Ch. 6
Oscar ouvre son carnet de dessins. Entre les pages, quelques grains de sable ont fait le voyage. Le papier a été également sali par la terre et des gouttes égarées de jus de goyave. Il a prit l’eau sur un rebord et l’humidité sur toutes ses feuilles qui gondolent un peu. Enfin, Oscar songe qu’il doit s’intéresser, en priorité, à ce qu’il a dessiné durant sa période d’isolement.
Il s’agit d’un prototype de véhicule de voyage capable d’une totale autonomie, avec des panneaux solaires, une eau entièrement recyclée et des déchets qui se transforment en bio carburant. Le véhicule, comme un camping-car, est équipé d’une petite cuisine, d’une douche, d’un salon qui se transforme en chambre, mais il dispose en plus, en extension, d’une serre de jardin, avec des bacs qui permettent aux voyageurs, à partir d’une permaculture, de cultiver toute l’année, les légumes de leur choix.
Il a voulu remettre à plus tard l’ouverture de la pile de courrier qui forme un HLM sur son bureau, mais en allumant son ordinateur, pour reproduire sur écran son prototype, il se fait assaillir par les bips intempestifs des messages qui arrivent à la chaîne dans sa boîte mail. Ses répondeurs personnel et professionnel sont, quant à eux, saturés. Mais il ne va pas se laisser détourner par ces sollicitations multiples. Reproduire le prototype de son véhicule, sur écran est sa priorité.
Cependant, à un moment donné, il lui faut affronter ces appels qui arrivent de toute part. Son atelier devient une tour de contrôle dont la fonction est de déplacer et ordonner les messages selon leurs arrivées et leurs partances.
Quelques impayés, dont un qui menace de poursuites, plusieurs messages de sa mère, qui s’inquiète. Un message de sa sœur qui lui annonce une naissance, puis un autre message de la même sœur qui lui recommande, avec insistance, de rappeler leur mère. Puis l’invitation d'un vieil ami qui lui propose un rendez-vous dans un restaurant, mais à une date déjà passée. S’ajoutent les messages de potentiels clients, un qui souhaite d’abord se renseigner sur le montant des honoraires, un autre qui veut qu’on le rappelle en urgence, un autre enfin qui met tant de temps à détailler les travaux à entreprendre, que le répondeur coupe lui-même la communication. Les machines ne savent pas être polies.
Puis il tombe enfin sur le message le plus intéressant : celui d’un journaliste d’un grand organe de presse qui lui demande de raconter son aventure en immersion dans la jungle.
Son intérêt n’est pas de raconter une nouvelle fois ce qu’il a vécu, mais d’utiliser ce biais de la presse pour faire connaître son prototype de véhicule autonome.
Première étape de sa stratégie : terminer le prototype pour qu’il soit parfaitement au point.
Deuxième étape : déposer le brevet.
Troisième étape : contacter le journaliste.
Enfin, il doit d’abord appeler sa mère, sa sœur, son vieil ami, régler des factures, et puis tout de même appeler le journaliste pour l’avertir qu’il le rappellerait plus tard. Il doit ainsi veiller à rassurer tout le monde.
Cependant, songeant à nouveau au message du journaliste, il se demande pourquoi les autres n’ont pas été informés de son voyage en pleine nature, puisque l’homme de presse, lui, est tout à fait au courant.
Sa stratégie de communication a merveilleusement bien fonctionné. Grâce à l’interview, Oscar est parvenu à faire la promotion de son véhicule. De la publicité gratuite. Le journaliste, qui n’a pas été complètement dupe, ne voulait d’abord qu’une photo de lui et certainement pas une publication du dessin de son prototype, alors il a eu l’idée toute simple d’être pris en photo avec le dessin du futur véhicule entre ses mains. Le journaliste, cette fois, n’a pas pu refuser.
Des voyageurs, emballés par son projet, le contactent. Son carnet de commandes commence à se remplir.
Mais un soir, au cours d’un dîner festif en présence de copains éméchés, retentit un appel téléphonique qui dénotait par rapport aux autres.
Plus exactement, le téléphone d’Oscar sonna en début de soirée, juste lorsque celui-ci était descendu dans la cave chercher des bouteilles pour ses convives. Tous avaient entendu son téléphone, mais au retour de la cave, Oscar avait fait diversion avec une blagounette et personne, du coup, n’a songé à le prévenir d’un appel en son absence.
Alors que la soirée est bien avancée, par simple précaution, Oscar jette un coup d’œil sur sa messagerie. Il comprend, dès les premiers mots, qu’il a affaire à un personnage inhabituel.
Si Oscar a minutieusement étudié les mécanismes et méthodes de fonctionnement de son véhicule, il n’a peut-être pas étudié avec autant d’application, les mécanismes et méthodes de fonctionnement d’un système capitaliste à l’appétit vorace. Le contact téléphonique provenait d’un capitaine de l’industrie, PDG de plusieurs grands groupes. Il souhaite racheter le projet et, pour cela, il a l’argent.
Contre un montant astronomique, Oscar doit tout céder : le prototype, le brevet, le marché, la clientèle. Il devient invisible, mais gagne une petite fortune sans le moindre risque. Oscar d’abord hésite. Son projet, c’est son bébé. On ne va pas si facilement le lui enlever. Mais il finit par céder et accepte la proposition. « Certains auraient vendu leur propre enfant pour moins cher », songe-t-il encore, pour se consoler de son choix irréversible.
Oscar n’a plus de projet, mais de l’argent et une bande de bons amis. Depuis son retour des Seychelles, il a radicalement modifié ses habitudes de vie. Il multiplie les contacts, les rencontres entre amis et collègues, les repas avec grandes tablées et les occasions de bambocher.
Il est ainsi passé, sans demi-mesure, de la solitude la plus extrême à une foultitude de retrouvailles ; du silence monacal de la nature aux cris, aux rires et aux boum-boum d’une festin permanente.
Mais malgré les joyeuses ambiances, Oscar garde en lui un fond de tristesse. Il est retourné à l’Opéra, a apporté les fleurs avec un nouveau billet doux à Marjorie. Le temps passe et Marjorie ne se manifeste toujours pas.
Il est ainsi possible de se sentir seul au milieu de la foule, malheureux dans le cortège d’une fanfare. Et puis, comme il a de l’argent, Oscar songe repartir pour un autre voyage et une autre jungle. Il s’envole en direction du Brésil et de l’Amazonie.
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