Ch.4

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Ils sont presque tous des hommes, avec un costume. Un seul porte une moustache, finement taillée, à l’ancienne, avec des extrémités dressées comme des dards.

Les commentaires du moustachu – il s’agit du président du jury – ne s’avèrent pas moins ciselés que les pointes de sa garniture pileuse.

– Singulier. Qu’est-ce qu’il vous a pris de vouloir vous lancer dans une telle originalité ? S’agit-il d’une raison amoureuse ?

– Ma principale source d’inspiration a été la nature…

Bien que piqué au vif par la remarque, Oscar tente de garder une contenance, mais il doit admettre que le président du jury a vu juste : son amour perdu l’a certainement motivé à se lancer dans un projet beaucoup plus imaginatif. Cependant où est le mal ?

Derrière le premier rang de regards fixes, une élégante femme avec chignon et tailleur se lève. Elle souhaite le questionner à son tour :

– Je peux savoir pourquoi vous avez appelé ce projet : « la tour Amélie ? »

Oscar n’en revient pas. On ne l’interroge pas sur son projet, mais sur sa vie personnelle.

– L’appellation de mon projet peut sembler, en effet, énigmatique, mais je pense qu’elle gagne à préserver son mystère, c’est pourquoi je considère qu’il est mieux de ne pas divulguer une explication.

– Mais à nous, vous pouvez bien…

– Sans doute, poursuit Oscar, qui ne souhaite contrarier personne. Toutefois, je ne comprends pas le rapport avec le projet.

– C’est parce que nous avons besoin de mieux vous connaître, intervient un troisième personnage, assis sur les bancs du devant, à côté du président du jury.

– Alors ? Votre réponse ? insiste la dame élégante, mais finalement trop austère dans sa tenue.

– Il s’agit d’une danseuse.

Sa remarque provoque quelques gloussements dans l’auditoire.

– Vous la connaissez personnellement ? poursuit la femme austère qui, tout compte fait, a un ton sec et un air snob.

– Plus ou moins.

Puis Oscar croit bon de préciser :

– Il ne s’agit pas d’une danseuse de cabaret. Marjorie est une grande danseuse étoile. Elle fait partie du corps de ballet qui se produit sur la scène de l’Opéra Garnier.

Il y a cette fois quelques « ah ! » admiratifs, ou du moins compréhensifs, qui mettent un terme aux curiosités.

Cependant, le président du jury, intervient à nouveau, et laisse rapidement comprendre à Oscar, qu’un mauvais vent souffle en sa défaveur.

– Des excentriques comme vous, ce n’est pas souvent qu’on en voit, alors on se prend la peine néanmoins de les écouter. Cependant, on se demande quand même ce qui a pu vous passer par la tête. Vous imaginez des chômeurs, des RMistes, des cas sociaux, dans un habitat pareil ?

– C’est que, bredouille cette fois Oscar… j’ai plutôt pensé à prévoir une mixité sociale.

– Vous rêvez, Monsieur ! Il n’y aura jamais de mixité sociale dans une tour de Ville Nouvelle.

– C’est que j’ai cru… Disons que ce projet… balbutie Oscar, d'après ce que j’ai compris, mais j’ai peut-être mal compris, doit servir à améliorer les conditions sociales actuelles…

– Parce que vous croyez qu’une famille BCBG va accepter de vivre à côté d’une famille de dealers, ou de cas sociaux ?…

– Ou d’étrangers islamistes ?

Oscar, cette fois, ne préfère pas répondre, du fait que les questions ne sont pas vraiment des questions, mais plutôt des affirmations qui se veulent catégoriques et incontestables.

S’ensuivent des commentaires déplaisants et railleurs, cette fois au sujet du projet : cette tour ne peut pas se fondre dans le paysage urbain ; elle manque de discrétion. Sa réalisation, qui exige des normes spéciales et des échafaudages adaptés, s’annonce très coûteuse. L’espace est mal optimisé. En règle générale, des innovations aussi ambitieuses et transgressives sont annonciatrices de complications, c’est pourquoi seuls quelques génies sont en mesure de les entreprendre sans provoquer de catastrophes.

S’y ajoute la conclusion sans appel du président du jury :

– Monsieur, nous vous conseillons, dans l’avenir, de ne pas quitter le modèle du parallélépipède, soit le simple modèle de la boîte. Ce sera beaucoup mieux pour vous, je vous assure.

Sonné, Oscar ne pense plus qu’à fuir. Fuir d’abord la mitraille des interventions de la salle du jury pour ne plus être percuté par les paroles d’experts un peu trop supérieurs à son goût. Fuir la salle elle-même, ses regards, son odeur de javel et de renfermé, pour se retrouver seul avec son désespoir et la brisure de ses rêves, puis fuir son atelier d’architecte et enfin Ville Nouvelle et ses immeubles décadents qui lui ont enlevé son soleil.

Il prend l’avion, s’envole loin pour des îles de l’Afrique : les Seychelles. Il ressent un besoin de dresser un bilan de sa vie.

Aux Seychelles, le charme envoûtant d’une nature luxuriante, qui déborde sur les bleus du ciel et de la mer, agit comme un pansement sur ses blessures intérieures. Aux Seychelles, rien ne blesse… pas même les rochers polis du rivage, aussi ronds que des galets géants, posés ça et là dans l’écrin d’une eau soyeuse, avec parfois une couronne d’écume qui les entoure. Un air chaud jette un léger souffle sur des paréos de couleur suspendus sur un fil, en bord de plage. Un sable moelleux étouffe les bruits de pas. Le lieu respire la tranquillité.

