Ch. 11
Il existe encore un point important pour lequel Oscar a besoin de l’aide de l’Indien ; c’est son bateau. Saro saute dans la pirogue, saisit le gobelet pour écoper, puis examine les planches du fond.
– Ce n’est rien du tout. Avec un peu de gomme de caoutchouc pour colmater les trous… tu pourras rentrer sans difficulté. Il te faudra juste enlever un peu d’eau, par moments, en chemin.
– Dans ce cas, il est préférable que je ne traîne pas trop, pour arriver au lodge avant la nuit, annonce Oscar.
Saro lui preconise, avant de partir, de se rassasier un peu.
– J’ai un peu de nourriture avec moi, assure son invité.
– Là où la nourriture est la mieux conservée, ici, c’est dans le ventre, ajoute l’autochtone, en accompagnant sa recommandation, d'un sourire franc. Mais bon, occupons-nous d’abord de la pirogue.
La pirogue devient le nouveau convalescent à soigner en urgence. Saro tend de la résine chaude de caoutchouc dans le creux d’une feuille d’arbre à Oscar, installé dans la pirogue. Celui-ci se charge, à son tour d’appliquer le produit pour colmater les trous du fond.
Puis Saro fait signe à Oscar de le rejoindre.
Oscar le suit jusque dans la cabane, dans la partie cuisine cette fois, où Saro l’invite à s’asseoir sur une chaise sommairement taillée dans un rondin. Il s’installe en face de lui, sur une chaise similaire, lui tend un bol de manioc accompagné de légumes et de patates douces, ainsi qu’une cuillère.
– Ce n’est pas grand-chose, mais c’est mieux que rien. Ton bras malade peut quand même tenir une cuillère, j’espère.
– Je te remercie vivement pour ton hospitalité. En échange, je te laisserai une partie de mes provisions. Des trucs que je n’ai pas réussi à faire cuire…
– Pas évident de faire du feu, dans la jungle, avec cette humidité, n’est-ce pas ?
– Oui, en effet… admet Oscar, soudain pensif. Il y a par ailleurs une question que je me pose. Comment se fait-il que tu ne sois pas devenu à l’image de ce monde de la jungle ?
Saro redresse la tête et fronce les sourcils.
– Que veux-tu dire par là ?
Des hurlements de singes, un instant, interrompent la discussion.
– Ce que je veux dire par là, reprend Oscar, c’est comment toi ou ton peuple, vous êtes parvenus à survivre dans ce milieu de la jungle, sans avoir à reproduire les modèles de sauvagerie et de cruauté de cette nature ?
– Parce que l’homme a inventé la culture répond laconiquement Saro. La culture du sol et la culture de l’esprit.
– Désolé, c’est une question stupide.
– Non, c’est parce que tu as sans doute remarqué quelque-chose.
– C’est vrai… J’ai remarqué, ici, comme une réaction en chaîne. Le sol ingrat donne la part belle à des nuisibles, comme la termite, laquelle produit la décomposition des arbres. Cette décomposition produit l’acidité du fleuve, laquelle à son tour, favorise le sort de poissons redoutables, comme le piranha et le candiru…
– Aussi, pourquoi ne pas supposer que cette jungle va également produire de mauvaises natures d’hommes ? Poursuit Saro. C’est ça, ta question ?
– C’est-à-dire que… répond embarrassé Oscar, je me suis justement rendu compte que tu n’as pas du tout cette mauvaise nature.
– Regarde Manaus… Est-ce que ça ne ressemble pas à une jungle ?
– À une jungle commerciale… sans doute. J’y ai marché pendant des heures, sans trouver les produits les plus basiques. À commencer par des provisions alimentaires !
– Comme dans la vraie jungle.
– Oui, tu as raison ! Comme dans la vraie jungle.
– Manaus est aussi une ville très dangereuse.
– J’en ai entendu parlé.
– Il vaut mieux. Son taux de criminalité est très élevé. Elle fait partie des villes les plus dangereuses du Monde. Ne t’y aventure jamais seul, la nuit.
– Tu veux dire que Manaus n’est pas seulement une jungle commerciale… C’est une jungle, tout court, bien qu’étant une ville.
