Ch. 10

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À l’approche du rivage, les derniers doutes s’estompent. L’éclat de lumière se précise. C’est une lampe mobile. Une étoile dans le néant.

Oscar agite les bras et demande de l’aide.

Une tête apparait sur le rivage, celle d’un homme aux cheveux mi-longs, coiffé d’une lampe de mineur, avec une veste et des colliers amérindiens, un short couleurs camouflage, des jambières en cuir et des bottes en caoutchouc. Plus âgé qu’Oscar, il accuse la quarantaine passée. C’est selon toute vraisemblance un autochtone, un « Indien » comme les appelle Oscar.

Celui-ci fait signe à Oscar d’approcher davantage l’embarcation et indique un arbre pour fixer une amarre.

– Il n’y a pas de caïmans, par ici ?

L’homme incline la tête :

– Il y en a un, explique-t-il. Mais il est tout seul et il ne bouge pas.

– S’il y a un caïman, je ne mets pas les pieds dans l’eau, assure Oscar.

– Mais c’est un petit…

Oscar sait qu’il doit quitter son embarcation, mais il ne parvient pas à faire abstraction de la proximité d’un caïman, tapi dans le noir, certes petit et immobile, mais qui peut très sortir de l’eau, comme un diable de sa boîte, et bondir d’un seul coup sur ses chevilles, tant les animaux sauvages sont imprévisibles.

L’instant d’après, sans vraiment comprendre, il voit l’Indien ôter sa veste et ses bottes. Ce n’est pas le caïman qui a sauté sur des pieds humains, mais bien l’autochtone qui, se jetant dans le fleuve, a bondi sur le jeune caïman. Quelques secondes lui ont suffi pour le capturer et le maîtriser, avec notamment une main fermement serrée au niveau de sa longue mâchoire.

– Maintenant, il n’y a plus de caïman du tout, par ici, annonce l’autochtone, d’un air amusé.

Oscar, cette fois, n’hésite pas à descendre. Il comprend que cet homme vaut à lui seul – car il est apparemment seul – tout un régiment de gardes du corps.

– Merci pour votre aide. Je m’appelle Oscar. Je viens de France. Je suis tombé malade au cours de mon expédition, je n’ai plus de médicaments et ma pirogue, qui est attaquée par des termites, prend l’eau.

Oscar, machinalement, tend un bras, sans réaliser que les mains de l’Indien sont encore occupées à maintenir immobile le caïman. Un automatisme de politesse. Il se ravise en remarquant qu’il a approché ses doigts un peu trop près du sourire peu aimable du saurien.

Mais l’instant d’après, l’Indien relâche l’indésirable et lui tend une vigoureuse poignée de main tout en rechaussant ses bottes.

– Moi, je suis Saro, originaire de la tribu des Guaranis. Qu’avez-vous eu à votre bras ?

– Je me suis appuyée contre des piquants.

– Ah… je vois. Ici, vous devez même faire attention aux arbres. Certains sont toxiques rien que par contact avec la peau.

– Comment je peux faire pour soigner mon bras ? Je ne demande pas forcément un médecin, mais un minimum de médicaments, or je suppose que la première pharmacie est à des centaines de kilomètres d’ici.

– Vous n’avez aucun kilomètre à parcourir, réplique Saro, en portant son regard au loin, vers la cime des arbres. Vous êtes ici dans la plus grande pharmacie du monde.

– J’ai dû mal à le croire après ce qui m’est arrivé.

– Ce qui dans un état premier, donne le poison, peut être aussi ce qui fournit le remède.

– Vous voulez dire qu’à partir d’un arbre comme ça, vous savez constituer un traitement ? interroge Oscar en désignant l’arbre le plus proche.

– Non… celui-là sert de répulsif contre les moustiques. Il faut aller plus loin. Déjà, par là-bas, il doit y avoir un copaïba.

– Et vous pensez que…

– Oui, avec la résine de cet arbre et une feuille de Patiquinina, je vais vous faire un cataplasme. C’est le meilleur remède qui existe. Et je vous ferai consommer un peu d’Ajo Sacha.

– Ce n’est pas dangereux ?

– C’est notre façon de procéder, ici. Si vous avez peur, je veux bien goûter devant vous.

– Non, non, je veux bien vous faire confiance. Seulement, je n’y connais rien.

– J’ai quand même besoin d’un peu de temps. Je vais vous montrer ma cabane, qui n’est pas très loin. Vous allez vous installer là, le temps que je prépare la concoction.

Peu après, en levant le halo de sa lampe, l’Indien présente une petite maison en bois constituée de deux pièces. Il invite Oscar à entrer dans la partie chambre.

– Vous vivez seul ?

– Non, j’ai une famille. Mais elle ne vient pas avec moi quand je vais dans la forêt. Et j’ai aussi une vraie maison moderne, juge bon de préciser Saro.

– Et pourquoi vous allez dans la forêt ? tente de rattraper Oscar, qui a d’abord cru à un individu ensauvagé par son milieu.