Oscar s’aperçoit qu’il cherche aussi à échapper au carcan de l’univers citadin. Quelle désolation, pour lui, qui est architecte ! Après avoir vogué d’une île des Seychelles à une autre – l’une d’elles présentant un joli profil de tortue – et après avoir approché des tortues terrestres et marines, dont les carapaces ressemblent aux rochers du rivage – à moins que ce soient les rochers qui ressemblent aux carapaces, et les tortues aux îles qu’elles habitent – bref, après avoir constaté que Dame Nature a dévolu le lieu aux tortues, selon une harmonie ordonnée qui vaut bien le talent de tous les architectes de son époque, Oscar ressent l’envie de s’enfoncer dans la jungle.

Comme une tortue, il porte sa maison. Sa maison à lui : un sac à dos dans lequel il glisse le nécessaire : quelques vêtements, une couverture, une trousse à pharmacie, une gourde, une écuelle, un couteau suisse, un briquet, des affaires de toilette et un livre pour reconnaître les plantes, ainsi qu’un carnet à dessin accompagné de son crayon.

Après de longues heures de marche sous les ombrages d’arbres accueillants, Oscar repère un ravissant petit lac turquoise alimenté par une cascade. Il remplit sa gourde avec l’eau de la cascade, goûte à sa fraîcheur. Une noix de coco tombe et roule jusqu’à ses pieds. Il prend le fruit, frappe sa coque contre une pierre, la fend, l’ouvre entièrement et déguste sa chair blanche. C’est alors qu’il remarque des mouvements, qui secouent le drapé de l’eau. Les responsables de cette agitation sont des crabes. Toute une escorte se tient embusquée contre le rebord. Il en choisit un gros, le saisit avec prudence, afin d’éviter les pinces et l’assomme d’un coup de pierre, la même qui avait servi à ouvrir la noix de coco. Mais Oscar rechigne à l’idée de le manger cru. Il place en triangle trois galets plats, prépare du petit bois et approche la flamme de son briquet. Il pose sur les pierres son écuelle d’eau. Le crabe est plongé dans l’eau fumante de l’écuelle.

Après avoir entièrement décortiqué son savoureux crustacée, Oscar aperçoit les branches inclinées d’un manguier. Il lui suffit de tendre la main pour attraper des mangues à sa guise. Reprenant sa marche, il aperçoit peu après, le jaune soutenu d’un régime de bananes. Il en cueille une, ouvre l’enveloppe de sa peau et la mange aussitôt. Le soir, il trouve une cavité dans une falaise pour s’abriter. Sur le sol sablonneux, il étend plusieurs feuilles de palmiers et se confectionne ainsi un matelas. Il s’endort sans difficulté, bercé par le rythme des vagues. Le lendemain, il repère des ananas. Il en tranche un avec son couteau et non sans mal, parvient à le dépiauter, cependant jamais encore il n’a pu déguster un ananas aussi goûteux et parfumé. Ensuite, pour se laver, il plonge dans la mer, nage avec des tortues marines un peu curieuses. Il se prend au jeu de les suivre et de les rattraper. Peu craintives, elles se laissent toucher. Lui, de toute façon, ne compte pas les chasser et n’a nullement l’intention de leur nuire. Les tortues sont, pour lui, comme des amies. Par ailleurs il sait que sont des espèces protégées.

Un peu plus tard, dans le méandre d’une rivière limpide, il remarque un banc de fretins. Il commence par attraper des mouches, qu’il jette dans la rivière pour attirer les poissons vers lui. Puis, plantant sa fourchette dans l’eau, il parvient à en saisir un.

Comme la veille, pour le crabe, il prépare un feu, seulement, cette fois, il fait directement griller le poisson dans la flamme. Une fois de plus, ses papilles se laissent surprendre. La chair de ce fretin, cuit à la flamme, est un délice.

En se frottant le menton, Oscar sent les poils de sa barbe prendre du volume. Jamais jusque-là, il n’est resté sans se raser et il aurait bien aimé voir sa nouvelle tête, mais il n’a pas songer à emporter un miroir.

Dans ce giron de la nature, qui le console, le nourrit et l’abrite, Oscar finit par se sentir bien. Il continue à vivre ainsi les jours suivants, lesquels jours se changent en semaines, puis deviennent des mois.

Les habitants des Seychelles ont fini par le repérer. Leurs regards obliques en disent long sur sa lente dérive. Oscar comprend que ses apparences intriguent les uns et rendent méfiants les autres, mais il ne leur reproche pas leurs réactions. Les yeux des habitants de l’archipel sont devenus son seul miroir. Ses vêtements usés, ses cheveux longs, sa barbe… Forcément, il est devenu un marginal.

Lui même s’inquiète, à présent, de son sort. Il craint de passer pour un hors-la-loi et de rencontrer quelques complications avec la police et la justice du pays.

Une nuit il dort mal, car il se demande comment il va parvenir à reprendre une existence civilisée, tant il est agréable de vivre au jour le jour et de se laisser aller sans connaître le stress du travail, ni les tracasseries administratives. Cependant, il ne peut pas continuer à vivoter indéfiniment comme un sauvage.

Au milieu de la nuit, il se lève et s’éloigne de son abri pour se soulager. C’est alors qu’il est troublé par une vision des plus inattendues. Sur la plage, non loin de lui, il entraperçoit le corps languissant d’une femme étendue. Il sait que c’est une femme, non pas parce qu’il a aperçu son visage, mais parce que le clair de lune lui a révélé la partie de son pubis. Alors il quitte aussitôt le lieu pour éviter de la réveiller et plus encore, de l’effrayer, mais c’est néanmoins le cœur chamboulé qu’il regagne son abri.

Bien que n’ayant plus sommeil, il n’envisage pas d’autre solution que d’attendre les clartés matinales du lendemain pour aller à la rencontre de la femme nue inconnue et découvrir la raison de sa présence sur la plage. Finalement, il parvient à se rendormir.

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