Saro pose sa cuillère dans son bol et fixe son interlocuteur d’un air grave :
– Un jour, ils sont venus avec des centaines de pelleteuses, comme des engins de guerre. Ils ont déclaré la guerre à la forêt. Pour les colons, il était impossible de s’adapter à l’univers de la forêt amazonienne, alors la seule solution, pour eux, était de l’éradiquer. C’est ce qu’ils ont fait sur des kilomètres carré. Ils ont ainsi détruit une partie de la jungle pour construire Manaus. Seulement, en voulant anéantir la jungle, ils en ont reconstruit une autre. Ce n’est plus une jungle végétale. C’est une jungle urbaine… Mais avec la même dangerosité. Car en vérité, ce n’est pas en rasant la jungle qu’on la supprime.
– Alors, c’est comment ?
– La nature nous donne des enseignements.
– Lesquels ?
– Il en existe plein, de toutes sortes. Il faut savoir l’écouter.
– Et comment savoir écouter ?
– En faisant preuve de sagesse, bien sûr. Alors, de cette façon, tu peux réaliser que la nature s’impose à toi comme une religion.
– Tu veux dire que tu crois en une religion axée sur les forces de la nature ?
– Non, non ! dément fermement l’Indien. Toi, tu me parles des religions inventées par les hommes. Moi, je te parle d’une religion inhérente à notre condition humaine, une religion qui existe malgré nous. Cette religion de la nature, tu ne la choisis pas. Elle te dirige dans tes croyances et tes décisions malgré toi. Tu crois l’éviter, mais tu ne lui échappes pas, car la nature est absolument partout. Elle est extérieure à toi-même et en même temps intérieure. Elle est dans le végétal, mais aussi dans la pierre. Elle est dans la jungle, mais également dans tous les constituants d’une ville moderne. Elle est proche mais en même temps dans le Soleil ainsi que dans les planètes éloignées. Dans ce que tu peux voir de la nature, et dans ce que tu ne peux pas voir. La nature est tellement partout, que tu ne réalises pas son omniprésence dans ta vie.
– Tu veux dire qu’on y croit sans nous en rendre compte, réagit Oscar, figé par l’étonnement, quant à lui.
– Il suffit d’observer. Par exemple, est-ce que les hommes des pays chauds ont le même tempérament que ceux des pays froids ?
– Non, c’est évident. Les gens des pays chauds sont souvent plus chaleureux, plus exubérants, mais aussi plus agressifs. Ceux des pays froids sont plus froids, mais ils sont aussi plus discrets, plus dociles…
– Est-ce que cela ne t’étonne pas de constater que les gens et les peuples ressemblent à leur soleil ? relève Saro.
– Tiens, c’est vrai, en effet ! Mais comment comprends-tu cela ?
– Il n’y a qu’une seule explication possible. Nous croyons au Soleil. Nous y croyons comme à une entité supérieure qui nous donne l’exemple. C’est pourquoi nous l’imitons.
– Et c’est une bonne chose ?
– C’est une bonne chose de se rendre compte de temps à autre que la nature, par ses influences, est capable de nous dominer. Car si on a l’intention contraire de dominer la nature, alors on risque de se mettre en conflit avec elle, ce qui revient à se mettre en conflit avec soi-même. Être en conflit avec la nature, c’est si tu veux, être un peu comme le pompier pyromane, qui allume les feux alors que son travail est de les éteindre.
– Est-ce que tu veux dire que l’on est régulièrement dirigé par des croyances dont nous n’avons pas conscience ?
– Oui, mais l’essentiel est d’écouter sa nature intérieure. N’est-ce pas, par exemple, ce qui t’a motivé à venir ici ?
– Peut-être, je n’en sais rien. J’avais déjà eu une autre expérience avec la jungle, mais très différente.
– Et qu’est-ce qui t’a mené à cette première expérience ?
– Aucune idée, un coup de tête. Du jour au lendemain, j’ai eu une envie d’autonomie, de liberté. Une envie de partir avec un sac à dos.
– Est-ce qu’il n’y aurait pas eu, alors, dans les parages, un animal qui t’aurait influencé… un animal qui donne l’impression de porter un sac à dos, du genre une tortue ?
