Ch. 8
Depuis qu’on l’a lâché dans la forêt, et qu’il navigue seul dans sa pirogue, Oscar semble prendre la mesure de ce qui contribue à la légende de l’Amazone. Bien qu’impressionné par son gigantisme, le jeune aventurier se rend compte que l’Amazone est davantage qu’un géant aquatique. Il sait que tous les atlas l’ont répertorié comme le plus grand fleuve de la Terre, mais à présent qu’il navigue dessus, Oscar ne peut plus le voir pareillement qu'une encyclopédie. L’Amazone est aussi un fleuve à part, dont les eaux sont boueuses au lieu de purifier, toxiques au lieu d’apporter la vie. Ses courants sombres tourmentés qui charrient des troncs et parfois des arbres entiers, ainsi que ses bras multiples, aux ramifications étendues, qui taillent des veines empoisonnées dans l’inextricable végétation forestière, font que le lieu lui-même respire l’irréalité de la mort. Oscar doit presque se pincer pour s’assurer qu’il ne rêve pas. L’Amazone, comme le Styx, n’accorde aucun droit de passage à ce qui est vivant. C’est un fleuve des Enfers.
Il en vient à s’interroger sur le pourquoi et le comment du fonctionnement de la biodiversité, n’imaginant pas non plus que ce biotope allait l’inciter à la méditation. Une question le tarabuste, principalement : il est de savoir s’il n’existe pas une réaction en chaîne, l’hostilité des conditions environnementales favorisant le développement d’espèces exécrables, tout comme un sol mal entretenu et mal aéré, ne laisse pousser que des ronces et des orties. Prolongeant un peu plus loin son raisonnement, il se demande alors s’il n’existe pas chez l’homme, une telle influence provenant de la nature. Et si les mauvaises terres produisaient les mauvaises villes, qui alors donnaient naissance aux mauvaises natures humaines ? Il pense bien sûr à une ville en particulier : Ville Nouvelle.
Au fil des eaux terreuses et de ses pensées et après trois ondées lessivantes – mais il a eu le temps de sécher avec la chaleur – Oscar s’est enfoncé très en profondeur dans le monde sauvage de l’Amazonie, le poumon vert de la planète, très loin de Ville Nouvelle et de la civilisation en général. Ralentissant le moteur de sa pirogue, il cherche à présent à s’arrêter, mais il doit trouver une crique assez sécurisante pour poser le pied.
Étant donné son intention de passer la nuit dans l’embarcation, où il compte déplier une tente adaptée, il lui faut dénicher une anse tranquille du fleuve, à l’abri des courants, mais peut-être pas des caïmans et des singes. Il doit s’abriter contre les arbres à la dérive, qui risquent de percuter son embarcation, mais doit également penser au danger des arbres, en bordure du fleuve, qui peuvent brutalement s’affaisser. En réalité, il n’existe pas un seul mètre carré de sécurité dans cette jungle et Oscar finit par se rendre compte qu’il est pris entre des dilemmes : le fleuve, les végétaux les insectes, la faune… Il lui faut choisir sa part de risque et juste espérer ne pas servir de festin aux prédateurs des environs. Comme on le lui a bien fait comprendre, préalablement, dans le cas de graves ennuis, personne ne va pouvoir venir le secourir. Il a dû même signer une décharge à ce sujet. Peut-être, sans le savoir, son arrêt de mort.
Il finit par trouver un endroit adéquat mais, une fois le moteur coupé, la forêt avec ses bruissements multiples, ses clapots suspects, ses échos diffus, les vocalises graves et stridentes d’oiseaux camouflés, lui parait terriblement inquiétante. Le cœur serré par l'anxiété, il enfile sa paire de bottes et se jette à l’eau, au sens figuré, comme propre de l’expression, car il lui faut d’abord amarrer sa pirogue à la dérive. Il agit dans la précipitation, redoutant à chaque instant d’attirer l’attention de caïmans somnolents ou de serpents embusqués. Mais le danger s’avèrent être sous ses pieds, qui rencontrent des racines de mangroves, susceptibles de le déséquilibrer.
Il arrive sain et sauf sur le sol ferme. Aucune bête féroce ne s’est jetée sur lui : on a peut-être exagéré les dangers de ce milieu, en vient-il à songer.
Levant les yeux pour mieux se laisser impressionner par la verticalité des gratte-ciel arboricoles, il repère un des chanteurs du coin : un petit toucan, « petit » parce que l’oiseau semble minuscule dans ce paysage de la démesure, mais Oscar l’a facilement identifié grâce à son bec coloré et à son plumage noir. L’oiseau lui redonne un regain de courage, cependant, un peu plus au-dessus, entre deux frondaisons, il remarque que d’épais nuages se resserrent.
Il ne doit donc pas traîner, son intention étant de prospecter les alentours en quête de fruits comestibles qui doivent l’aider à prolonger son autonomie. Mais rien de comestible en apparence et, par ailleurs, Oscar veille fermement à ne pas trop s’éloigner de son embarcation, le danger de se perdre équivalent à un danger de mort, dans cet environnement.
Au moment de rebrousser chemin, Oscar se laisse surprendre par un étrange petit animal, à peine plus charpenté qu’un écureuil, qui trotte en direction du fleuve. Une créature inoffensive, en apparence, mais curieuse : une sorte d’opossum, avec des mains doigtées non poilues, un museau allongé, des dents pointues, des pieds palmés et une fourrure argentée : une bizarrerie de la nature qui semble s’être échappée d’un film fantastique.