– Là, j’avais prévu de venir récolter de la sève de caoutchouc.

– Mon arrivée vous empêche de travailler. Je suis désolé.

– Ce n’est pas grave, ici, on ne vit pas avec la montre.

Saro dit cela, néanmoins son poignée arbore une montre de plongée élégante et sophistiquée.

Le parquet de la cabane se met à grincer sous les pas des deux hommes, qui s’introduisent dans la modeste chambre, constituée d’un hamac et d’une table de chevet. Bifurquant le regard, Oscar remarque, calé dans un angle, un arc et un carquois de flèches.

– Vous chassez aussi ?

– Ça m’arrive.

Une montre, des bottes en caoutchouc, un arc pour chasser, une ordonnance médicale avec des noms d’arbres… le passé et le présent s’entrechoquent avec Saro. Comme si l’Indien s’était accoutumé de vivre entre traditions et modernité. Ou bien, il sait parfaitement vivre dans le présent et ce sont les autres qui ne savent pas.

– Le mieux est de rester ici et de vous allonger, préconise Saro.

Oscar s’étend dans le hamac et s’endort presque instantanément, comme sous l’effet d’un piqûre.

Quand Saro réapparait, le jour vient de poindre, mais Oscar n’aperçoit aucune teinte caractéristique de l’aube. Il note seulement une légère pâleur du ciel. La veste ruisselante de l’Indien, révèle le passage récent d’une ondée. Mais il n’y a déjà pratiquement plus un seul nuage.

Saro enveloppe le bras d’Oscar dans une feuille végétale démesurée, qu’il presse contre la peau à partir d’une liane tressée, afin que la sève étalée sur la feuille produise son effet bénéfique. Puis, dans une coque, il prépare un breuvage thérapeutique. Sans trop de crainte Oscar avale le breuvage. Il eut cependant une grimace de dégoût en découvrant la forte amertume de la boisson. Saro l’invite à vider entièrement le récipient. Il s’y efforce, affiche une nouvelle grimace.

– J’ai passé des heures à chercher des arbres fruitiers, là où j’étais, dans la forêt, se mit à penser à voix haute Oscar, je n’en ai pas trouvé un seul.

– C’est normal, explique Saro en récupérant la coque pour y jeter des déchets de plantes. La plupart des arbres fruitiers que l’on connaît, viennent d’Afrique.

– Comment ça ? Il n’y a pas de manguiers, de bananiers, de goyaviers, de cocotiers en Amazonie ?

– Non… Pas dans la forêt primaire. Ceux que l’on voit, sous nos cieux, on été importés.

– Autrement dit… on ne trouve rien à manger dans toute cette forêt ?

– Tu peux passer des journées à marcher sans rien avoir à te mettre sous la dent… certifie l’Indien, qui en vient à utiliser le tutoiement de familiarité. Enfin, surtout si tu ne connais pas la forêt.

– Qu’est-ce qu’il faut connaître d’important ?

– Ici, la forêt ne te donne rien facilement

– J’ai connu tout le contraire dans une jungle africaine. Il n’y avait qu’à tendre la main pour se nourrir.

– Ce n’est pas du tout le cas par chez nous. Pour t’en sortir, par ici, tu dois acquérir une très grande expérience. Sois tu apprends, sois tu meurs.

Oscar voit Saro partir dans la pièce d’à-côté et revenir avec une épaisse racine sombre entre ses mains.

– Tu connais cette racine ? C’est ce qui donne le manioc, ou bien le tapioca. Tu penses pouvoir la manger comme ça ?

– Je n’en sais rien.

– Surtout pas ! Elle est remplie de cyanure. C’est la mort assurée. Mais heureusement on a des techniques pour enlever son poison. D’abord on presse la racine, puis on la râpe et on fait chauffer le grain, jusqu’à supprimer totalement son jus. C’est un savoir-faire ancestral. Après, on peut manger sans crainte.

– Le produit de la mort transformé en un produit de la vie, finalement, parce que ça peut nourrir… se met à philosopher Oscar. Mais étant donné tous ces préparatifs, je ne vois vraiment pas cette racine comme une nourriture de survie, dans le cas où, par exemple, on se perd dans la jungle.

– On peut quand même réussir à trouver quelques aliments. Mais il faut connaître la forêt…

– C’est-à-dire des fruits ?

– Oui, il y a déjà quelques sortes de baies. Mais elles sont souvent très en hauteur. Pour se les procurer, on doit grimper sur des troncs lisses. Nous, on a une technique pour ça.

– Moi, ma technique, pour grimper, c’est de prendre une échelle.

Saro lâcha un rire.

– C’est toi qui me parles de survie. Dans une situation de survie, penses-tu que tu as le temps et les moyens de te construire une échelle géante ?

– Et pourquoi pas ?

– Si tu veux survivre dans la jungle, apprends déjà à grimper aux arbres. C’est un conseil d’ami, ajoute l’Indien tout en se rendant dans la pièce voisine.

