Ch. 7

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Manaus est l’agglomération la plus isolée de la forêt amazonienne. Cela ne l’empêche pas d’avoir été atteinte par le virus d’une folie des grandeurs, un gigantisme à l’américaine, avec ses forêts de gratte-ciel, des complexes commerciaux aussi grands que des halls de gare et des avenues aussi larges et étendues que des pistes de décollage d’Airbus. Enclavée, la ville n’est reliée par aucune route goudronnée à une quelconque civilisation extérieure. Mais elle est régulièrement approvisionnée par les voies maritimes et aériennes. Oscar commence par se sentir minuscule, une fois au cœur de la turbulence citadine, avec notamment un marché tentaculaire qui grouille de vendeurs de vêtements, de clients excités, et heureusement, au-dessus de toutes ses têtes, la légèreté des tissus multicolores, qui se balancent avec indolence, comme les drapeaux d’un peuple universel.

Mais à l’instant même où il quitte l’auvent de la station de bus, Oscar reçoit sur le dessus du crâne, un coup de poêle à frire, celui de rayons verticaux d’un soleil despote qui domine la ville, l’écrase de sa chaleur. Il hâte le pas en direction du premier couloir d’ombre que lui offrent les rangées de parasols du marché. L’ombre atténue à peine l’effet de chaleur. Il transpire déjà. Son sac à dos pèse le poids d’un âne mort. Même sa tenue le gêne. Aussi il peine à comprendre pourquoi on trouve tant de commerces de vêtements en ces lieux, où les tissus, qui collent à la peau, n’ont rien d’agréable.

Étant donné qu’il doit attendre la soirée pour rejoindre un bateau-bus qui le conduira à son lodge, il est obligé de passer la journée entière dans la ville. Cela lui laisse amplement le temps de quelques petites emplettes, du moins le croit-il, à son arrivée. Outre un carnet à dessin, un crayon à papier et des paquets de mouchoirs, il lui faut de la nourriture, déjà parce que privé d’un vrai repas depuis 48 heures, à cause du voyage, il est affamé. Ensuite, parce qu’il a prévu de constituer quelques réserves de nourriture pour son nouveau périple. Sur le marché, il finit non sans peine par tomber sur un marchand de fruits et légumes, mais ses étals, déjà pillés par la clientèle, ne proposent plus que des produits avariés.

Oscar promène son regard sur un salon de manucure improvisé en plein-air, entre les étals de vêtements. Plusieurs Brésiliennes grassouillettes, affalées dans des transats tendent leurs jambes fatiguées à de jeunes manucures, assises sur des tabourets. Les jambes boursouflées et marquées par les vergetures dépassent jusque dans l’allée. Oscar songe qu’il ne s’est pas rendu dans la bonne partie du marché. Il avance encore, mais tombe sur des stands de produits de maquillage. Il ne peut quand même pas se résigner à dessiner avec un crayon Rimmel. Par la suite, il passe devant un marchand de chaussures, mais surtout de Tongs, un vendeur de sacs, puis une marchande d’habits pour bébés et enfants… c’est-à-dire, une fois de plus, des vêtements…

Oscar quitte le marché pour rejoindre le trottoir d’une rue commerciale. Les robes, les tee-shirts, les débardeurs, les pantalons, les shorts, les jupes… Tout cela continue de défiler, à plus ou moins grande vitesse… selon le rythme choisi de sa marche. Si ce ne sont les vêtements, alors ce sont des boutiques à maquillage. Il entre à l’intérieur de l’une d’elle dans le cas où elle vendrait des mouchoirs, mais aucun mouchoir sur les rayons. En revanche des alignements à perte de vue de rouges à lèvres, vernis, mascaras… une mosaïque commerciale. De quoi maquiller toute l’Amérique du Sud. S’y ajoutent des présentoirs d’extension de cheveux et dans certains cas, des présentoirs de prothèses mammaires. Dépité, Oscar tourne les talons et quitte le commerce sans n’avoir rien acheté. Par la suite, il croit tomber sur un supermarché, mais la grande surface ne propose que des appareils électroniques. Oscar tente l’autre côté de l’avenue. Demande-t-il la lune ? Non. Ses exigences se limitent à vouloir repérer une papeterie et un magasin de produits frais. Forcément, il va trouver.

Voilà plus d’une heure qu’il déambule dans les rues de la ville, sonné par la chaleur, affaibli par la marche et la faim. Dès lors, il espère aussi trouver un café ou une brasserie… des lieux si pratiques pour se reposer, se rafraîchir et aussi se renseigner, mais son regard ne rencontre que des enseignes bariolées, aguicheuses, sans rapport avec ces commerces. Il parvient toutefois à acheter une bouteille d’eau à un marchand ambulant.