Décontenancé, Oscar effectue un pas de côté pour continuer à observer le déplacement du marsupial aquatique… songeant tout de même qu’il ne se trouve pas dans le pays des marsupiaux – en principe l’Australie – et que ces les marsupiaux n’ont pas de pattes de canard, jusqu’à dernière nouvelle. Il a l’esprit si détourné par cette présence incongrue qu’il ne remarque pas les piquants longs et rêches qui tapissent le tronc d’un palmier voisin. Il croit pouvoir prendre appui de l’épaule, tant il a peu l’habitude de se méfier des arbres, mais la douleur déchirante des épines qui s’enfoncent dans sa chair, lui font arracher un hurlement de douleur. Il se retrouve alors cloué et immobilisé à un tronc par plusieurs crête d’aiguilles plantées sur toute la longueur de son bras. Sans prendre le temps de réaliser nettement la nature de sa déconvenue, il use de sa force pour s’extirper de l’arbre, y parvient dans un nouveau hurlement, tandis qu’il se sent vaciller, au bord de l’évanouissement. Certaines épines sont restées plantées dans son bras et il lui faut encore rassembler un peu d’énergie de courage, pour les retirer une à une de sa chair, brûlée vive.
Quelques gouttes, lourdes et chaudes, annoncent déjà une pluie diluvienne. Oscar part aussitôt s’abriter sur sa pirogue. Il déplie sa tente en vitesse, avale un anti-douleur, asperge son bras – qui enfle déjà – d’alcool à 90. Avec sa mésaventure, il a totalement oublié la présence de l’animal. Il y repense. Sortant un ordinateur de poche, il commence ses recherches. Une pluie cinglante frappe la toile de tente. Il s’interrompt, un moment, observe des cimes vertigineuses dangereusement inclinées par des bourrasques, entend des craquement de branches. Il fait de nouveau défiler les lettres de l’alphabet sur l’écran, mais s’inquiète à présent de la douloureuse enflure de son bras. Il revient à sa recherche, convaincu que sa mission du moment est de vérifier si l’animal repéré, a bien déjà été authentifié par des biologistes. Il atteint la lettre « W », s’émeut de n’avoir pas encore trouvé d’identification correspondante. Et s’il était le premier à l’avoir vu ? Arrive la lettre « Y ». Yapock. L’illustration et les descriptions correspondent de manière indubitable, cette fois. Oscar doit se faire une raison et admettre qu’il n’a rien découvert. Un dénouement inverse aurait peut-être permis un basculement en positif de sa première journée dans la jungle, car du même coup, il doit tout autant s’avouer que le bilan de ses premières expériences, en Amazonie, avoisine le désastre.
Son pantalon, humide sur la partie de son séant, ne lui permet pas de continuer à se désoler sur son sort. L’eau de pluie stagne dans le fond de sa pirogue. Sans attendre, il écope, malgré la douleur électrique, qui traverse son bras et malgré la pluie qui continue son déferlement. Il vide sa pirogue tandis que des guirlandes d’eau la remplisse. Le tonneau des Danaïdes. Une lutte contre les éléments. Que fait-il dans cette galère ? En amont, il n’a peut-être pas suffisamment réfléchi aux dangers et inconforts qu’il allait rencontrer. Peu à peu les gouttes s’espacent jusqu’à disparaître entièrement. Les volutes sombres des nuages glissent derrière la canopée, comme un rideau qui se tire, laissant tout l’espace du ciel à un soleil radieux dardant de tous ses rayons sur un fond pur d’azur. Fini d’écoper : le reste va sécher, vite fait, sous l’effet de la chaleur.
Requinqué d’un souffle d’optimisme, Oscar décide de partir de nouveau en quête de denrées alimentaires. Il n’est pas peu fier, cette fois, d’avoir anticipé sur les difficultés, en emportant un fil d’Ariane, soit une bobine de filin ordinairement utilisée par les spéléologues. Après avoir engainé la machette et le pistolet d’alarme à sa ceinture, il noue l’extrémité du filin à un premier arbre, puis déroule doucement la bobine, non sans étudier, avec une vigilance extrême, un tracé qu’il élargit prudemment avec la machette. Il avance très lentement, tant il est aux aguets, obsédé par la vérification de son environnement, comme il avait déjà appris à vérifier méthodiquement, jusqu’à la maniaquerie, ses projets de construction. Il s’assure d’abord de la praticité du sol, puis inspecte chaque fourré, chaque tronc et chaque feuillage. Une araignée noire et velue, de la taille d’une main, croise son chemin. Venimeuse ? Sans doute. Agressive ? Peut-être. Il préfère ne pas l’approcher, écourte la rencontre avec la visiteuse et continue son avancée. Quelques pas plus tard, les branches anormalement agitées d’une cime lointaine, retiennent son attention. Fausse alerte, : les perturbateurs ne sont que des singes funambules, bien trop distants pour représenter un danger.
Après avoir opté pour une direction, puis pour une autre, Oscar ne trouve pas davantage l’occasion de constituer un stock alimentaire. La végétation semble stérile. Aucun fruit ne vient ployer les branches. Aucune noix, aucune mangue, aucune goyave… Seules des intrications de lianes produisent, confusément, une impression de profusion végétale.
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