Ch. 13
Oscar a suivi les conseils de la journaliste. Répertorier les écoles de danse classique de la ville n’a pas été une tâche très ardue étant donné qu’il y a très peu de danseuses en tutu à Ville Nouvelle, et ces danseuses sont presque toutes des petites filles, à l’exception des professeurs de danse, bien entendu, mais aucune de ces dames n’est Marjorie.
Quant à une petite fille du nom de Marjorie, qui serait venue danser, il y a déjà un certain temps de cela, une seule école semble s’en souvenir, mais la petite danseuse en question n’a révélé aucun talent particulier et d’ailleurs, elle n’est pas restée longtemps.
Oscar espère, un moment, obtenir le nom de famille de la petite danseuse, mais la professeur ne s’en souvient plus et d’ailleurs elle ne souhaite pas entreprendre de telles recherches, Oscar n’étant pas habilité pour recevoir ce genre d’information, puisqu’il ne travaille pas dans la police.
Oscar en déduit qu’il ne doit pas y avoir trente-six Marjorie danseuses, à Ville Nouvelle – si la professeur ne s’est pas trompé de prénom – aussi ce n’est pas la petite danseuse qui devait manquer de talent, mais l’école de danse qui devait manquer de savoir-faire, si bien que par la suite, Marjorie s’était rendue dans une autre école plus professionnelle, hors de la ville, et très probablement à Paris.
Curieusement, l’école de danse qui a gardé le souvenir d’une petite Marjorie se situe non loin de la boulangerie où il a rencontré la jeune femme. Oscar est très probablement parvenu à déterminer le quartier où Marjorie a passé son enfance et une partie de sa jeunesse, seulement il n’est guère plus avancé dans son enquête, étant donné que la danseuse étoile a vraisemblablement déserté le secteur.
Pourquoi a-t-elle filé si rapidement, sans même l’avertir ? Sans doute pour se rendre à la seconde adresse, soit le domicile de l’oncle et de la tante selon ses dires. Mais ne serait-elle pas simplement partie pour mener sa vie d’adulte hors du foyer parental ? Oscar songe cependant que Marjorie n’aurait pas pu avoir une raison valable de dissimuler une troisième adresse, au moment où il l’a interrogée. Elle avait été formelle dans ses réponses : elle habite Ville Nouvelle à deux adresses différentes.
Oscar pense de nouveau à Saro et, plus particulièrement, à ses raisonnements déductifs qui le rendent capable de deviner des réalités inconnues. Peut-être qu’en utilisant la même logique que Saro, Oscar va parvenir à une nouvelle piste pour retrouver Marjorie.
Le jeune homme commence par déterminer le lien indéfectible qui unit Marjorie à la nature. Indéniablement, le seul emblème totémique qui la caractérise, est le cygne blanc.
Petite, Marjorie a très probablement approché un cygne et l’animal l’a alors menée, tout naturellement, vers sa destinée de danseuse étoile.
Aussi, en retrouvant dans Ville Nouvelle, le plan d’eau où viennent se poser des cygnes, Oscar pourrait circonscrire un endroit précis où la jeune femme est encore susceptible de se rendre. Seulement, près de la boulangerie du Moulin d’Azur, comme près de l’ancien cours de danse de la petite Marjorie, on ne rencontre aucun plan d’eau et, encore moins, des passages de cygnes. Les cygnes, s’ils existent à Ville Nouvelle, n’ont pu établir leur quartier qu’en limite de l’agglomération, dans un grand parc où est implanté un manoir. Seulement Oscar n’en est pas sûr et ne voit pas encore par quelle méthode vérifier la présence de ces oiseaux, étant donné que le parc, entouré de murs, est privé et inaccessible aux habitants de la ville.
La sonnerie de son téléphone fait bifurquer ses pensées. Une cliente l’appelle parce qu’elle souhaite obtenir les conseils d’un professionnel pour une terrasse multi-fonctions. Oscar se laisse convaincre d’un rendez-vous chez elle. Il se retrouve ainsi posté sur le seuil d’une porte-fenêtre de villa cossue. Juste en face de lui, une future piscine, une future cuisine extérieure, un futur bar, un futur coin repas, mais en réalité, rien de tout cela… Oscar doit imaginer.
Toute la terrasse serait en bois, et la propriétaire, qui a déjà effectué quelques recherches sur les matériaux, a fini par opter pour un « bois tigré » dont les teintes exotiques promettent un beau rendu.
– Le bois dont vous parlez, interfère Oscar, provient du Muiracatiara, un arbre d’Amazonie. L’exploitation de ce bois détruit la forêt. Si vous souhaitez avoir un geste éco-responsable, je vous conseille plutôt un bois de pin traité.
– Mais je me fiche de savoir où ce bois a été coupé ! réagit vivement la propriétaire avec un accent d’il ne sait trop où. Ce bois, je l’achète et les gens, que je paye ici, que je sache, ne sont pas des voleurs !
– Néanmoins vous encouragez toute la chaîne de production.
Ce fut la remarque de trop. Oscar n’est plus le bien venu dans la villa cossue. Il est amené à tourner les talons en direction d’un salon douillet et d’un reportage animalier sur les hippopotames, sur écran géant, face à des fauteuils et canapés vides.
Le chemin qu’il doit prendre sans s’attarder est celui de la porte de sortie.
La propriétaire n’a pas du tout apprécié que son architecte lui assène des leçons de morale écologique. Elle ne peut pas du tout deviner, en vérité, qu’Oscar se retrouve missionné, presque malgré lui, pour être le messager des arbres qu’il a rencontrés. Pourtant il aurait pu garder une certaine rancune envers ces végétaux, étant donné le souvenir de son agression, par l’un d’eux, qui avait cruellement enfoncé ses épines dans son bras…
En repensant, non plus à la douleur des épines, mais aux hippopotames de l’écran de la propriétaire, Oscar se rappelle également ses déductions au sujet du cygne. Il n’a pas songé jusque-là, que Marjorie n’a peut-être jamais rencontré de cygnes réellement. Il est même beaucoup plus probable que l’effet hypnotique de ces oiseaux vienne des écrans, peut-être à partir d’un film en particulier, ou bien encore depuis les images envoûtantes d’un conte pour enfants.
Du coup, Oscar doit reconnaître que sa piste pour retrouver Marjorie grâce aux vrais cygnes risque fort peu d’aboutir. Ville Nouvelle, de toute façon, n’est pas une ville pour les cygnes, ni pour les danseuses étoiles.
Ville Nouvelle est trop terne, trop impersonnelle, trop décadente pour abriter des créatures aussi épurées et célestes que des danseuses en tutu et des cygnes, finit par songer Oscar.
Toute l’histoire de Ville Nouvelle doit alors se trouver dans les profondeurs de son sol qui constituent à la fois sa base et son passé. Oscar se rappelle de l’exemple de Saro, qui a très bien expliqué comment Manaus, cette ville jungle, s’était construite à partir des spécificités de son sol.
Du coup, Oscar a très envie de découvrir comment Ville Nouvelle s’était construite.
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