– Mais oui… tu as raison ! réagit Oscar, soufflé par la perspicacité de son nouveau compagnon. Il y avait plein de tortues sur place, au moment où j’ai pris cette décision.
– Tu as vu dans la tortue un animal paisible et innocent… Tu as pensé qu’il n’avait aucun pouvoir sur toi. Mais en réalité, il a réussi à modifier tes choix de vie et ta destinée. Sans t’en apercevoir tu l’as déifié.
Oscar se lève :
– Désolé d’écourter. Mais je dois maintenant y aller. J’ai encore un long trajet sur le fleuve.
Saro se lève à son tour :
– Tu as raison. Je t’accompagne.
– J’espère que sur mon trajet du retour, je ne vais rencontrer aucun animal qui pourrait, une fois encore, modifier ma destinée.
– Maintenant que tu le sais… ça n’a plus la même importance, assure Saro. L’essentiel est de ne pas supposer que tu es toujours celui qui domine.
Alors que les deux hommes avancent vers la pirogue, Oscar se tourne vers son nouvel ami Indien et lève un moment son bras malade.
– J’ai l’impression qu’il va mieux. Je ne ressens plus la fièvre, non plus. Tes remèdes doivent déjà faire de l’effet. En tout cas, je n’oublierai jamais ce que tu as fait pour moi. Ma venue impromptue a complètement chamboulé ton emploi du temps, mais tu n’as pas hésité un instant à m’aider. Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?
– Là ? répond Saro. Rien du tout. Il fait trop chaud pour travailler… Et pourquoi ne pas prendre un peu de bon temps pour profiter de ce spectacle de la forêt.
Une agitation suspecte dans le feuillage d’un arbre voisin, retient soudainement la vigilance d’Oscar, inquiet de la proximité de la proximité d’un animal intrus.
– Regarde !
– Quoi donc ?
– L’arbre à côté… Il y a du bruit. Ça bouge…
– Approche-toi pour voir, lui recommande Saro, alors qu’Oscar, lui, s’apprêtait plutôt à une reculade. Tu n’as vraiment rien à craindre.
Mis en confiance, Oscar s’avance jusque devant le tronc de l’arbre habité et lâche, cette fois, un « oh ! » admiratif.
Il lui semble reconnaître cet animal au poil rêche, au yeux fatigués, au sourire béat, qui se cramponne sur la partie haute du tronc.
– Ce n’est pas un paresseux ?
– Si… c’est bien ça.
Oscar lâche un subit éclat de rire.
– Alors, on dirait bien qu’il t’a déjà contaminé !
– Fais attention qu’il ne t’influence pas toi aussi… riposte Saro, dans un sourire.
– Tu as raison. Déjà, là, je ne me sens plus aussi pressé de partir. J’aurais même bien aimé traîner un peu.
– Mais tu dois y aller.
– Oui…
Oscar s’interrompt car il voit Saro effectuer un curieux tissage en manipulant avec dextérité les bandes d’une feuille d’un palmier.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Je suis en train de te fabriquer un souvenir.
Le tissage prend forme peu à peu. Oscar libère un sourire en reconnaissant une pirogue.
Saro remet la pirogue à Oscar, tandis que ce dernier lui tend un briquet en argent et un sac de nourriture, dont il n’aura plus besoin.
Puis Oscar saisit son ami d’un moment entre ses bras. Il sent l’émotion l’envahir. Il a tant appris, en si peu de temps, grâce à cette rencontre si providentielle.
Le ciel s’est assombri. Tandis qu’Oscar regagne sa pirogue, sous l’œil vigilant de Saro, les premières gouttes s’échappent des volutes sombres des nuages.
– Fais attention de ne pas imiter la pluie, lui lance l’Indien.
Oscar met en route le moteur de la pirogue.
Saro lui adresse un dernier signe de la main.
– Adios amigo.
Oscar répond en levant la main à son tour. Puis sa pirogue prend de la vitesse et il voit disparaître le visage de Saro derrière les feuillages.
L’averse a intensifié sa cadence et Oscar sent que c’est plus fort que lui, qu’il va se mettre à imiter la pluie. Des gouttes de larmes glissent alors de son regard humide.
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