SPOCK
« Jungle » de Back on 74 faisait tournoyer le Dr Berger sur elle-même. Ses lunettes de protection bien en place et le scalpel en main. L’adjudant Almeida, appuyé sur l’un des comptoirs froids de la salle d’autopsie, était présent en tant que témoin. Ses bras croisés en disaient long sur son malaise. La mort, les odeurs funestes et l’ambiance aseptisée du laboratoire d’anatomie pathologique le mettaient mal à l’aise, comme si chaque objet qu’il touchait l’avait rapproché de la mort d’une manière ou d’une autre. Heureusement pour lui, Anita semblait sur son petit nuage, et son humeur festive, complètement décalée, permettait à Lucas de garder un pied dans le monde des vivants.
Cette grande femme en blouse blanche, qui dansait tout en maniant ses instruments macabres devant une table où reposait un cadavre, semblait tout droit sortie d'un film de Tim Burton. Le barbu tatoué se contenta de regarder cette chevelure rousse virevolter en toute volupté. Le Capitaine Benoit avait insisté pour qu’il se rende au CHU de Nîmes afin d’assister à l’autopsie, un déplacement qui ne l’enchantait guère. Anita, en revanche, semblait ravie à l’idée d’avoir un public pour ce qu’elle appelait, non sans une touche d’ironie, "l’acte final".
La grande rouquine alluma son dictaphone, le glissa dans la poche de sa blouse, et commença à enregistrer ses observations, sous le regard intrigué de l’adjudant.
— Vous allez laisser la musique ?
— Oui. Je n’aime pas juste entendre ma voix. C’est un peu la BO de mon autopsie, s’amusa-t-elle.
Lucas grimaça, ce qui pourrait passer pour un sourire de politesse. Cette femme est complètement folle, pensa-t-il. L’adjudant n’osait pas s’approcher ; moins il en voyait, mieux il se portait. D’autant que la légiste venait d’entamer l’ouverture de la poitrine. Un frisson de dégoût agita sa nuque. Voir cette femme, d’apparence élégante, faire glisser son scalpel sur cet épiderme froid, sans le moindre sourcillement, le dépassait. Quel étrange choix de carrière.
— Vous pensez en avoir pour combien de temps ? osa l’adjudant.
— Déjà marre ? rit-elle, sans même lever les yeux.
— Disons que je ne suis pas un grand fan des autopsies…
La légiste arqua un sourcil, haussant les épaules. Elle sembla presque désolée pour lui, comme si ne pas apprécier un tel acte médical était une anomalie.
— Vous n’êtes pas obligé de regarder, vous savez. Il y a mon bureau dans la petite pièce à l’arrière. Si vous avez du travail, vous pouvez utiliser mon ordinateur. Je vous préviendrai si je trouve quelque chose qui mérite votre attention.
Lucas laissa échapper un souffle de soulagement avant de se précipiter vers la pièce qui allait lui épargner la vision des entrailles de la pauvre Colette.
Deux heures plus tard, Anita stoppa sa playlist. Le bruit du gant de latex claquant en étant retiré indiqua à l’adjudant que la légiste avait terminé. Il ferma toutes les fenêtres ouvertes sur l’ordinateur avant de la rejoindre.
— Alors ? se contenta-t-il de demander.
— Alors… répéta-t-elle en soufflant.
Anita se débarrassa de son attirail et utilisa son téléphone pour appeler un assistant, lui demandant de venir nettoyer la pièce.
— Allons dans mon bureau, j’ai besoin d’un café.
Le gendarme la suivit avec plaisir. Lui aussi avait bien besoin de quelque chose pour se revigorer, la matinée lui avait paru interminable.
Le bruit tonitruant de la cafetière sur le point de rendre l’âme fit sursauter l’homme en bleu, ce qui ne manqua pas d’amuser la légiste. L’odeur réconfortante du café fraîchement moulu envahit la pièce, et ils s’installèrent l’un en face de l’autre.
— Pour être tout à fait franche et directe, mes constatations risquent de vous décevoir.
Almeida ferma les yeux et se frotta le visage, exaspéré. Il se doutait un peu que le rapport d’autopsie ne serait pas à la hauteur de ses espérances.
— Commençons par l'angle de l'incision. Le coup a été porté de façon nette et diagonale, en venant de la droite. Cela pourrait indiquer que l'agresseur est gaucher. Un gaucher aurait tendance à attaquer de ce côté pour utiliser sa main dominante avec plus de précision. Ensuite, l’attaque semble avoir eu lieu à une hauteur plus basse. Cela pourrait signifier que l’assaillant était plus petit que la victime, ou du moins plus petit qu'elle dans la position où elle se trouvait au moment de l’attaque.
