations. Continuait-elle, ailleurs, dans une autre boulangerie, d’aller chercher son pain ? Il devait néanmoins se résigner à admettre qu’il l’avait perdue dans la ville. Ses journées devinrent moroses et il ne savait trop à quel espoir encore se raccrocher. L’idée, surtout, de ne plus la revoir lui parut insupportable. Cependant une petite étoile se mit à luire entre les nuages sombres de ses pensées.
Cette lueur lointaine était sa dernière chance de revoir Marjorie avec certitude. Car, en se confiant, elle lui avait donné avec précision le lieu où elle dansait. Ce lieu n’était rien de moins que la prestigieuse scène de l’Opéra Garnier. Son cœur se requinqua d’un dynamisme nouveau : peut-être que Marjorie l’attendait déjà là-bas.
Il se renseigna au sujet de la programmation et ne trouva qu’une seule représentation : Le lac des Cygnes, aux places déjà toutes complètes. Un désistement inopiné lui permit une réservation de dernière minute qui le fit respirer de nouveau. C’était le passe qu’il attendait pour pénétrer l’intérieur du palais, le dernier déverrouillage de porte pour qu’il se retrouve lui et son étoile dans un même lieu. Mais il ne s’attendait pas, à ce paradoxe d’une rencontre qui le privait de vraies retrouvailles, lui restant invisible dans la salle, et elle inaccessible.
À la fin du ballet, un rideau les sépara, pour de bon.
Ultime espoir : tenter de se frayer un chemin jusqu’aux coulisses, mais comme Oscar s’y attendait, le bras d’un gardien vient barrer sa trajectoire. Ayant une carte d’invitation à portée de main, il y griffonne un mot doux à l’intention de Marjorie, mais se désole de ne pas pouvoir joindre un nom de famille au prénom, étant donné qu’elle ne le lui avait jamais donné.
Une agent d'entretien, déjà sur place, pousse le manche d’un aspirateur industriel. Il l’approche, lui souffle une question dans l’oreille. Elle opine de la tête. Il lui confie la carte.
La femme de ménage glisse la missive dans la poche de sa blouse. Puis elle reprend sa tâche, le buste courbé, l’air de rien. Elle n’a pas porté plus de quelques secondes d’attention à la requête d’Oscar. Le jeune homme se demande alors si la poche de la blouse ne va pas être la destination finale de son message, qui risque fort d’être oublié. De toute façon, il n’a plus d’autre choix.
À l’extérieur, le temps est pluvieux. Oscar, sans se presser, descend le grand escalier luisant de l’Opéra. Mais, alors qu’il atteint les marches du bas, sa paume droite vient frapper son front.
« Suis-je bête… ce sont des fleurs que j’aurais dû apporter ! »
Il décide alors, à cet instant-là, qu’il reviendra assister au prochain ballet les bras chargés d’un volumineux bouquet. Des roses, sans doute. Des blanches et des rouges. Il doit coûte que coûte réparer cette étourderie.
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