Ch. 12

4 minutes de lecture

De retour à Ville Nouvelle et à son atelier, Oscar ne cherche plus à dessiner des bâtiments sur la feuille de son chevalet, mais à aligner des listes de mots.

Plus exactement, Oscar aligne des prénoms : Iris, Rose, Jasmine, Églantine, Hortense, Marguerite… Voilà pour les noms de fleurs que l’on donne à des petites filles. Il liste ensuite des prénoms de production arboricole : Cerise, Olive, Olivier… Il déniche encore d’autres prénoms qui appartiennent au registre végétal : Fleur et ses dérivés : Flore, Florent… Sylvie ou Sylvain… de Sylviculture. Existe-t-il d’autres prénoms en rapport avec la nature ? Quelques-uns : Aurore, Céleste… Pierre, peut-être. Quant à des noms d’animaux, avec beaucoup de mal, Oscar n’en trouve que deux : Léo, qui vient de Lion et Delphine, de même origine que le nom dauphin.

Oscar repose son crayon. Les deux seuls prénoms d’animaux se révèlent curieusement associés à un statut monarchique, le lion correspondant au statut de Roi et le dauphin, au fils aîné du Roi. À croire que ces deux prénoms indiquent que le monde animal règne sur les prénoms du monde végétal. Cependant personne n’a décidé de cet ordre des choses. Seul l’inconscient collectif a élaboré cela et, plus spécifiquement, un rituel inconscient.

Depuis qu’il est revenu d’Amazonie, Oscar est alors obnubilé par l’idée de vérifier cette affirmation de Saro, qui prétend que l’humain pratique une religion de la nature, sans en avoir conscience. Concernant les prénoms, il est un fait que la pensée est mystérieusement guidée par certains choix. Principalement des choix végétaux.

Concernant les noms d’animaux, ces derniers sont surtout employés pour des surnoms et la liste animale s'avère aussi étrange qu’hétéroclite : ma puce, ma crevette, ma grenouille, mon poussin, mon lapin, mon chat, ma biche, mon petit loup…

« Insecte, crustacée, batracien, volatile, mammifère… Il semblerait que l’on veuille ainsi inventorier toutes les catégories du règne animal… » songe encore Oscar. « Mais pourquoi les noms d’animaux servent pour les surnoms et non pas les prénoms ? »

Bien sûr, il n’a pas la réponse.

Oscar tient ensuite à se baser sur des exemples qui s’écartent le plus du registre naturel. Il décide ainsi de s’intéresser aux noms des objets. Rien de particulier, au premier abord. Les objets sont simplement identifiés à partir de mots aux étymologies variées. Seulement, quand il en vient à les détailler, Oscar s’étonne à présent d’une autre manie du langage, qui démontre que les objets, tels qu’ils sont découpés, présentent des parties d’un corps vivant, humain ou animal.

Parmi les appareils, les caméras ont un œil ; les radios et les télés ont des antennes… Parmi les ustensiles, casseroles et poêles ont des queues ; des récipients ont des becs verseurs ; des chaussures ont des languettes ; cuillères et fourchettes ont un dos ; les couteaux, comme les peignes, ont des dents ; quant à la bouteille, elle a un goulot (du nom « gueule ») et un cul. Beaucoup d’objets ont des faces. On parle bien aussi d’une « bobine » pour la figure. Les meubles ont souvent des pieds et certains ont besoin de chevilles, pour tenir. Le fauteuil a aussi des bras. Les clous, eux, ont des têtes et les tuyaux, des coudes. Dans une rue, on trouve des bouches d’égout, des bouches d’aération ou des bouches de métros. Les voitures et les avions ont un nez ; les ponts ont des jambes. Un édifice peut avoir des ailes et, dans une vue d’ensemble, on rend compte du corps d’un bâtiment.

C’est évident, selon Oscar : l’esprit humain a personnifié n’importe quel objet, machine ou construction et de quelle façon ? En associant la réalité matérielle à la réalité physique des corps humain ou animal. Est-ce là donc un hommage à nos fabrications et à nos artifices ? Il semblerait bien, en même temps, que l’esprit humain, à son insu, veuille ainsi répertorier et ritualiser les différents composants des physiques vivants.

Ainsi Oscar envisage qu’il va, dès la prochaine rentrée universitaire, reprendre des études. Il va s’inscrire dans les filières de sociologie et de psychologie, puis après quelques années, il va présenter sa thèse, comme quoi l’être humain s’adonne malgré lui, à une religion de la nature.

Oscar, cependant, ne retournera pas sur les bancs de l’université, comme il l’avait initialement envisagé. Il se rendra compte, simplement, qu’il est en train de faire une overdose de nature.

Alors, il s’oriente vers les plaisirs du monde citadin et tous les apports high tech de la modernité. Il se rachète un nouveau téléphone, un nouvel ordinateur et une nouvelle voiture.

Avec ses amis, il entreprend quelques joyeuses virées dans la capitale. Il se met à adorer Paris. Le jour, avec l’interminable cortège des passants pressés, la musique des coins de rues, le tohu-bohu de la circulation, les Klaxons, les odeurs de Kebab, les devantures soignées de boutiques chic… La nuit, avec toute la parure des lumières, les terrasses animées, les fêtards, les ivrognes, les amoureux sur les bords de Seine…

Oscar n’a toujours pas oublié Marjorie et, plus particulièrement, lorsque son regard oblique surprend des couples enlacés, dans un Paris de carte postale, imprégné de romantisme, avec les reflets de la ville dans le miroir argenté de la Seine.

Alors, dans un soupir de tristesse, il pense de nouveau à sa danseuse. Son souvenir ne lui procure plus, désormais, une quelconque joie, néanmoins il n’a toujours pas renoncé à la retrouver. Il continue de croire que son bonheur futur dépend de l’énigmatique Marjorie.

Il retourne au Palais Garnier, le palais de sa princesse, les bras chargés de fleurs.

Il attend encore une réponse, qui ne vient pas.

Alors, il entreprend la plus désespérante des démarches. Dans un journal local, il poste une petite annonce dans laquelle il demande à avoir des nouvelles d’une certaine Marjorie, danseuse à l’Opéra.

Un jour, on sonne à sa porte. Un visage inconnu apparaît dans l’entrebâillement. Un visage de femme, qui n’est pas celui de Marjorie, mais d’une journaliste.

La journaliste se présente : Clara Febur. Elle a été très touchée par le message d’Oscar, sa persévérance, la pureté de ses sentiments. Elle souhaite l’aider à retrouver Marjorie.

– Comment comptez-vous faire ? interroge Oscar.

– Nous allons nous répartir le travail, propose la journaliste. Vous, vous allez faire le tour de toutes les écoles de danse classique de Ville Nouvelle où votre amie est susceptible de se rendre. Et moi, je vais essayer de lister toutes les « Marjorie » qui habitent à Ville Nouvelle. À nous deux, nous avons une grande chance de la retrouver.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Emmanuelle Grün ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0