— Combien mesurait Mme Renoir ? demanda-t-il.
— 1m63.
L’adjudant Almeida nota cette information sur son calepin, avant de faire signe au docteur Berger de continuer.
— Pas d’empreintes, ni de marques de prise sur le corps. Je vous confirme donc mes premières constatations depuis la boutique : il n'y a pas de trace de lutte. La victime a probablement été prise par surprise. Pour le reste, pas de miracle. Elle est bien décédée d’une hémorragie causée par le seul coup porté à sa carotide.
Le pauvre enquêteur n’arrivait pas à s’empêcher d’acquiescer à ces maigres informations.
— Donc, une personne de moins d’1m63, gauchère… On va vite mettre la main dessus. C’est certain.
Anita laissa échapper un ricanement moqueur devant le sarcasme de l’adjudant.
— Un autre élément est intéressant. À moins que l’agresseur soit un chanceux incroyable, il a frappé avec une précision presque chirurgicale. Et il n’a pas insisté, ce qui renforce l’idée qu’il savait pertinemment qu’aucun coup supplémentaire n’était nécessaire. Ce n’est pas anodin. Puis, couper la carotide, ce n’est pas une mince affaire. Les muscles du cou sont solides et peuvent entraver la précision. En général, une personne dont on sectionne cette artère a des traces de strangulation sur le cou, car l’agresseur doit la maintenir. Ici, ce n’est pas le cas. Donc, la personne a frappé fort, et avec une précision déconcertante.
— D’accord, lâcha-t-il en s’adossant mollement à sa chaise.
Devant la mine dépitée de l’adjudant, la légiste tenta une supposition.
— Cette personne n’en est certainement pas à son coup d’essai. Il faut avoir un sacré sang-froid et une organisation sans faille pour tuer une marchande de fleurs en pleine journée. Il n’y a eu aucun cas similaire dans la région dernièrement ?
— Malheureusement non. Des morts aussi brutales, sans mobile apparent, ce n’est pas banal. Après, je vous avoue que la juge d’instruction et la BR n’ont pas encore rendu leur rapport. Qui sait ?
Dans un haussement de sourcil presque taquin, le barbu contrarié se leva, remit son béret en place, et remercia la légiste d’une franche poignée de main. Puis, avec un soupir de soulagement, il s’extirpa de ce lieu à l’odeur si caractéristique. Celle qui s’incruste dans les vêtements et s’accroche aux narines, celle de la mort. Une chose était certaine : Lucas Almeida rentrerait chez lui et prendrait une longue douche, espérant purifier son épiderme de cette fragrance funeste.
***
Je ne dirai rien, laissez-moi partir, Monsieur Chaptal.
Sa nouvelle voix prenait ses aises dans les entrailles de sa matière grise, nourrissant les prémices d’une belle migraine ophtalmique. Anna se massa les tempes avec insistance, une moitié de cigarette fumante coincée entre ses lèvres gercées.
— J’arrive pas à m’concentrer, putain.
Martin accueillit ses plaintes avec un sourire. Il n’avait que faire de sa mauvaise humeur permanente ; il adorait sa compagnie. Ses bouclettes blondes figées ne réagissaient pas à la douce brise qui balayait le balcon du petit appartement. Seules ses lèvres bougeaient, témoins silencieux des tempêtes émotionnelles que traversait la femme au bomber noir.
— Tu devrais mettre de la musique. Ça t’aide d’habitude, tenta le jeune garçon.
Anna lui lança un regard assassin, mais obéit malgré tout. Il avait beau l’agacer par sa simple présence, le p’tit bouclé avait souvent raison. Sans un mot, elle brancha son casque et le greffa sur ses oreilles, s’isolant du monde extérieur pour mieux plonger dans le sien.
« Starburster » de Fontaines D.C. frappa ses tympans avec une intensité brute et hypnotique. La basse lourde et répétitive s’installa d’emblée, tissant une tension presque anxiogène. La batterie martelait un rythme mécanique, implacable, tandis que la guitare, dissonante et abrasive, grésillait en arrière-plan, prête à exploser.
Les yeux clos, Anna se laissa happer par ces ondes chaotiques. Ses épaules s’affaissèrent légèrement, et lorsqu’elle inspira une longue bouffée de nicotine, la fumée s’infiltra dans ses bronches avec une amertume libératrice. Étrangement, le nuage meurtrier qu’elle relâcha dans une longue expiration lui éclaircit les idées. Sur le balcon, Martin l’observait, l’air satisfait, avant de se dissiper dans le néant.
Où est-ce qu’il va, quand il se dissout comme ça ? se demanda-t-elle.
Lorsque l’enfant disparut, le vide laissa place au clocher de la cathédrale Notre-Dame. La fumeuse l’observa un instant, presque admirative, puis recentra son attention sur l’origine de ses tourments. La voix.