Lassé de rester couché, et peut-être aussi parce que la position assise lui paraît plus favorable à la discussion, Oscar se redresse pour s’asseoir sur le rebord du hamac.

– Il y a quelque chose que je ne comprends pas…

– Dis-moi donc… répond la voix de Saro, en écho.

– Pourquoi ce milieu est si hostile ?

– Le milieu sauvage ?

– Cette forêt, en particulier. Elle est pleine de pièges, de dards, de venins, de poisons ?

Oscar voit réapparaître la tête de Saro dans le cadre de la porte.

– Pour mieux comprendre la nature d’ici, il faut connaître son sol.

– Il doit être très riche, j’imagine.

– Tout le contraire. À l’origine, rien que du sable, apporté par les vents du Sahara. Aussi, la reine des lieux, à qui tu dois cet écosystème, est celle-là même qui est en train de grignoter ta pirogue.

– La termite ?

– Tout à fait.

– Pour moi, cet insecte ne fait que compléter la liste des nuisibles de cette région bougonne Oscar, qui ne se voit nullement idolâtrer un tel parasite.

– La termite, ici, en détruisant certains arbres, crée des trouées de lumière dans la jungle, lesquelles donnent leur chance à d’autres végétaux de profiter de la photosynthèse pour se développer. Mais surtout la termite permet une production d’humus, à partir des arbres qu’elle abat et qui finissent, bien sûr, par se décomposer. Cet humus formé par la décomposition des arbres permet à la forêt d’exister. Tu veux voir ?

– Je veux bien, répond Oscar tout en sautant à terre. Cependant, il ne sait pas ce que Saro a exactement l’intention de lui montrer.

Il suit l’Indien vers l’extérieur. Ce dernier attrape une machette dans le fourreau d’une ceinture suspendue près de la porte principale. Saro avance dans la forêt et plante la machette à la verticale, dans le sol. Puis, se tournant vers Oscar, il lui montra la petite couche d’humus qu’il vient d’extirper au bout de la lame, comme une grosse part de gâteau. Cependant, sous le gâteau, ou plutôt sous l’épaisseur fertile, plus de terre véritable : juste un tapis de sable.

– Tu vois, ici, dès le niveau du sol, c’est une lutte pour la survie. La vie triomphe grâce à la mort de certains arbres. Tout se tient dans un fragile équilibre.

– Mais alors, comment vous avez pu faire, vous, pour survivre dans ce milieu si hostile ?

– Ma tribu, tu veux dire ? Oh… ça, on le doit à l’héritage d’acquis ancestraux, qui se transmettent de génération en génération. C’est la même chose que pour tous les progrès humains qui existent. Comment pourrait-on faire, aujourd’hui, pour créer une voiture ou un ordinateur à partir d’un univers complètement naturel ?

– Comment ça ?

– Tous les éléments qui composent une voiture ou un ordinateur viennent de la nature, en vérité. D’ailleurs, ici, avec les arbres à caoutchouc, tu peux déjà fabriquer les quatre pneus de ta voiture. Donc, théoriquement, une vie dans une jungle devrait nous permettre de construire une voiture ou un ordinateur entièrement.

– Mais dans la pratique, c’est impossible, bien sûr.

– Oui… parce que nous avons besoin de beaucoup de temps pour progresser. Pour nous comme pour vous les Européens. Regarde là-bas, ce vieil arbre…

Saro pointe son doigt en direction d’un arbre monumental, au tronc massif, aussi large qu’une maison et dont les branches épaisses et trapues s’élèvent avec légèreté, dans de gracieuses spirales.

– Cet arbre, c’est comme notre histoire, poursuit l’Indien. Il est assez vieux pour ne plus craindre les dangers de la forêt. Même les termites. Son écorce est assez épaisse pour se régénérer quand il est attaqué.

Oscar voit ensuite Saro s’éloigner vers d’autres végétaux, aux feuillages emmêlés. Il constate que son intention est simplement de couper un morceau de liane dans cette densité végétale. Puis l’Indien s’approche à présent d’un palmier éau tronc fin et lisse qui s’élance vers l’azur. Le déploiement solaire des palmes, en son sommet, est rendu minuscule par la hauteur.

Assis à terre devant le palmier, Saro est dès lors occupé à enrouler la liane autour de ses pieds nus. Puis il saute sur le tronc lisse, l’entoure de ses jambes repliées. La liane produit un effet crampon, qui évite à ses pieds de glisser. Avec souplesse, dans de légers coups de reins, Saro se hisse jusqu’au sommet. Oscar, bien qu’obligé de cligner des yeux, à cause de la lumière solaire, le voit saisir les grappes d’un fruit inconnu.

L’instant d’après, Saro se laisse glisser le long du tronc et sitôt arrivé sur le sol, brandit la grappe en direction de son invité du jour.

– Tu vois… Ceci se mange… Tu veux goûter ?

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