Non sans difficulté, il obtient la direction d’une pharmacie. Il s’aventure dans des ruelles plus étroites, qui sentent l’urine et l’eau de vaisselle. Il doit encore se renseigner et tourner un coin de rue, pour découvrir une monumentale pharmacie, qui doit forcément contenir des étagères complètes de mouchoirs en papier. Peu après Oscar ressort du magasin. Même là, aucun mouchoir.

Oscar remarque que le soleil s’affaiblit légèrement, en approchant l’horizon. Il n’a plus le temps de prospecter les commerces. Un long parcours l’attend pour rejoindre son bateau. Même si la chaleur paraît un peu moins accablante, il se sent saisi d’étourdissement et a l’impression que ses jambes le lâchent. C’est certain, il manque de tonus, de sucre sans doute aussi. Cependant, il doit garder le rythme de la marche, pour ne pas louper le départ.

Oscar finit par apercevoir l’embarcation : un vieux rafiot rouillé, rouge et vert, plein de poésie. Une fois à bord, il se laisse tomber sur un banc en bois, soulagé au moins de se reposer. Les amarres sont détachées et le bateau s’éloigne du rivage dans le grondement poussif de son moteur qui crache une odeur puante de gasoil. Peu après, Oscar voit le soleil rougeoyant dégringoler vers les tours et les immeubles de la ville qui, déjà, rapetisse. Puis la nuit recouvre l’ensemble du paysage et Oscar, bien qu’il ne peut plus rien voir, pas même l’Amazone aux contours devenus imperceptibles, se sent émerveillé par cet environnement plongé dans l’obscurité.

Les lumières du bateau attirent quelques étranges visiteurs, de volumineux insectes articulés comme des phasmes, pour les uns,avec des ailes agitées de libellules pour les autres… Le dernier venu, encore plus étrange, semble porté une robe de soirée, noir à points blancs avec de longs filaments blancs à son appendice caudal, qui laissent penser à une traîne.

La nuit, la fatigue, le bercement léger du bateau… Oscar finit par s’assoupir. Quand il rouvre les yeux, des locaux, sur un ponton, sont en train de resserrer les dernières amarres. L’eau ruisselle sur pont du bateau, mais il ne se souvient pas avoir entendu la pluie. On l’invite à quitter la passerelle pour rejoindre le lodge dont il perçoit les lumières, au loin. On lui montre d’abord sa chambre, une cabane en rondin, joliment aménagée, avec une moustiquaire à la fenêtre, des lampes suspendues, des tissus de couleur vive, une douche rustique mais avec eau chaude. Oscar doit encore attendre la fin d’une averse pour rejoindre le bâtiment du restaurant.

Comme il a fait part, au personnel du lodge, de ses déboires dans la ville de Manaus, on l’autorise, le lendemain matin, à s’approvisionner au buffet du petit déjeuner. Tout un assortiment de plats et de fruits sont présentés sous des filets anti-insectes mais néanmoins en libre-service.

Prêt pour l’aventure, Oscar descend le chemin qui mène à la jetée. Sa pirogue à moteur l’attend déjà. Un responsable du lodge lui remet une carte plastifiée, une machette et un pistolet alarme. Puis il pointe le doigt en direction des bidons d’essence en réserve, des rames de secours et du gobelet sert à écoper.

– Mais il n’y a pas de gilet de sauvetage… observe Oscar.

– Si votre pirogue a le malheur de se retourner, vous n’en aurez pas besoin, ricane l’homme. Les piranhas et les caïmans se chargeront d’abréger vos souffrances.

– Vraiment ? On ne peut donc pas se baigner, ni pêcher non plus ?

– Dans ces eaux, on ne peut rien pêcher à part des piranhas et peut-être quelques silures carnassières, qu’on surnomme, chez nous, les « vautours ». Je dirai qu’ici, c’est plutôt le poisson qui cherche à vous pêcher, que le contraire. Le pire de tous, c’est le candiru, un poisson minuscule qui peut entrer par vos orifices naturels et vous dévorer de l’intérieur.

– Il n’est donc pas possible, non plus, de boire l’eau du fleuve ?

– C’est fortement déconseillé. L’eau, en plus, est boueuse et à cause de la décomposition des arbres, son PH est très élevé. Elle peut être aussi acide que du vinaigre !

– Alors comment je peux boire ? interroge encore Oscar qui réalise, à cet instant, qu’il ne retrouve pas chez le loueur de pirogues, l’optimisme débordant des hôtesses de son agence de voyage.

– Avec, ce qu’on appelle, la « rivière céleste ».

Le nouveau conseiller conduit Oscar devant le tronc frêle et élancé d’un jeune palmier. Il secoue l’arbre et aussitôt une petite pluie fine s’échappe de ses palmes.

– Voilà la « rivière céleste » enchaîne le responsable, le torse bombé en avant. Vous avez plus d’eau sur tous les feuillages réunis de la canopée amazonienne, que dans le fleuve lui-même.

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