Ses doigts tapotaient frénétiquement sur le moteur de recherche : Robert Chaptal. Un nom courant en Lozère, presque endémique de la région. Les homonymes pullulaient. Trouver cet homme sans plus de précisions relevait du miracle. Mais les murmures implorants qui abimaient sa boîte crânienne depuis la veille restaient avares en détails. Anna allait devoir retourner sous le pont de l’ombre agitée, dans l’espoir de lui soutirer des éléments plus pertinents.
La jeune ébouriffée s’avança nonchalamment dans son entrée, où un immense miroir semblait la défier du regard. Se recoiffer ? Tu rêves, mon grand, moqua-t-elle intérieurement. Toute de noir vêtue, elle rangea son bomber pour en saisir un autre, quasi identique. Cette couleur avait l’avantage de masquer toute trace d’hémoglobine malencontreuse. Contrairement à son épiderme couleur neige, qui l’avait sans doute trahie dans la ligne 251, sous l’œil trop attentif de l’indiscrète. Anna enfila ses baskets, toujours deux pointures trop grandes, pour deux raisons. D'abord, par flemme : faciles à enfiler, faciles à retirer. Ensuite, pour brouiller les pistes : si elle laissait une empreinte sur une scène de crime, ce serait un 39 dans le rapport, pas un 37. Cette idée toute simple la rassurait. C'était l'un de ses petits tours de passe-passe parmi tant d'autres.
Satisfaite de son accoutrement de vigile de supermarché, la jeune femme s’élança dans la froideur de la nuit, espérant retrouver la fumante au même endroit que la veille. Dans cette épopée à travers la petite ville lozérienne, elle fit claquer un nouveau morceau de sa playlist. « Breezeblock » d’Alt-J la fit murmurer des « la la la la » énergiques, libérant des nuages de vapeur froide devant son visage, tel une vieille locomotive traînant lourdement ses wagons. Ses mains, meurtries par le vent glacé, s’agitaient dans ses poches trop petites. Après deux autres titres tout aussi entraînants, Anna arriva au bord du Lot, apercevant l’ombre familière près de l’eau. Bingo.
À mesure qu’elle s’approchait, la voix s’intensifiait. Résonnante, écorchante, douloureuse. Comme à son habitude, la femme au bomber secoua la tête pour s’en défaire, en vain. L’ombre se figea lorsqu’elle aperçut l’inconnue, tendant la main dans sa direction, comme pour l’intimer de la saisir. Pitié, murmura-t-elle. Pas certaine de pouvoir la lui prendre, la migraineuse imita néanmoins le geste et effleura la brume glacée qui formait cet être vaporeux. Le contact, fugace mais bien réel, lui transmit un frisson. Dans l’obscurité d’une nuit sans étoiles, Anna ressentit quelque chose qu’elle n’avait jamais connu auparavant. Les voix n’avaient jamais cherché à la toucher. C’était la première fois. Pourtant, un pressentiment lui soufflait que l’ombre n’avait pas d’intention particulière à son encontre, mais qu’elle rejouait plutôt une scène. Cette intuition se confirma lorsqu’elle la vit tendre la main plusieurs fois, comme pour attraper quelque chose d’indéfini.
Anna décida de s'asseoir pour l'observer. Très vite, elle remarqua que l'ombre semblait indifférente à sa présence, se contentant de répéter les mêmes gestes en boucle, comme une ritournelle sans fin. La voix, quant à elle, n'émettait que quelques supplications éparses, répétitives, à peine plus qu'un murmure dans la nuit. C'était une femme. Finalement, après une énième impression de déjà-vu, le disque rayé reprit, entamant de nouveau l’histoire qu'Anna ne connaissait pas. Je ne dirai rien à mon père, mais, par pitié, laissez-moi tranquille, M. Chaptal. Je veux rentrer chez moi.
Le chuchotement se muait peu à peu en une colère terrifiante, une déchirante impuissance. Des bruits de coups frappaient dans le crâne de la livreuse, suivis d’un cri, un cri de douleur, celui que l’on pousse dans un dernier souffle.
Au même instant, un hurlement d’outre-tombe résonna sous le pont, et la fumante éclata en milliers de petites gouttes noires, avant de se reconstituer plus loin, le long de la rivière.
Anna s'était instinctivement bouché les oreilles, alors que le vacarme résonnait à l'intérieur de son être. Lorsqu'elle releva les yeux, la femme demeurait sous la lumière jaunâtre d’un lampadaire clignotant, repliée sur elle-même, en larmes.
Puis, d'une voix sourde, comme un écho lointain, elle souffla : T'es un gentil chien, Spock.
Commentaires
Annotations
Versions