Ch. 9

7 minutes de lecture

Oscar se fige, tétanisé par un effroi subit. Son fil d’Ariane vient de s’agiter. Un tel mouvement n’a pu être produit que par un animal. Il dégaine son pistolet d’alarme et revient sur ses pas, mais avec prudence et lenteur. Seul son cœur bat à toute allure. Sur le qui-vive, il se prépare à la confrontation, mais quelle bête va-t-il affronter ? Il n’a aucun moyen de deviner. Un moindre bruit suspect, dans les fourrés avoisinants, aurait pu le faire bondir sur place et le placer au paroxysme de la panique. Il n’est donc pas certain d’avoir les bons réflexes, la bonne maîtrise de la situation. Après avoir contourné le tronc épais d’un arbre centenaire, en direction du fleuve, le choc de la découverte change soudainement sa peur en un écœurement d’horreur, qui le pétrifie sur place. Le coupable se trouve là, sur toute sa longueur : un serpent d’un vert vif, fin et lumineux comme une liane gorgée de chlorophylle, mais immobile car une proie, à moitié ingurgitée, lui déforme les mandibules. La proie, il la reconnaît. C’est le yapok. Le reptile l’a ingurgité en partie par l’arrière-train, mais vraisemblablement, il rencontre quelques difficultés de mastication. Sa mâchoire, distordue ne parvient plus à faire glisser dans son gosier son mets trop volumineux. Il a eu les yeux plus gros que le ventre, tout simplement. Alors, dans des mouvements de rétractation, le reptile fait ressortir la partie déjà engloutie et abandonne sa proie pour se faufiler dans des broussailles.

Oscar ose cette fois s’approcher du yapok. L’animal, couché à terre sur le flanc, dresse vers lui, un regard de supplicié. Il est encore en vie, mais le bassin sans doute broyé, sans espoir de survie. Oscar attrape une feuille à la largeur d’un éventail d’un arbre voisin et la pose avec douceur sur le corps du petit animal à l’agonie.

« La loi de la jungle » se dit-il, sans doute pour se réconforter à l’idée qu’il existe une fatalité. Mais cela ne le réconforte pas, en fin de compte. La présence du yapok à moitié dévoré, et encore en train d’agoniser, continue de lui serrer le cœur.

Il abandonne son idée d’approvisionnement. Son bras, qui enfle toujours, révèle à présent des teintes violacées. Il retourne dans la pirogue pour s’administrer de nouveaux soins. Mais sans s’en apercevoir il sombre dans l’endormissement. Réveillé au milieu de la nuit par le tapage de la pluie, il tâtonne le sol de sa tente pour retrouver son sac et sa lampe frontale, mais constate d’abord l’humidité du tapis de sol au bout de ses doigts. La clarté du halo lui révèle un nouveau dégât des eaux. De nouveau, il écope. Dans la moiteur de la nuit, estourbi de fatigue, il se rendort. Des hurlements de singes le réveillent peu après. Se redressant dans un brutal sursaut, il comprend qu’il a de la fièvre, qu’il est mal en point. La fièvre l’assoiffe. Il vide le fond de sa gourde, mais sa gorge encore asséchée, réclame un supplément de fraîcheur. Il se rend compte, à présent, qu’il a négligemment oublié de récolter l’eau de pluie. Le jour n’est toujours pas levé. L’idée de quitter la pirogue, ne serait-ce que pour avancer de quelques mètres, dans la noirceur de la forêt, le tétanise. Mais il se rappelle le conseil du loueur de pirogues, pour trouver de l’eau. La « rivière céleste » : celle qui se maintient sur la canopée. Il doit juste atteindre le premier arbre, tendre un récipient vers la pointe de ses feuilles, et le secouer.

Il comprend qu’il ne va pas pouvoir attendre. Équipé de ses bottes, de son pistolet d’alarme, d’un récipient et de sa lampe frontale, il saute dans l’eau, atteint haletant la rive.

Il ne choisit pas le premier arbre, mais un autre, dix mètres plus loin, petit et massif, qu’il a déjà dépouillé d’une large feuille pour couvrir le yapok. Son récipient rempli, il n’attend pas pour boire une gorgée et rebrousse le chemin d’un pas hâtif, en direction de la pirogue.

Mais à l’approche du fleuve, il s’arrête net. Dans le halo de sa lampe frontale, des yeux brillants comme des phares glissent à la surface de l’eau. Des caïmans. Son cœur s’agite aussitôt, dans des saccades de peur. Comment va-t-il pouvoir regagner sa pirogue ?

Il saisit le pistolet d’alarme, tire plusieurs coups. L’arme révèle son effet dissuasif car, aussitôt après, les yeux luisants s’estompent dans l’obscurité. Le front humide de fièvre et de peur, Oscar préfère attendre un peu, sur la rive, pour s’assurer que les sauriens se sont suffisamment éloignés.

