Ch. 5

5 minutes de lecture

Son sommeil a été trop profond. À son réveil, le soleil est déjà haut dans le ciel. Sa première pensée est pour l’inconnue de la nuit, cependant déjà il doute fort de la retrouver, tant il a dormi.

Il se lève, étire ses muscles, hume les odeurs d’embruns et d’eucalyptus, puis fermant les yeux il laisse son visage, un instant, exposé aux rayons et goûte à la tiédeur du soleil. Un oiseau siffleur vient troubler le silence, puis plus rien, si ce n’est le frottement de palmes des arbres les plus proches, remuées par un vent léger, et le chuintement répété des vagues qui déferlent sur le rivage. Pas le moindre signe sonore d’une quelconque présence humaine à l’entour.

Oscar, malgré tout, songe qu’il doit inspecter les environs afin de tenter de mettre au clair l’énigme de la veille. Avant cela, il compte se rassasier, étant donné que son estomac gargouille de faim. Se rendant à sa réserve – soit l’anfractuosité d’une roche dans laquelle il a glissé le sac de ses différentes cueillettes – il attrape un morceau d’uru déjà cuit, cependant sous ses dents, le fruit de l’arbre à pain lui parait dur et fade. Alors il ranime le feu de la veille, souffle sur les braises, fait réchauffer les morceaux d’uru. Nul doute que sans le secours de la flamme, bien des aliments auraient été, pour lui, tout à fait indigestes.

Une fois rassasié, il s’apprête à avancer vers la plage, dans la direction où il a aperçu, dans la nuit, son étrange inconnue, mais l’impression soudaine de capter une voix féminine, le coupe net dans son élan. Son cœur se remet à palpiter comme à l’instant même où il avait aperçu le corps étendu sous le halo blafard de la lune. Cependant, la voix, qui s’est propagée juste quelques secondes, semble provenir de la forêt, et non pas de la plage. Alors il se ravise et part en direction de la forêt.

Il avance un peu au hasard, car la voix s’était tue, ou bien il l’a peut-être confondue avec un cri animal, si bien qu’au fil de son avancée, il est de moins en moins sûr qu’il s’agit d’une voix.

Sauf qu’à un moment donné, dans son dos, il entend une exclamation enjouée :

– Ah, mais le voilà !

D’un mouvement vif, il se retourne. Face à lui, une femme, peut-être celle de la plage, mais elle est accompagnée d’un type petit et baraqué, qui tient une machette dans une main et un sac en bandoulière sur une épaule. Comme il a compris que tous deux le recherchent, il se sent traqué sur le moment et se demande par quelle tangente leur échapper. Mais levant vers lui ses paumes, la femme tente aussitôt de le rassurer.

– Ne vous inquiétez pas. Nous ne venons pas pour vous déranger. Nous voulons simplement une interview.

C’est donc ça. Sa vie en totale autonomie a fait de lui un individu hors norme, un héros de la société moderne.

– Vous pouvez nous dire, c’est quand la dernière fois, que vous avez dépensé votre argent dans un magasin ?

– Je ne sais plus vraiment. J’ai un peu perdu la notion du temps. La dernière fois, c’était peu après mon arrivée, pour acheter une gourde… et en fait, elle ne me sert pratiquement pas. J’ai déjà un récipient pour me servir en eau et, quant à boire directement, je n’ai besoin que de mes mains.

– Cela fait donc plus de trois mois que vous n’avez pas mis les pieds dans un commerce ?

– Oui, ça doit être ça.

– Mais comment vous est venue l’idée ?

– Elle m’est venue sur place. Je n’avais rien organisé.

– Vous voulez dire que ça a été un coup de tête ?

– Oui, c’est ça… Un coup de tête…

Oscar, à vrai dire, ne comprend pas bien quels mérites il a eu. La nature des Seychelles s’avère pleinement accueillante, docile et bienveillante. Ses rochers ronds ne blessent pas ; son sable a le moelleux d’un édredon, ses végétaux ne cachent aucun piquant dans leurs torsades et sa faune, entièrement inoffensive, tolère la présence humaine. Seules les roses ont des épines, mais uniquement dans les jardins et seuls les crabes des pinces, mais sans un soupçon d'agressivité quand on les laisse en paix.

Pour se nourrir, Oscar n’a eu qu’à tendre la main. Pour se protéger, il lui a suffi de trouver le pied d’un palmier, d’un badamier ou encore le ventre d’une caverne.

Des peuplades vivent, depuis des millénaires, en osmose avec la nature, sont souvent déconsidérées, car jugées sauvages, primitives, arriérées… mais lui qui adopte des habitudes de vie similaires depuis trois mois, passe pour un héroïque aventurier. C’est absurde.

Après l’interview, l’accompagnateur trapu, rengaine sa machette et sort un appareil photo du sac en bandoulière. Oscar, après avoir pris la pose, retourne à sa caverne, mais il songe surtout retourner à l’endroit de la plage où il a vu l’inconnue, dans la nuit. Difficile de croire que la journaliste stylée, qui vient de l’interroger est la dévergondée de la nuit d’avant, capable ainsi de s’abandonner, totalement dénudée, sur le velours d’une plage simplement éclairée par le spectre d’une demi-lune.

Comme il pouvait s’y attendre, sur la plage, à l’endroit de la belle étendue, il n’y a personne. Le plus intriguant, sans doute, est qu’il ne remarque aucune trace de pas non plus, à part les siennes… D’ailleurs même ses pas de la veille sont encore apparents. La mer n’est pas montée si haut ; le vent n’a pas soufflé si fort. Sa belle se serait-elle envolée ? Littéralement ? Comme un ange ? Un cygne ? Il faut comprendre…

En s’avançant un peu plus, Oscar commence à réaliser ce qu’il s’est produit. Il étudie les reliefs de la plage, prend ensuite du recul, puis s’avance à nouveau, jusqu’à avoir, cette fois, entre ses pieds écartés, une noix de coco de mer, une « coco-fesse » les appelle-t-on pudiquement dans la région, car outre la partie charnue du corps, la noix représente, à la perfection, la partie du sexe féminin, avec ses plis, son rebond et même sa pilosité. La noix de coco de mer combinée aux légers reliefs de la plage, sous la faible clarté lunaire, a créé l’illusion. Il n’y a donc jamais eu de femme nue étendue, la nuit, sur la plage. Oscar l’a simplement fantasmée.

Oscar réalise qu’il s’est néanmoins fabriqué un ennemi : la solitude. Il a abandonné ses amis, ses collègues, sa famille. Il vit sans femme et sent combien cela le pèse. Son illusion de la veille, et sans doute aussi l’interview, ont soudainement révélé sa fragilité.

Quelques jours plus tard, il s’installe dans une chambre d’hôtel, rase sa barbe, fait couper ses cheveux et commande un billet d’avion pour retourner à Ville Nouvelle. D’ailleurs, il ne doit pas louper, dans quelques semaines, le prochain opéra, avec sa nuée de petits cygnes qui vont réapparaître sous le soleil des projecteurs. Cette fois, il n’oubliera pas d’arriver les bras chargés de fleurs, un bouquet entièrement dédié à Marjorie.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Emmanuelle Grün ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0