Prémices de la descente
Allongé sur le dos, la tête posée sur un de mes bras, je lorgnai l'énorme accroc qui faisait tache sur notre toile de tente. Il fallait vite réparer ça ou bien nous serions mal barrés si la pluie diluvienne revenait à faire surface.
Par moments, je pouvais entendre les gouttes d'eau qui ricochaient sur le sol, toujours inondé par la dernière averse. Le ciel dégagé laissait entrevoir l'immensité des étoiles, dressée devant moi.
J'obervai le monde à travers ce trou, comme si cette magnifique vision m'était interdite. Et je me demandai pendant un instant comment de telles horreurs pouvaient avoir lieu sous son regard si indifférent.
Les yeux gorgés d'eau, je laissai les larmes couler. Elles mouillèrent le haut de mes pommettes, ainsi que le semblant de drap roulé en boule qui me servait d'oreiller. Malgré ça, ma respiration demeurait lente et contrôlée.
— Lawrence ?
D'abord surpris d'entendre une autre voix que celle dans ma tête, je restai immobile, la gorge serrée. À la place d'une véritable réponse, je poussai une espèce de grognement interrogatif.
— Tu dors ? insista la voix.
Quittant le confort de ma position, j'essuyai les restes de mes larmes et me tournai vers Willard, l'air blasé.
Seule une faible veilleuse venant de l'extérieur nous permettait de distinguer quoi que ce soit dans la pénombre de nos tentes. On avait l'habitude d'être dans le noir. Nous faire repérer équivalait à une mort assurée.
— Oui, déclarai-je.
À question stupide, réponse stupide.
Le rire de mon coéquipier parvint à mes oreilles, malgré sa volonté de l'étouffer dans ses draps.
Il laissa planer le silence pendant un instant, le temps de redevenir sérieux, sans doute.
— C'est quoi la première chose que tu feras quand tu rentreras chez toi ? souffla-t-il dans un murmure.
Je me laissai retomber sur le dos, en silence. En dépit de l'obscurité environnante, il m'était toujours possible de sentir le regard expectatif de Willard.
Bien que sa question m'eût donné envie de hurler, je me fis violence pour garder une voix relativement calme :
— C'est pas un truc auquel j'ai déjà réfléchi. En fait, je suis quasiment sûr que je vais mourir ici.
Je n'aurais jamais l'occasion de dire à mes parents ce que j'ai sur le cœur.
De faire mes adieux à ma grand-mère mourante, ni de me recueillir sur sa tombe.
D'aller à la fac, de devenir journaliste.
Je ne ferais plus de surf avec Paul avant la rentrée des classes.
Je ne m'inspirerais plus de Shirley pour réaliser mes toiles.
Je ne rirais plus aux techniques de dragues douteuses de Joyce.
Dans quelques temps, la mort viendrait me chercher et je deviendrais un souvenir pour tous ces gens que j'avais aimé de tout mon cœur.
Un cadre photo sur la cheminée.
Une toile inachevée.
Une planche de surf rayée.
Je ne serais bientôt plus qu'une croix qu'on édifierait dans un vaste cimetière verdoyant, aux côtés de mille autres soldats. Aux côtés tous ceux qui seraient morts anonymement, comme moi.
Je triturai les plaques accrochées à mon cou. Il ne resterait que ça de moi, si on retrouvait mon corps.
— Dis pas des trucs comme ça, râla Willard.
Je ricanai sans entrain. Ce mec était un indécrottable optimiste. Il nous enterrerait tous, c'était certain.
Quoi qu'il en fût, j'esquivai ses interrogations :
— Toi, qu'est-ce que tu prévois de faire ?
Les yeux acclimatés à l'obscurité, je fus capable de discerner sa silhouette ainsi que le faible reflet de ses dents blanches, dans la lueur de notre veilleuse.
Il souriait.
— Je vais faire un enfant à ma copine.
Les sourcils haussés, j'étouffai un gloussement.
— Tu vas rien lui faire du tout, me moquai-je gentiment. Pas avant le mariage en tout cas. Tu m'avais pas dit qu'elle était hyper croyante ?
Je l'aperçus balayer ma remarque du revers de la main dans le noir.
— C'est surtout sa famille qui est croyante, parce qu'elle... Je peux te dire que c'est pas une sainte, assura-t-il avec un petit rire goguenard.
J'avalai ma salive de travers et fermai les yeux avec force pour ne pas dépeindre cette vision dans ma tête.
— Mec, garde ça pour toi, râlai-je.
Le bruissement de son drap et la provenance de sa voix m'indiquèrent qu'il avait changé de position. Il me faisait maintenant face, allongé sur le côté.
— Tu verras, première classe Lawrence : on sortira d'ici tous les deux, tu seras mon témoin de mariage et moi je serai le meilleur des pères.
Déprimé au possible par ses élucubrations, je fis abstraction du nouveau flot de larmes qui menaçait de me submerger d'une minute à l'autre, et lui souris malgré tout :
— Je te souhaite d'obtenir tout ce que tu désires, première classe Willard.
Je plaçai mes mains sur mon visage pour dissimuler mon chagrin, pourtant déjà invisible au milieu de la pénombre.
En ce qui me concernait, je n'avais qu'une seule certitude : mon tombeau appartiendrait à jamais au Vietnam.
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