Cependant la pique d’une décharge électrique au niveau de la cheville modifie soudainement ses préoccupations. Il en ressent une nouvelle, l’instant d’après, puis d’autres encore sur la jambe, qui le font hurler. Cependant, surtout, il s’inquiète de ce qui lui arrive. Il n’a pas la moindre idée du mal qui l’atteint et le fait d’ignorer transforme son inquiétude en affolement. Oubliant les caïmans, il se précipite dans le fleuve et, sitôt dans sa pirogue, il ôte ses bottes, ses vêtements, alors qu’il est dès lors assailli sur tout le corps par les mêmes décharges.

Il lâche un autre cri, d’effroi cette fois, en découvrant la cause à la lueur de sa lampe. Il voit courir les assaillantes de toute part sur son corps. La plupart, agglutinées sur le rebord de ses bottes, donnent l’impression d’une motte de terre, mais il s’agit bel et bien de fourmis, des fourmis rouges qui cherchent à le dévorer vivant. Oscar éjecte aussitôt, par dessus bord, les essaims grouillants fixés à ses bottes. Mais il en reste encore des centaines, des milliers peut-être, qui courent à travers son corps et investissent la pirogue. Oscar s’arme cette fois d’un spray anti-moustique – son seul succédané contre les envahisseuses – et s’asperge tout le corps. Attirées par le sang de la blessure, des fourmis se sont engouffrées dans les plaies de son bras. Il les asperge d’alcool à 90, jusqu’à vider entièrement le flacon. Il s’attaque aussi à celles qui se dispersent à l’intérieur de la pirogue, les traquant dans les moindres recoins. Il parvient peu à peu à les éliminer en écrasant les dernières avec ses doigts.

Harassé et la tête alourdie de fièvre, mais toutefois soulagé de sa victoire à coups de système D, Oscar se laisse tomber sur son matelas de mousse. Ses yeux fiévreux se referment. Il ne veut plus de la nuit. Il espère se rendormir rapidement afin de se réveiller avec les premières lueurs du jour. Mais l’humidité qu’il perçoit sous ses doigts, le rend sourcilleux. Sa main tâte le sol avec plus d’application. Pas de doute, il y a encore de l’eau. Étrange : aucune nouvelle averse n’est venue inonder l’embarcation. Oscar se redresse subitement, sonné par cette nouvelle complication. Si de l’eau se trouve au fond de la pirogue, il ne peut y avoir qu’une seule explication : la coque de son embarcation n’est pas étanche.

Il ne sait plus que faire. Ou plutôt si… Écoper, avant tout. Et analyser le problème. Plus question de dormir. La pirogue est sa seule protection, son unique bouclier contre la jungle : il doit veiller sur elle et assurer tout le nécessaire pour qu’elle ne prenne pas l’eau.

Alors qu’il finit d’écoper, Oscar promène ses doigts sur les planches du fond. En approchant davantage sa lampe, il se glace d’effroi en repérant des trous dont il reconnaît la formes. De minuscules insectes rondelets et blancs viennent confirmer son analyse. Dans sa formation d’architecte, on lui avait appris à les identifier. Pas de doute, des termites… toute une colonie grouillante attaque le fond de la pirogue. L’instant d’après, il réalise comment elles se sont introduites massivement à l’intérieur de la pirogue. Elles sont restées accrochées au fil d’Ariane, qui a effleuré maints et maints troncs de la jungle. Ce qu’il avait d’abord pris pour une idée de génie, s’avère être, dès cet instant, déclassé en l’initiative la plus stupide de son existence. Il n’ose pas jeter sa bobine pour l’abandonner dans le fleuve. Il la place dans un sac qu’il referme hermétiquement. Cependant le mal est déjà là… dans le bois : des passagères clandestines face auxquelles il est complètement démuni. Elles ne lui laissent plus le choix. Déclarant forfait, il retire les amarres, met en route le moteur, ôte encore du plancher quelques rasades d’eau, puis prend le chemin du retour, sans même attendre le lever du jour. Il fait glisser la pirogue dans un prudent ralenti, afin de ne pas heurter des troncs et des branches trop massives.

À cette petite vitesse, étant donné la distance phénoménale qu’il doit parcourir, il n’est pas prêt d’arriver. Plusieurs fois sa pirogue tangue dangereusement, aux contacts de branchages et de tapis herbeux à la dérive. Le clair de lune, heureusement, l’aide à percevoir les principaux obstacles. Ses arrêts forcés, pour retirer l’eau, finissent par devenir des pauses salutaires, tant il lui faut, en même temps, lutter contre la fatigue et l’endormissement.

« J’aurais dû mieux écouter, finit-il par regretter. Ma première expérience avec la jungle des Seychelles m’avait tellement mis en confiance, que je n’avais pas voulu croire aux discours alarmistes… »

Alors qu’il réfléchit à ses erreurs, Oscar croit soudainement apercevoir une petite étoile de lumière dans l’épaisseur de la forêt qu’il longe. Mais il a doute et commence par supposer que son état d’épuisement l’amène à avoir des hallucinations. Enfin, tenant à savoir s’il a rêvé ou pas, il fait tourner le nez de sa pirogue pour approcher le rivage.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Emmanuelle Grün ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0